La société industrielle semble frappée d’aveuglement face à l’aggravation des crises environnementales dont elle est responsable. Elle est bercée de l’illusion que tout finira par s’arranger, grâce à la souplesse du marché, l’innovation technique et l’inventivité du capital. Toute une mythologie économique entrave ainsi la réflexion et la perception de la gravité de la situation. Pour saisir la puissance du mythe et ses effets dévastateurs, il faut remonter le temps. En effet, l’appétit de transformation du monde naturel par l’action humaine correspond à une pente générale prise par l’Occident dans la longue durée du second millénaire de l’ère chrétienne. Telle est en tout cas la thèse défendue par Sylvain Piron dans son livre « L’occupation du monde », publié aux éditions Zones Sensibles en mai 2018.
« Le capitalisme s’est développé en Occident comme un parasite sur le christianisme. » Walter Benjamin
Le Comptoir : Vous écrivez au début de votre ouvrage que « sa principale thèse peut s’énoncer très simplement : il reste un impensé théologique au cœur de la raison économique ». Qu’est-ce à dire ?
Sylvain Piron : Cette formulation est légèrement ironique car en réalité, le livre vise moins à énoncer une thèse simple qu’à tenter d’articuler une série de problèmes assez complexes. Mais le but de la démarche est bien de dévoiler un ensemble de présupposés sur lesquels la pensée de l’économie se fonde sans en avoir conscience. Contrairement à ce que prétend la mythologie habituelle, cette pensée n’émerge pas de rien dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
La pensée économique se donne pour naturelle, mais elle ignore que la nature qu’elle invoque a été construite par la théologie médiévale et moderne (la première et la seconde scolastique), avec la connotation, non pas descriptive mais normative, d’un “droit naturel” ; de là vient la tournure doctrinale qu’adopte facilement la discipline. Elle ignore également qu’une grande partie des concepts qu’elle manie (valeur, utilité, rareté, capital, risque, etc.) a été forgée dans le cadre des écoles et des universités médiévales dans la seconde moitié du XIIIe siècle, dans le cadre d’une réflexion morale sur la justice des relations contractuelles. Le primat qu’elle accorde au choix individuel, censément “rationnel”, dérive directement de la doctrine chrétienne du libre-arbitre.
Et comme cette pensée imprègne l’ensemble des institutions de la vie économique, je prends très au sérieux l’affirmation de Walter Benjamin : « Le capitalisme s’est développé en Occident comme un parasite sur le christianisme ». Pour adopter une autre métaphore, on peut décrire l’idéologie économique comme une théologie qui a perdu son Dieu et continue à courir sans but comme un canard décapité. Au risque de faire grincer quelques dents, je considère que le marxisme reste fondamentalement prisonnier du même mode de pensée. Une critique plus radicale de l’économie devrait consister à rendre visible et sensible cette structuration théologique inconsciente. C’est une condition nécessaire pour tenter de s’en libérer.
« Le dessein du capitalisme généralisé se déploierait entièrement s’il pouvait disposer de consommateurs-producteurs insomniaques connectés en permanence. »
À rebours de l’idée selon laquelle la modernité se serait constituée en rupture avec le Moyen Âge, vous soutenez qu’il y a en réalité de nombreuses continuités, notamment dans le domaine de la pensée économique. Pouvez-vous nous donner des exemples de cette présence du Moyen Âge dans notre société ?
Le sens du travail que je mène sur la pensée médiévale vise effectivement à montrer que les ruptures que l’on place habituellement à l’époque moderne ne sont pas si radicales qu’elles le prétendent. Les innovations intellectuelles prennent souvent appui, généralement en niant cette dépendance, sur un cadre intellectuel antérieur, issu de ce grand moment rationaliste qu’a été la théologie scolastique des XIIIe et XIVe siècles. À cet égard, la pensée économique n’est qu’un cas parmi d’autres.
Plus généralement, si l’on veut réfléchir à la formation des institutions politiques occidentales ou à l’origine du courant d’innovations techniques qui a constitué le terreau de la révolution industrielle, il faut dépasser l’illusion d’un surgissement moderne, au XVIe, XVIIe ou XVIIIe siècles, pour prendre en considération l’ensemble du second millénaire de l’ère chrétienne. On peut alors observer une dynamique de longue durée, certes scandée par des transformations profondes, mais qui conserve une unité d’inspiration et d’orientation, tournée vers ce que j’appelle la pleine occupation du monde. Quant à saisir ce qu’il en reste, il faut moins se situer sur le plan des continuités apparentes que sur celui des résurgences inconscientes.
Un brillant essai de Jonathan Crary (24/7: Le capitalisme à l’assaut du sommeil) suggère que la suppression du sommeil, dans une temporalité indifférenciée, constitue un horizon du capitalisme généralisé. Son dessein se déploierait entièrement s’il pouvait disposer de consommateurs-producteurs insomniaques connectés en permanence (et dans certains cas, l’idéal n’est pas loin d’être atteint). Comme le fait Crary, on tend spontanément à associer cette tendance aux nouvelles technologies de communication et de surveillance. Il me semble pourtant utile de rappeler que cette même lutte contre le sommeil était déjà un thème essentiel du monachisme chrétien, chez les pères du désert égyptien du IVe siècle. Par sa profession religieuse, le moine se voue à une occupation complète du temps, dans la prière et le travail manuel. De ce point de vue, la ligne dominante du christianisme latin tient à l’intériorisation de ces normes monastiques par tous les fidèles. C’est là le ressort profond de « l’éthique protestante » décrite par Max Weber, qui a donc des racines bien plus anciennes. Loin de constituer une nouvelle humanité, les innovations techniques et l’emprise totale de l’imaginaire capitaliste réactivent une structuration chrétienne inconsciente, avec cette différence notable qu’elle n’a désormais plus de finalité transcendante. Nous avons donc à faire à des dispositions religieuses qui subsistent après la fin de la domination explicite de la religion.
En quoi votre démarche se distingue-t-elle des théories de la sécularisation, si tant est qu’elle s’en distingue ?
Je n’emploie pas le terme de “sécularisation” qui me semble bien trop plat. S’il s’agit de décrire un « processus d’élimination progressive de tout élément religieux » (c’est la définition d’Ernest Renan), je conteste la linéarité du processus. L’élément religieux ne disparaît pas face à l’avancée de la raison, il se déplace, il mute.
Je retiens plutôt la formule de Marcel Gauchet qui parle d’une « sortie de la religion ». Le monde moderne est sorti de l’emprise de la religion, mais il en provient et sa physionomie en conserve des traits marquants. Le point sur lequel j’entretiens un léger désaccord avec Gauchet concerne précisément l’élément religieux qui me semble encore présent dans les dogmes et les croyances économiques, bien davantage qu’il ne l’admet.
« L’idéologie économique est comme une théologie qui a perdu son Dieu et continue à courir sans but comme un canard décapité. »
Vous soutenez également que cette « structuration théologique de l’économie est la raison majeure de l’incapacité du monde occidental à faire face à la crise environnementale qu’il a provoqué ». Qu’entendez-vous par là ?
L’une des principales dispositions religieuses qui continue d’agir dans le monde occidental tient au culte de la croissance, qui équivaut à l’accomplissement du dessein de Dieu sur terre sous la forme de la prospérité matérielle. Les sociétés occidentales ont dépassé depuis longtemps le stade de la société d’abondance pour entrer dans l’ère du gaspillage, sans qu’un autre horizon que celui de la croissance devienne socialement admissible. L’opinion publique perçoit mieux maintenant l’ampleur du désastre, mais elle est encore loin d’admettre les conséquences qu’il faudrait en tirer. Accorder la priorité aux objectifs environnementaux impliquerait de brider les intérêts économiques et la recherche du profit capitaliste, et donc d’aller contre un dogme fondamental.
Les principaux éléments de compréhension de la crise environnementale étaient disponibles dès les années 1966-1970. Les prédictions du Club de Rome en 1972 se révèlent aujourd’hui dramatiquement exactes. Face à ces alertes, les économistes ont réussi à faire croire ce que les gouvernements et les populations voulaient entendre : que l’innovation technique, le marché ou la planification permettraient toujours de repousser les limites annoncées. Il s’agit bien d’un acte de foi, qui se révèle à présent tragiquement erroné.
Vous affichez sans ambages un certain éclectisme, n’hésitant pas à convoquer dans un même chapitre des auteurs aussi différents que Marcel Gauchet, Michel Houellebecq ou Ivan Illich. Quel est selon vous l’intérêt d’une telle démarche ?
Le livre s’ouvre par un plaidoyer en faveur du pluralisme dans les sciences sociales. Nous avons besoin d’articuler différentes perspectives, afin de construire une vision englobante de phénomènes complexes qui apparaissent mieux si on les observe sous plusieurs coutures. Cette revendication va au-delà d’un appel banal à l’interdisciplinarité, puisqu’il s’agit également de défendre le pluralisme au sein d’une seule discipline. Pour autant, il ne s’agit pas de juxtaposer des approches inconciliables, mais de construire un cadre interprétatif cohérent. Pour donner un exemple, je relève un point de contact entre Gauchet et Descola, qui permet de tirer simultanément parti de l’un et de l’autre, en enrichissant mutuellement leurs perspectives.
Les trois auteurs que vous citez sont invoqués dans le même chapitre à des titres très différents. Marcel Gauchet est donc l’un de mes auteurs privilégiés. Contrairement à un préjugé enraciné chez ceux qui n’ont pas fait l’effort de lire ses livres, il n’a rien d’un réactionnaire. On ne contracte aucune maladie grave à le fréquenter, si ce n’est acquérir une intelligence supérieure de la dynamique occidentale. Et même si ce n’est pas le sens premier de son travail, il peut être mis au service d’une réflexion critique et écologique. Ivan Illich m’intéresse à plusieurs titres. Ce n’est pas un penseur systématique, mais un auteur capable de certaines intuitions remarquables. Je l’ai surtout sollicité ici en tant que témoin de l’histoire de la seconde moitié du XXe siècle, en raison de la précocité de certains choix particulièrement lucides. Quant à Houellebecq, quoiqu’on pense du personnage public, l’écrivain enregistre efficacement certaines tendances du monde contemporain, et notamment le désir d’artifice que je voulais mettre en lumière dans ce chapitre.
L’effet de collage qui en résulte déroutera peut-être certains lecteurs. J’espère surtout qu’il aiguisera leur sens critique. Mais cette opération présente également une valeur politique. Je suis démocrate, au sens où je crois que la démocratie représentative est le seul moyen juste d’organiser la vie collective de millions de personnes, même s’il y a encore beaucoup de route à faire avant de parvenir à un fonctionnement satisfaisant. Or la démocratie impose de parvenir à un accord en dépit de discordances ultimes. Cette forme de tolérance me semble infiniment préférable à la fragmentation sectaire et à l’affrontement de groupuscules qui pensent tous avoir raison contre les autres. Pour avancer, politiquement, il faudra que la gauche soit capable de produire des coalitions souples entre des personnes ayant des convictions très différentes, mais capables de se rejoindre sur l’essentiel. La tolérance intellectuelle que je propose serait déjà un pas dans cette voie.
À la différence de la plupart de vos collègues en sciences sociales, obnubilés par leur carrière et leurs domaines de spécialité, vous avez accepté de vous laisser “saisir” par l’urgence de la crise écologique et de mobiliser vos connaissances de médiéviste pour essayer de la comprendre. D’où vous vient ce souci ?
Votre formulation est très juste. J’ai bien été saisi par la situation, écologique et politique, au moment d’écrire ce livre. Au lieu de ce qui était prévu, j’ai publié une introduction générale, en renvoyant la démonstration de détail à un second volume (à paraître en octobre 2019). Pour faire comprendre les enjeux d’un travail érudit, portant sur des auteurs totalement obscurs, actifs il y a plus de sept siècles, il était nécessaire de dresser un tableau d’ensemble très vaste. Il fallait dérouler une série de questions pour faire apparaître leur connexion intime : la crise écologique, la prégnance de l’idéologie économique, le moment néo-libéral, l’histoire longue de l’Occident, les métamorphoses du christianisme, etc. Mais en réalité, j’ai commencé à travailler sur ce sujet il y a plus de 25 ans, dans l’idée de lutter contre l’envahissement de l’idéologie néo-libérale. Il a fallu beaucoup de temps et de travail avant de trouver le bon angle d’attaque. Par ailleurs, j’ai le grand privilège d’être employé par une institution qui me laisse une liberté totale dans la définition de mes objets de recherche. En contrepartie, je me sens redevable à la société qui finance ce travail. Ce livre au format inhabituel n’est pas autre chose que l’expression de cette responsabilité.
« Les innovations techniques et l’emprise totale de l’imaginaire capitaliste réactivent une structuration chrétienne inconsciente. »
Comment expliqueriez-vous qu’au contraire, tant de chercheurs demeurent étrangers à ces enjeux, alors qu’une mobilisation générale des énergies intellectuelles pourrait elle aussi, à sa façon, infléchir le désastre en cours ?
Tout est fait, dans l’organisation actuelle de la recherche et de l’enseignement supérieur, pour pousser à l’hyper-spécialisation et au cloisonnement, dans des micro champs de recherche. Les universitaires sont écrasés par les tâches administratives, les amphis surchargés et la compétition absurde pour obtenir des crédits de recherche. Il ne leur reste souvent qu’un espace très restreint pour obtenir la reconnaissance de leurs pairs, sur des terrains nécessairement très bornés. Ce n’est pas tant sur la mobilisation des chercheurs, en tant que chercheurs, qu’il faut compter, que sur celle de citoyens concernés, avides de lire et de comprendre. Il se peut qu’il y ait parmi eux des chercheurs, et on peut espérer qu’ils soient toujours plus nombreux à mettre en résonance leurs recherches spécialisées avec les enjeux les plus brûlants. Je serais heureux de les avoir incité dans cette voie.
Nos Desserts :
- Au Comptoir, on interrogeait Jacques Testart, un autre chercheur qui tente lui aussi d’être citoyen
- Nous portions un autre regard sur l’héritage du christianisme en vous parlant de deux essais publiés en 2017
- Nous avions interviewé Marcel Gauchet affirmant que « le non-conformisme est globalement passé du côté conservateur«
- Acheter chez votre libraire le livre de Sylvain Piron, L’occupation du monde (Zones sensibles, 2018)
- Sylvain Piron est attaché à la défense de la forêt de Romainville
Catégories :Politique
• Selon Robert Boyle (1627-1691), dont la renommée est considérable auprès des Anglo-Saxons, Dieu a établi l’univers suivant certaines lois naturelles, afin qu’il fonctionne mécaniquement comme une horloge à automates. Dans le « meilleur des mondes possibles » postulé par Gottfried Leibniz (1646-1716), l’harmonie préétablie est symbolisée par les mécanismes d’une double horloge donnant la même heure, celle de Dieu confirmant l’exactitude de celle de l’univers. D’où l’infléchissement de l’idée d’un « Dieu intervenant », comme chez les physiocrates, en un « Dieu ayant créé un ordre autorégulé ».
C’est cette « main de Dieu », organisant le monde, qui garantit le bon ordre économique.
Pour Friedrich von Hayek, l’État est devenu « encadrant » en se substituant à Dieu, c’est-à-dire en s’en attribuant les attributs et les pouvoirs. D’où l’intérêt pour les libéraux « classiques » de participer à ce pouvoir, tout en dénonçant sa réalité coercitive.
Le libéral Marcel Gauchet démontre, dans La Condition historique, comment l’idéologie, succédant à la religion et la combattant, est elle-même imprégnée de religiosité !
En mettant en concurrence le mouton et l’herbe qu’il broute, le néolibéralisme « exige » en chacun le sacrifice de l’humain pour pérenniser le « fétichisme de la marchandise », dont le seul but est de faire toujours plus de fric aux dépens de toute sans autre considération. Ce concept de « fétichisme » présente l’avantage de mettre en évidence l’essence religieuse du néolibéralisme, qui nous impose des génuflexions quotidiennes devant ces « veaux d’or » que sont les « rapports sociaux chosifiés et déifiés ».
A reblogué ceci sur et a ajouté:
Dans « Comme si de rien n’était » le psychanalyste Philippe Réfabert fait remonter l’hubris de l’homme moderne occidental, après Oedipe celui qui a réponse à tout, au dieu vivant incarné, ce Christ qui vient nous dispenser de tout travail sur les origines, puisqu’il est là! Alors le temps peut s’accélerer « et le progrès décoller résolument sans sacrifier à la célébration rituelle de l’irreprésentable, une célébration si dispendieuse en moyens de toutes sortes ».