Wendell Berry, poète, écrivain, paysan et militant écologiste, est né en 1934. Auteur de plus de quarante livres, il a consacré sa vie à explorer nos relations à la terre en tant que communauté vivante. Articulant les questions de nourriture et de sexualité, de vie familiale et de racisme structurel, de critique de la religion et d’économie, l’œuvre de Berry tourne autour de la question de la « santé de la terre ». Ancré dans Homère, Dante et Shakespeare, dialoguant avec Ivan Illich, Masanobu Fukuoka, Sir Albert Howard, William Blake, Wes Jackson, John Ruskin et d’autres, Wendell Berry est, parmi les fondateurs de la pensée écologiste, l’un des rares qui soit aussi un agriculteur. Le Comptoir vous propose aujourd’hui les bonnes feuilles de « La santé de la terre », son premier livre traduit en français, qui sort aux éditions Wildproject.
Souvent, après avoir donné une conférence sur le déclin de l’agriculture et de la vie rurale américaine, quelqu’un dans le public me demande : « Que peuvent faire les habitants des villes ? » « Manger de façon responsable », telle est généralement ma réponse. Bien sûr, j’essaye d’expliquer ce que j’entends par là, après coup, j’ai presque toujours eu le sentiment que ma réponse avait été insuffisante et qu’il y avait davantage à dire sur ce sujet. Je voudrais désormais essayer de donner une meilleure explication.
« Le consommateur idéal de nourriture industrielle serait attaché à une table et pourvu d’un tuyau qui relierait directement l’usine de production d’aliments la plus proche à son estomac. »
Manger de façon responsable
Ma première proposition, c’est que manger est un acte agricole. Manger, c’est mettre un terme au cycle annuel de l’économie alimentaire, qui commence par la plantation et la naissance. La plupart des mangeurs n’ont cependant plus conscience de ce fait. Peut-être conçoivent-ils encore la nourriture comme un produit agricole, mais ils ne se perçoivent pas eux-mêmes comme des individus participant à l’agriculture. Ils se perçoivent comme des “consommateurs”. S’ils poussent un peu leur réflexion, ils reconnaissent qu’ils sont des consommateurs passifs. Ils achètent ce qu’ils veulent – ou ce qu’ils ont été persuadés de vouloir – dans les limites de ce qu’ils peuvent se procurer. Ils paient, généralement sans protester, ce qu’ils doivent payer. Et la plupart du temps, ils ne tiennent pas compte de certaines questions essentielles concernant la qualité et le coût du produit qui leur est vendu. Est-il frais ? Est-il sain ou est-il saturé de produits chimiques dangereux ? Combien de kilomètres a-t-il parcouru et dans quelle mesure son prix s’en trouve-t-il accru ? Dans quelle mesure sa fabrication, son emballage et la publicité qui a été faite pour le vendre ont-ils augmenté son coût ? Lorsque le produit est fabriqué, “transformé” et “précuit”, jusqu’à quel point sa qualité, son prix et sa valeur nutritionnelle en ont-ils été affectés ?
La plupart des acheteurs urbains vous diraient sûrement que la nourriture est produite dans des fermes. Mais la majorité d’entre eux serait incapable de vous dire quoi que ce soit sur le type de ferme où cette nourriture a été produite, sur l’emplacement de ces fermes et sur les connaissances et les savoir-faire requis pour cultiver la terre. Ils sont manifestement persuadés que les fermes continueront à produire, mais ils ne savent pas comment et ignorent totalement les obstacles auxquels elles sont confrontées. Pour eux, la nourriture est une idée plutôt abstraite – quelque chose qu’ils ne sont en mesure ni de connaître, ni d’imaginer –, jusqu’au moment où elle fait irruption sur les étagères de l’épicerie ou sur la table.
La spécialisation de la production entraîne une spécialisation de la consommation. Les clients de l’industrie du divertissement, par exemple, s’amusent de moins en moins et sont devenus de plus en plus passifs et dépendants des fournisseurs commerciaux. Il s’est passé la même chose avec les clients de l’industrie alimentaire, qui ont eu tendance à devenir de simples consommateurs passifs, dépendants et dépourvus d’esprit critique. Il ne fait d’ailleurs aucun doute que ce type de consommation est l’un des principaux objectifs poursuivis par la production industrielle. Les industriels de l’alimentaire ont d’ores et déjà persuadé de nombreux consommateurs qu’il était préférable de manger de la nourriture déjà préparée. Ils cultiveront, distribueront et cuisineront la nourriture pour vous, puis ils vous supplieront de la manger (tout comme votre mère). S’ils n’ont pas encore proposé de l’introduire prémâchée dans votre bouche, c’est uniquement parce qu’ils n’ont trouvé aucune manière rentable de le faire. Soyons néanmoins certains qu’ils seraient heureux d’y parvenir. Le consommateur idéal de nourriture industrielle serait attaché à une table et pourvu d’un tuyau qui relierait directement l’usine de production d’aliments la plus proche à son estomac.
« Lorsque la nourriture n’est plus associée dans l’esprit des mangeurs à l’agriculture et à la terre, on peut dire qu’ils souffrent d’une forme d’amnésie culturelle trompeuse et dangereuse. »
Les méfaits de l’alimentation industrielle
J’exagère peut-être, mais à peine. Le mangeur industriel est un individu qui ne sait pas que manger est un acte agricole, qui ignore tout des liens qui unissent l’acte de manger à la terre, et qui est donc nécessairement passif et dépourvu d’esprit critique – en bref, une victime. Lorsque la nourriture n’est plus associée dans l’esprit des mangeurs à l’agriculture et à la terre, on peut dire qu’ils souffrent d’une forme d’amnésie culturelle trompeuse et dangereuse. Désormais, la “maison de rêve” du futur est présentée comme un lieu où le consommateur pourra choisir ses aliments “sans effort” sur un écran de télévision et faire chauffer de la nourriture précuite grâce à une télécommande. Cela n’est évidemment possible qu’à condition d’ignorer totalement l’histoire des aliments consommés. Pour cela, il faut que les citoyens renoncent à leur répugnance héréditaire et bien compréhensible à l’idée d’acheter de la nourriture sans rien savoir de sa provenance, et que le fait de vendre des produits à l’aveuglette soit dorénavant perçu comme une activité honorable et chic. Dans ce rêve domestique, le rêveur ignorera donc tout de la qualité de sa nourriture, de son origine, de la façon dont elle a été produite et préparée, ou des ingrédients, des additifs et des résidus qu’elle contient. À moins que le rêveur n’entreprenne des recherches constantes et minutieuses sur l’industrie alimentaire, auquel cas il y a de fortes chances qu’il se réveille et décide de jouer un rôle actif et responsable dans l’économie alimentaire.
Il existe donc une politique alimentaire qui, comme toute politique, met en jeu notre liberté. Il nous arrive encore (parfois) de nous souvenir que nous ne pouvons pas être libres si nos esprits et nos voix sont contrôlés par d’autres. Mais nous avons du mal à admettre que nous ne pouvons pas être libres si notre nourriture et les lieux dont elle provient sont contrôlés par d’autres. Le régime dans lequel vit le consommateur passif de nourriture n’est pas un régime démocratique. S’il faut manger de façon responsable, c’est pour vivre libre.
S’il existe une politique alimentaire, il existe aussi une esthétique et une éthique alimentaires, qui sont d’ailleurs toutes deux indissociables de la politique. Tout comme le sexe, l’alimentation s’est considérablement dégradée et appauvrie dans la société industrielle. Nos cuisines et les autres lieux où nous mangeons ressemblent de plus en plus à des stations-service, et nos maisons à des motels. « La vie n’est pas très intéressante », semblons-nous avoir décidé. « Que ses satisfactions soient minimes, superficielles et rapides. » Nous mangeons à la hâte pour aller au travail et nous nous empressons d’accomplir notre travail pour nous “amuser” pendant nos soirées, nos week-ends et nos vacances. Puis nous nous amusons aussi vite que possible, de la façon la plus bruyante et la plus violente que nous puissions imaginer – pour quoi ? Pour manger le milliardième hamburger dans un fast-food quelconque avec la ferme conviction d’améliorer notre “qualité” de vie ? Et nous vivons ainsi dans un oubli total des causes et des effets, des possibilités et des finalités de la vie du corps dans ce monde.
Cette inconscience se manifeste dans la pureté immaculée des publicités de l’industrie alimentaire, dans lesquelles la nourriture est aussi maquillée que des acteurs de cinéma. Si une personne ne connaissait la nourriture qu’à travers ces publicités (on peut supposer que c’est parfois le cas), elle ne pourrait pas savoir que les divers aliments qui lui sont présentés ont un jour été des créatures vivantes, qu’ils proviennent tous d’un sol ou bien encore qu’ils ont tous été produits par un travail. Le consommateur américain passif, assis dans un fast-food ou mangeant un plat précuit, est confronté à une assiette recouverte de substances inertes et anonymes qui ont été transformées, panées, assaisonnées, saucées, hachées, réduites en pulpe, pressées, mélangées, “embellies” et désinfectées de telle façon qu’elles ne ressemblent plus à la moindre partie d’aucune créature ayant jamais vécu en ce monde. Les produits de la nature et de l’agriculture ont de toute évidence été transformés en produits industriels. Le mangeur et ce qu’il mange sont en quelque sorte exilés de toute réalité biologique. Cela donne lieu à une forme de solitude sans précédent dans l’histoire humaine, où le mangeur peut percevoir l’acte de manger non seulement comme une transaction purement commerciale entre lui et un fournisseur, mais aussi comme une transaction purement appétitive entre lui et sa nourriture.
« S’il faut manger de façon responsable, c’est pour vivre libre. »
Là encore, cette étrange spécialisation de l’acte de manger se fait à l’évidence au bénéfice de l’industrie alimentaire, qui a de bonnes raisons d’occulter le lien entre la nourriture et l’agriculture. Il est préférable que la consommatrice ne sache pas que le hamburger qu’elle mange a été préparé avec de la viande d’un bœuf qui a passé l’essentiel de sa vie à patauger au milieu de ses propres excréments dans un parc d’engraissement, contribuant au passage à la pollution des rivières environnantes, ou que le veau qui a produit la côtelette présente dans son assiette a passé sa vie dans un box où il n’avait même pas la place de se retourner. Et même si la salade de chou lui inspire sans doute moins de tendresse, il est également préférable que la consommatrice ne réfléchisse pas aux conséquences sanitaires et biologiques des champs de plusieurs hectares où ces choux sont produits, car les légumes cultivés en monoculture intensive dépendent de produits chimiques toxiques – tout comme les animaux élevés en cage dépendent d’antibiotiques et d’autres médicaments.
Il faut donc à tout prix empêcher le consommateur de découvrir que l’industrie alimentaire – comme toute autre industrie – n’a que faire de la qualité et de la santé, qu’elle s’intéresse avant tout au volume de sa production et aux profits qu’elle en obtiendra. Voilà déjà des décennies que toute l’économie de l’industrie alimentaire, des grandes exploitations aux parcs d’engraissement en passant par les chaînes de supermarché et les fast-foods, est obsédée par la quantité. Elle s’est employée sans relâche à accroître les échelles de production afin d’accroître les quantités produites et de (théoriquement) réduire les coûts. Mais à mesure que les échelles s’accroissent, la diversité décline ; plus la diversité décline, plus la santé décline ; et plus la santé décline, plus la dépendance aux médicaments et aux produits chimiques augmente. À mesure que le capital se substitue au travail, il remplace les travailleurs, la santé naturelle et la fertilité du sol par des machines, des médicaments et des produits chimiques. La nourriture est produite par tous les moyens et raccourcis susceptibles d’augmenter les profits. Et le travail des publicitaires est de persuader le consommateur que la nourriture ainsi produite est non seulement bonne, savoureuse et saine, mais qu’elle garantit fidélité et longévité.
Retrouver la liberté et le plaisir de manger
« La façon dont nous mangeons détermine, dans une grande mesure, l’usage que nous faisons du monde. »
Nous voilà dès lors libérés des responsabilités de l’ancienne économie alimentaire du foyer. Mais cette libération est un piège (à moins de considérer, comme c’est manifestement le cas de nombreuses personnes, que l’ignorance et l’incompétence sont des privilèges). Le piège est l’idéal de l’industrialisme : une ville fortifiée entourée de valves laissant entrer des marchandises tout en privant la conscience de la moindre échappatoire. Comment s’échapper de ce piège ? De la même façon que nous y sommes rentrés, par la force de notre volonté, en reprenant conscience des implications de l’acte de manger, en nous réappropriant la responsabilité qui nous incombe en tant que parties prenantes de l’économie alimentaire. Peut-être faut-il commencer par réfléchir au principe éclairant énoncé par Sir Albert Howard dans son ouvrage The Soil and Health, selon lequel « les problèmes soulevés par la santé du sol, des plantes, des animaux et des hommes sont un seul et même grand problème ». Les mangeurs, autrement dit, doivent comprendre que l’acte de manger prend inévitablement place dans le monde, qu’il s’agit toujours d’un acte agricole, et que la façon dont nous mangeons détermine, dans une grande mesure, l’usage que nous faisons du monde. C’est une façon simple de décrire une relation incroyablement complexe. Manger de façon responsable, c’est autant que faire se peut comprendre et mettre en œuvre cette relation complexe. Que peut-on faire ? Voici une liste, probablement non exhaustive, qui nous permet d’esquisser une réponse à cette question :
- Participez autant que possible à la production de nourriture. Si vous avez un jardin ou une véranda ou un pot sur une fenêtre ensoleillée, faites-y pousser de la nourriture. Faites un petit compost avec vos détritus organiques et utilisez-le comme engrais. Faire pousser des aliments par soi-même est la seule façon de se familiariser avec le magnifique cycle énergétique sans cesse recommencé qui va du sol à la graine, de la graine au fruit, du fruit à la nourriture, puis de la nourriture aux détritus et à la décomposition. Vous serez pleinement responsable de n’importe quel aliment que vous aurez fait pousser par vous-même, et vous saurez tout de lui. Vous l’apprécierez pleinement, car vous l’aurez connu toute sa vie.
- Préparez votre propre nourriture. Redonnez vie aux arts culinaires et domestiques. Cela devrait vous permettre de faire des économies et de contrôler la qualité de votre nourriture : vous saurez ainsi en effet quels ingrédients ont été ajoutés à ce que vous mangez.
- Renseignez-vous sur les origines de la nourriture que vous achetez, et achetez des aliments produits près de chez vous. Chaque région devrait autant que possible produire sa propre nourriture, non seulement parce que la nourriture cultivée localement est la plus saine et la plus fraîche, mais aussi parce que c’est la meilleure façon pour les consommateurs de la connaître et d’influer sur la façon dont elle est produite.
- Si possible, pour toutes les raisons que nous venons d’énumérer, achetez votre nourriture directement aux agriculteurs, maraîchers et arboriculteurs locaux. La vente directe permet qui plus est de passer outre la horde des revendeurs, transporteurs, industriels, emballeurs et publicitaires qui s’enrichissent aux dépens des producteurs et des consommateurs.
- Renseignez-vous autant que possible sur les procédés économiques et technologiques qu’implique la production de nourriture industrielle. Quels ingrédients sont ajoutés à cette nourriture qui n’en est pas une, et quel est le prix à payer pour ces ajouts ?
- Renseignez-vous sur les méthodes employées par les meilleurs agriculteurs et maraîchers.
- Renseignez-vous, si possible par l’observation et l’expérience directe, sur le cycle de vie des aliments que vous consommez.
Cette dernière suggestion me semble particulièrement importante. Aujourd’hui, la plupart des gens n’ont pas plus de contacts avec les plantes et les animaux domestiques (si ce n’est avec les fleurs, les chats et les chiens) qu’ils n’en ont avec les plantes et les animaux sauvages. C’est regrettable, car ces créatures domestiques sont intéressantes à bien des égards, et il est très plaisant de les connaître. Sous leur meilleur jour, l’agriculture, l’élevage, l’horticulture et le maraîchage sont des arts complexes d’une grande beauté, et il est également très plaisant de les connaître.
Ceci explique que l’économie alimentaire de nos sociétés suscite en nous une telle réprobation, car nous savons qu’elle avilit ces arts et qu’elle maltraite les plantes, les animaux et le sol dont ils proviennent. Pour quiconque connaît un tant soit peu l’histoire moderne de l’alimentation, manger hors de chez soi est une véritable corvée. J’ai moi-même tendance à manger des fruits de mer plutôt que de la viande rouge ou de la volaille lorsque je voyage. Bien que je ne sois en aucune façon végétarien, l’idée qu’un animal ait été contraint de mener une vie épouvantable pour me nourrir me déplaît profondément. Lorsque je mange de la viande, je veux qu’elle provienne d’un animal ayant mené une vie plaisante à l’air libre, sur un pâturage abondant, à proximité d’une source d’eau et d’un bosquet ombragé. Et je deviens presque aussi exigeant avec les plantes. J’aime manger des légumes et des fruits ayant connu une vie heureuse et saine sur une terre fertile, et non des aliments produits à grand renfort de produits chimiques sur ces immenses champs-usines que j’ai vus par exemple dans la vallée centrale de Californie. On dit que le modèle des grandes exploitations agricoles a été calqué sur celui de la chaîne de production industrielle, mais dans la pratique, il ressemble davantage à un camp de concentration.
« Manger avec un plaisir véritable est peut-être la meilleure façon de rendre justice au lien qui nous unit au monde. »
Le plaisir de manger devrait être un plaisir extensif et non un simple plaisir gastronomique. Les personnes qui connaissent le jardin dans lequel poussent leurs légumes et qui savent que ce jardin est sain se souviendront de la beauté des plantes qui poussent, notamment lorsqu’elles sont couvertes de rosée au petit matin. Ce type de souvenir se mêle à la nourriture et fait pleinement partie du plaisir de manger. Pour le mangeur, c’est un soulagement, une libération et un réconfort de savoir que le jardin dont proviennent ses aliments est sain. Idem pour la consommation de viande. Penser à un beau pâturage et à la joie du veau en train de brouter ajoute de la saveur au steak. Je sais que pour certains, il est pire, voire sanguinaire, de manger une créature qu’on a connue toute sa vie. Je pense au contraire que cela permet de manger en connaissance de cause, avec davantage de gratitude. C’est en grande partie parce que nous avons une conscience précise des vies et du monde dont notre nourriture provient que nous prenons plaisir à manger. Le plaisir de manger est peut-être le meilleur critère dont nous disposions pour juger de notre santé. Et je suis persuadé que ce plaisir est pleinement accessible au consommateur urbain si celui-ci fait les efforts nécessaires.
J’ai évoqué précédemment la politique, l’esthétique et l’éthique de la nourriture. Mais parler du plaisir de manger, c’est aller au-delà de ces catégories. Manger avec un plaisir véritable – c’est-à-dire un plaisir qui ne naisse pas de l’ignorance – est peut-être la meilleure façon de rendre justice au lien qui nous unit au monde. À travers ce plaisir, nous expérimentons et célébrons notre dépendance et notre gratitude à l’égard du mystère qui nous a donné la vie, de créatures que nous n’avons pas créées et de pouvoirs que nous ne pouvons pas comprendre. Lorsque je pense au sens de la nourriture, je me souviens toujours de ces vers du poète William Carlos Williams, qui me semblent simplement honnêtes :
« Il n’y a rien à manger
où que tu le cherches
sinon le corps du Seigneur.
Les plantes bénies
et la mer, offre-les
à l’imagination
intactes. »
Nos Desserts :
- Dans le deuxième numéro de La Revue du Comptoir (qui est toujours disponible sur commande), on suggérait de « réapprendre à manger pour un socialisme gourmand »
- Dans le troisième numéro de La Revue du Comptoir, nous défendons l’idée de Décroissance, dont Wendell Berry est à bien des égards un précurseur
- Dans son ouvrage Vers un écologisme chrétien, Frédéric Dufoing consacre un chapitre à l’œuvre et à la pensée de Wendell Berry
- En 2017, on vous proposait un article pour découvrir la pensée de Masanobu Fukuoka
- Un repenti de l’agro-industrie, Christophe Brusset vient de sortir un livre sur la composition des produits préparés
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Mais quid du paysan ? En parler serait-il donc un anachronisme ?
Jadis, le paysan travaillait concrètement une matière vivante, végétale et/ou animale, et il produisait en tant que tel des biens de consommation nécessaires à la vie des êtres humains. À la différence de celle de Marie-Antoinette, son activité était vivante.
Cela fait un moment que le capitalisme a empaillé ce paysan-là et l’a remisé dans les galeries de ses Jardins ethnologiques.
Il n’existe plus que des « exploitants agricoles », qui exploitent, en effet, une matière considérée comme morte, et dont ils empoisonnent et détruisent les derniers vestiges organiques. Leur seul objectif est de produire en quantité aussi massive que possible des marchandises, qui, lorsqu’elles le sont encore, ne sont consommables (n’ont conservé une valeur d’usage) que tout à fait accessoirement. Le paysan est effectivement devenu un travailleur comme tous les autres. C’est-à-dire que son activité s’est réduite à une abstraction économique émancipée de la vie.
Bref, le monde paysan, que ce soit par choix ou par force, s’est mué en agro-industrie, autrement dit s’est intégralement aligné sur les exigences et les principes de l’industrie capitaliste : produire non pas des conditions d’existence, mais de la valeur au moyen d’un travail devenu radicalement abstrait.
Le « paysan » ne possède même plus son outil de travail, compte tenu du taux d’endettement de sa catégorie socio-professionnelle, et du nombre de suicides auxquels cette situation donne lieu. L’exploitant agricole est en fait tenu au collet par les « banksters », qui, pour lui permettre d’accéder au « progrès » technologique, l’enferment dans un processus extravagant de surendettement interminable dont il ne peut plus s’échapper, et dans un type de production suicidaire à court ou moyen terme, sans quoi il ne bénéficiera plus de subsides. Comme dirait Macron, c’est marche dans cette combine, fait crever les autres, et crève toi-même.
Ce sur quoi il conviendrait de s’interroger, ce qui importe réellement, c’est ce qui se produit dorénavant dans nos campagnes et dans quelles conditions cela se fait. Car cette activité étrangère à tout souci qualitatif se déploie sans se soucier le moins du monde des dommages collatéraux qu’elle inflige à la nature qu’elle était autrefois censée gérer, et à l’humanité dont elle assurait naguère la subsistance. C’est là qu’il y a de quoi s’affoler.
Je ne sais que dire des producteurs « bio ». (Cette appellation est en soi ahurissante. Elle montre tout ce que nous avons perdu avec nos paysans : nous mangeons à notre insu autre chose que du bio! On ne sait trop quoi…) Je crains qu’ils ne constituent un marché potentiel destiné à être à son tour complètement industrialisé.
Les efforts des agriculteurs bio et des adhérents de la Confédération paysanne sont certes louables, pour autant qu’ils soient aussi vertueux qu’ils sont censés l’être, mais ils sont contraints financièrement par l’empire bureaucratique, marginalisés par l’industrialisation galopante et la toute-puissance de la FNSEA, bref à la merci de la voracité capitaliste. Et quid de l’opposition pratique de ces paysans à l’universalisation de la peste alimentaire ? Il est loin le temps de l’activisme d’un Riésel, d’un Bové (du temps où il ne paradait pas encore à Bruxelles) et de leurs comparses. Toutefois, pour ces paysans-là comme pour nous, au moins croisons les doigts.
L’État a accompagné le mouvement d’absorption de la paysannerie par le capital, comme il fait de toutes les activités humaines, non parce qu’il est aussi « mauvais » que l’étrangleur de Boston, mais parce que c’est sa raison d’être.
Faut-il omettre de faire état de forces objective qui pèsent massivement dans le sens de l’abstraction du travail agricole ? :
– La PAC qui, par le biais de ses allocations, détermine anonymement des choix de production indépendants de toute nécessité autre que financière ou purement administrative (en Provence : une année la vigne, une autre, la cerise, une autre la lavande) et l’abandon de la polyculture traditionnelle (donc l’appauvrissement des sols), etc.
– La grande distribution, dont la politique de prix et les choix marketing tirent incessamment la qualité de la production vers le bas (critères de calibrage, d’esthétique, au détriment du goût et de la valeur nutritionnelle des produits).
– L’industrialisation forcenée du traitement des produits mis sur le marché (apports chimiques, appauvrissement pour multiplier leur exploitation sous toutes les formes), etc.
Le pire en est l’ingurgitation de produits malsains
Par le biais des famines organisées
Je crois avoir vu la Zambie refuser l’aide alimentaire OGM made US
Mais je n’ai pas tout vu le reste