Société

L’écologie des imbéciles

Tandis que le show-biz pointe sur nous son doigt accusateur et nous somme d’ « agir pour le climat », gageons que la philosophie des « petits gestes » aboutira au mieux à un capitalisme maquillé comme une voiture volée. Se comporter correctement est davantage une affaire entre soi et soi, et ne saurait d’ailleurs se limiter, tant les choses entre elles se tiennent, au simple usage d’un bac à compost.

Il n’a pu échapper à grand monde qu’à peu près tout ce que la France compte de vedettes se fend ces derniers temps de bruyants appels à l’écoresponsabilité [i]. Sans surprise, tout y est en général présenté comme si, s’agissant de ces questions, il n’en allait que des gestes de chacun. On mime ne pas voir ce qui fait système, on déconnecte les problèmes, on occulte, comme on occulterait un éléphant dans un couloir, les effets pourtant si clairs de ce que Marcel Mauss a pu appeler un « fait social total »; on s’interdit, enfin, de prononcer les mots qui fâchent : économie de marché, capitalisme, croissance. Pour sentir ce que tout cela a de pénible, s’en référer à Frédéric Lordon.

Incantations et grands dadais

On anone qui plus est, l’ignorant imbécilement ou le sachant fort bien, cette antienne de la doxa libérale qui veut que les mouvements des société ne sont ni plus, ni autre chose, que la somme des mouvements des agents qui les composent. Alibi confortable pour qui se verrait accusé de malfaisances à grande échelle. Car, à ce compte, la Première Guerre mondiale (18,6 millions de morts) ne fut que le fait individuel de chaque combattant. L’obésité (40% des adultes américains) tient du péché de gourmandise. Les divers déboires liés au tabac (73 000 morts annuels en France) relèvent des risques rationnellement évalués par chaque fumeur, à chaque cigarette allumée. Fi des conflits diplomatiques et des appétits mercantiles d’envergure, au diable la propagande, la publicité, les mécanismes subtils de manipulation (autrement appelés « marketing ») : la société est ici à considérer comme une toile pointilliste où chaque point porterait la responsabilité du tableau, sans qu’aucun pinceau n’y puisse rien. Or, cette idée même (dont il a pu être dit qu’elle trouvait une de ses sources dans le protestantisme ou dans le confucianisme [ii]), et avec elle le concept d’ « agent économique », acteur rationnel de ses comportements incapable d’envisager quelque action sans en avoir soupesé les probables bénéfices, outre qu’elle barre commodément la route aux sciences sociales, sinon tout bonnement à la politique, est notoirement tenue pour une des bases de la pensée capitaliste.

« Ce sont nos sociétés d’occident qui ont, très récemment, fait de l’homme un “animal économique”. Mais nous ne sommes pas encore tous des êtres de ce genre. Dans nos masses et dans nos élites, la dépense pure et irrationnelle est de pratique courante (…). »
Marcel Mauss, Essai sur le don.

On voit donc quelle finesse il y a à la faire sienne quand précisément on entend en dénoncer les effets. Les grands dadais de YouTube, les stars scientifiques et autres chanteurs n’y sont sans doute pour rien qui, joufflus de bonne volonté, font à peu près ce qu’ils peuvent selon ce qu’ils ont compris. Mais, à tout bien considérer, une telle tendance a ceci d’effrayant qu’elle rend logique et donc envisageable, sans que personne n’y puisse trouver rien à redire, une campagne conjointe de Monsanto et Mac Donald’s incitant « chacun » à faire les gestes qu’il faut pour « sauver la planète ». Mac Donald’s n’a-t-il pas d’ailleurs, dans la plus grande discrétion, sans tapage communicationnel -presque subliminalement, changé il y a quelques années sa couleur emblématique, autrefois le rouge, pour le vert [iii] ? Ne pas y voir un hasard mais bien, perfide, une façon de partout susurrer – et faire accroire : « nous aussi, on s’y met, et vous, qu’attendez-vous ? ». Autant de pieuses incantations très symptomatiques de la feinte schizophrénie de ceux qui prêchent la pauvreté en même temps qu’ils se prélassent dans l’or. Il n’est, pour résumer l’affaire, que de penser que le Fond Monétaire International a confié un temps à Dominique Strauss-Kahn le soin de mettre la moitié de l’humanité au régime.

Bigoterie, privilège et dernier chic

Par ailleurs, on aurait tort de ne pas remarquer l’énervante affectation du quidam pour qui les toilettes sèches et les chandails en laine ont tout de la panoplie, pour ne pas dire du gris-gris. Celui-là même qui, au prétexte que vous suivez le football, portez une montre ou possédez un smartphone, vous excommunie d’un trait de plume. C’est hélas l’usage dans toutes les bigoteries que de se croire autorisé, parce qu’on s’entoure de Vierges en plâtre et se signe sans arrêt, à vouer les autres aux enfers. Qui ne se soulage pas dans les copeaux de bois n’est pourtant pas nécessairement un traître ou un assassin. Non pas, au reste, que vous et moi (comme aiment à le supposer les économistes libéraux, qui sans doute prennent leur cas pour une généralité) soyons enclins à nous abandonner dès que l’occasion se présente au lucre le plus infâme et au bas-gangstérisme. Mais le genre humain a toutefois ses faiblesses. D’aucuns qui ne sont pas des brutes aiment le confort, la climatisation, les fesses galbées par le fitness. D’autres, de par le monde, convoitent un way of life où ce ne serait plus un problème que de manger chaque jour.

« Moi qui affecte tant de dégoût pour les hommes, je suis heureux de leur ressembler dans les actions essentielles de la vie. J’aime leurs églises, leurs tableaux. Je proteste contre le monde moderne, mais j’adore ses femmes minces. »
Roger Nimier, Le Hussard Bleu.

Soit dit pour l’anecdote, on a de nos yeux vu dans un pays lointain l’Européen s’offusquer de ce que l’Indigène ne fût pas conforme absolument à ses phantasmes. Là où France 5 le lui avait présenté méditant dans son village en terre cuite, il le découvrait chevauchant une Yamaha Innova dans une cité tentaculaire. Comment pouvait-on, non content de s’écarter autant de l’imagerie coloniale, n’être à ce point pas écocitoyen ? C’est que tout cela, légumes bio, bicyclette, tient parfois du privilège – quand ce n’est pas carrément le dernier chic. N’allons pas prendre pour du marronnage ce qui n’est qu’une promenade de maîtres, et n’oublions pas que plus on est faible, plus le système, fait social total, nous tient. Renoncer à la voiture, à la climatisation, n’est de fait pas donné à tout le monde (c’est même strictement impossible parfois), et n’entre tout simplement pas dans les préoccupations immédiates de tous. Sans exagérément misérabiliser, on conviendra par exemple qu’à un travail pénible juché dans une zone industrielle du Nord, on rechignera à se rendre à vélo. Qu’il n’est pas choquant qu’un vendeur des rues d’un pays tropical, si on la lui offrait, ne dise pas non à une voiture climatisée.

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Une lutte entre soi et soi

Tout cela étant… on ne saurait encourager quiconque à s’équiper d’un V16 et ne se nourrir que de nuggets au dauphin. Le ferait-on, d’ailleurs, que la balance ne pencherait pas perceptiblement du mauvais côté ; la chose serait indolore et ne ferait guère à la Terre plus que ce qu’un acarien pourrait faire à un tigre. Mais une petite voix nous dit pourtant qu’agir de la sorte, c’est contrevenir à une règle, une règle presque ineffable. Par delà les déterminismes (sociaux, culturels, économiques, etc.) qui dessinent peu ou prou nos goûts et nos couleurs, une certaine conception politique du monde, une fois nôtre, nous défend certains comportements.
La sociologie (ou la psychiatrie…) saura par exemple ce qu’il en est d’un goût prononcé pour les gros véhicules ; il n’est néanmoins pas honnête, parvenu à un degré respectable de culture politique, de brandir ses origines culturelles ou sociales pour justifier l’achat d’un SUV ruineux. En réalité, il en va assez peu de la sauvegarde du monde. Davantage est-il question de conscience individuelle, cette conscience qui dicte au soldat intègre de ne pas ajouter le crime au crime en commettant des exactions – sans pour autant qu’une telle intégrité arrête en quoi que ce soit la guerre. Il en va, en fait, bien de cette « décence commune » qu’il serait superflu de présenter ici. Au regard de ce que je sais, de ce que j’exècre et de ce que je souhaite , il m’est indécent de me comporter comme un proxénète californien. La façon dont ma vie se construit doit être le plus possible conforme à mes principes généraux.

On emploie à dessein le mot « conscience  et par lui on voudrait souligner qu’il s’agit beaucoup d’une affaire, pour ne pas dire d’une lutte, entre soi et soi. Une lutte pour sa propre décence, pour ne pas, quand on en a les moyens, se regarder sombrer, entraîné par le fond dans tous les remous du siècle. Ne pas s’avachir, en somme, et, comme tout se tient, veiller à son comportement de manière large. N’avoir pas de Coca-Cola dans son réfrigérateur, ne pas regarder Hanouna, ne pas battre son chien, ne pas truffer son langage de « juste », de « tellement », de « de base », ne pas avoir recours aux prostituées, ne pas jeter ses ordures par ses fenêtres… tout est du même ordre et relève, plus que de la flash mob idiote de « partager c’est sympa », des grands axes que peut se fixer quiconque entend cultiver son jardin [iv] .

Qu’on appelle de ses vœux, alors, une société plus sobre, fort bien – il paraît même y avoir urgence. Qu’on s’approche, à titre privé, au plus près d’un mode de vie décent, qu’on ne vive ni ne pense comme un porc, voilà encore qui semble excellent. Mais , de grâce, qu’on ne morde pas à la fable des « petits gestes du quotidien », lesquels ne sauraient aboutir qu’à une fin du monde écoresponsable,une Apocalypse bio. Et ce serait dommage qu’il soit dit à la fin que, tandis que Rome brûlait, Néron triait ses déchets.

Nos Desserts :

Notes :

[i] Confère par exemple les quotidiens visés par Lordon (ici et ) et, inévitable, la vidéo à succès des youtubeurs à la mode. Voire aussi, magistrale, l’immonde vidéo de Danone.

[ii] Cf. Max Weber, « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme », 1964 (trad.) et, pour le confucianisme, ici.

[iii] Mac Donald’s qui, avec son slogan « Come as you are », ouvrait déjà bien avant Benoît Hamon la voie du « Vivre ensemble »

[iv] Jacques Brel, à ce sujet, disait ceci

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7 réponses »

  1. J’adhère assez largement à l’analyse. Je doute cependant, vu le langage utilisé ( fort riche en l’occurrence mais sans doute hors de portée de ceux qui suivent Hanouna ) que cette incitation à ne pas nous conduire comme des porcs ait un impact considérable. Dommage ou tant pis pour eux.

  2. « Sans exagérément misérabiliser, on conviendra par exemple qu’à un travail pénible juché dans une zone industrielle du Nord, on rechignera à se rendre à vélo. »

    Faut voir. Quelle distance du domicile ? Quelle infrastructure cyclable ?

  3. Si on prend le temps et la peine de réfléchir aux forces menant le monde, se déclarer vertement écologiste sans être fondamentalement anti-capitaliste c’est être profondément hypocrite ou aveugle. Quel parti soi-disant écologiste ose condamner l’immondialisation dictée en nos colonies par l’UE? Ce sont toujours les individus que l’on montre du doigt et que l’on sermonne mais pas le système économique qui fait faire trois fois le tour de la Terre à un produit pour que chaque opération soit réalisée dans les régions ayant les plus bas salaires. Apparemment, que des enfants de 10 ans fabriquent pour un bol de soupe des ballons de foot qui seront vendus des centaines d’euros, cela ne doit pas relever de l’écologie….

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