À qui se soucie de son hygiène mentale, la fréquentation d’Hanouna et consorts est notoirement déconseillée. Partout cependant le mal s’installe, atteignant même des stades aigus, et l’usage contemporain le plus notable des techniques de l’image, du son et de leur diffusion est peut-être aussi horrifiant qu’une cigarette vissée dans l’orifice d’une trachéotomie. Des blocages fâcheux empêchent encore malgré tout de penser sérieusement ce cancer-là, qui pourrait avoir raison de nos âmes comme, sans doute, la chimie aura un jour raison de nos corps.
Qu’on se le dise : la photographie, le cinéma, la télévision, internet, sont des inventions fantastiques. La première, par magie, a su figer l’image. La seconde l’a mise en mouvement, puis en son. La troisième a permis que se diffuse la chose filmée à des échelles gigantesques. La dernière, qui signera la désuétude de la troisième, a encore accru ces échelles, et nous laisse “libres” de décider ce que l’on regarde, ce que l’on voit – et quand. L’espèce humaine détient désormais la possibilité technique de se confronter à tout moment à tout l’univers ou presque. Aucune limite physique ne nous défend donc plus de rêver d’un monde où 7,5 milliards d’individus, via les réseaux, viendraient sans cesse au contact, feraient connaissance, avec ce que le genre humain a su faire de mieux : idées, peinture, architecture, poésie, coutumes, rites, musique, cinéma, séries, littérature, danse, etc. Dégrisons-nous toutefois et reconnaissons franchement qu’un tel monde n’aura pas lieu. Ce deuil une fois fait, ceci : nous sommes ce que nous sommes et, au mieux, pourrait-on tendre vers un tel idéal.
Le stade Hanouna
Nous y tendions probablement d’ailleurs, car il a été un temps, en France, où la télévision donnait la parole à des gens très intéressants, face auxquels les journalistes, qu’on ne voyait parfois même pas à l’écran, avaient le bon goût de disparaître. Quand un homme de lettres, ou de sciences, était reçu sur un plateau, il ne faisait pas face à un animateur plus célèbre que ses invités, on ne l’asseyait pas entre un comique et une chanteuse, on ne le sommait pas de débattre avec ces derniers, sur le mode “pour ou contre”, des frasques de Kim Kardashian. On ne l’entourait pas non plus d’un aréopage d’“experts” pérorant tous en même temps. Beaucoup, pourtant, hurlaient à la vulgarité, et tenaient Bernard Pivot, ou Jacques Chancel, ou Michel Polac pour de purs marchands de lessive. Ce n’était pas parfait. Disons immédiatement qu’on ne pleure pas ici quelconque neige d’antan ; le “Progrès” n’est qu’une idée, certaines choses s’améliorent (les soins dentaires, la sûreté des routes…), d’autres périclitent (CQFD). La privatisation de TF1 en 1987 (voir, dans le film de Pierre Carles, Bernard Tapie et ses complices promettre à la cantonade force “mieux-disant culturel” si Bouygues emportait l’appel d’offre…) a peut-être ouvert une nouvelle ère. D’autres diront que c’est Loft Story, contre laquelle avait d’ailleurs vivement protesté le vénérable Patrice Lelay – avant que de se rouler dans des flaques plus dégoûtantes encore [1]. Peu importe : le mal est aujourd’hui si avancé que nous avons atteint – et dépassé – le stade Hanouna.
Notons si nécessaire qu’on dit ici “Hanouna” à titre idéal-typique, et qu’Hanouna Cyril, en tant qu’entité singulière, est bien entendu absolument négligeable ; balayé un jour par les vents de l’obsolescence, quand ce ne serait par ses abus, on le remplacera sans faute. C’est qu’une armée de réserve se tient en ordre de bataille et qu’il ne sera que de puiser, le jour venu, dans le vivier grouillant des youtubeurs pour dégoter illico quelque grand imbécile de rechange. Il est possible au demeurant que les murs porteurs de la Télévision, friables, s’effondrent sous peu. Alors, aucune institution visible n’intronisera plus aucun Hanouna ; deviendra Hanouna, ou, si l’on veut, le Hanouna en chef, le Hanouna du moment, tout youtubeur ou équivalent qui saura cumuler le plus de “vues“ – ou équivalent. Lutte acharnée pour monter, se maintenir, ne pas tomber.
Sous l’œil des vendeurs de choses
Turnover perpétuel, podium savonneux où l’on se hisse, d’où l’on trébuche et sombre. Remarquons d’ailleurs qu’en regard des Hanounas uberisés qui viennent, Hanouna Cyril fera, fait déjà, figure de Jacques Chancel (qui, comparé à Hanouna, est sans doute Claude Lévi-Strauss). Pour en être bien sûr, se renseigner sur l’immonde application Tik Tok, la plus téléchargée en 2018. Qu’à cela ne tienne : appelons, à grands traits, Hanounisme tout ce qui de près ou de loin ressortit d’un certain esprit. L’humidité, l’obscurité et la chaleur font éclore les insectes qui soudain grouillent et se propagent ; les technologies de communication sont quant à elles propices à ce que grésillent mondialement les voix de ce certain esprit ; partout où il y a haut-parleur, écran et diffusion, les voilà qui se nichent et prolifèrent, comme les bactéries sur une plaie mal soignée.
Idiote hystérie des programmes pour enfants, cacophonie de colère approbatrice chez Yves Calvi, bêtise anxiogène des Marseillais et autres Ch’tis... L’inventaire du désastre serait plus long à faire que celui des déchets du Great pacific garbage patch. De même des valeurs qu’il diffuse : égoïsme, avidité, ressentiment, envie, compétition, violence, etc. De même enfin des pathologies annexes qu’il engendre : pourquoi la langue s’uniformise-t-elle ? Pourquoi l’espérance de vie d’une phrase, dans les conversations en ville, est-elle proche de celle qui prévaut sur les plateaux de “débats” ? Pourquoi, jusqu’au cinéma, la moitié de la salle ne peut s’empêcher de consulter son smartphone au beau milieu du film ? Pourquoi les enseignants sont-ils contraints de faire bref (dans certaines classes de cycle 3, pas plus de vingt minutes sur un même thème), et de truffer leurs séances d’éléments divertissants, quand ils ne puisent pas directement dans la culture télévisuelle [3] (Koh Lanta, La France a un incroyable talent, etc.) ? Pourquoi un dessin d’enfant, dans une école en Réseau d’éducation prioritaire renforcée (REP+), est-il presque nécessairement affublé d’un signe Nike ou Kaporal ?
Il convient de remarquer ici, et de le bien souligner, comme, s’étant solidement installé dans les esprits par la structure qu’a été la télévision pendant quarante ans, voilà le désastre qui fonctionne en roue libre. Tel ces retraités habitués à se lever à cinq heures, tel ces fauves qu’on peut voir danser dans la ménagerie des cirques quand retentit au loin la musique des répétitions, le spectateur est autonome, il “choisit” lui-même, désormais, de consacrer quotidiennement plusieurs heures de sa vie à des chatons glisseurs ou à des jeunes gens qui essayent des souliers – sous l’œil gargamélien des pondeurs d’applications et des vendeurs de choses.
Trop tard ?
Il n’a été décidé par quiconque qui aurait pu peser de combattre sérieusement (c’est à dire autrement que comme Ségolène Royal) le désastre quand il était encore enclos dans la télévision ; pis, on a même dit partout qu’il fallait laisser faire, on a osé parler de “contre-culture”, voire de “culture populaire”. On a trouvé “sympa” que les enfants fredonnent la musique des publicités. C’est que la critique du Divertissement est, pour qui se dit “de gauche”, assez délicate. Confère le fameux graphique de Pierre Bourdieu (aujourd’hui obsolète, certes, mais le point n’est pas là), et la notion d’“habitus de classe“. Factorisée à l’extrême, l’équation donne à peu près ceci : les classes de gauche cultivées, critiquant le Divertissement, toisent avec dédain la culture des pauvres (Les Bidochons, Strip-tease, le Zapping, etc.), ou, ne l’osant pas car précisément c’est la culture des pauvres, en font un éloge hypocrite et grotesque (Jack Lang, Jean-Claude Passeron [2], etc.). Alternative terrible, donc : aimer la culture du Capital pour faire “peuple”, ou dénigrer les habitus du peuple pour combattre la culture du Capital. L’homme “de droite” cultivé, rassurons-nous, n’est pas en reste, qui croit avoir toute latitude pour critiquer Hanouna, sous prétexte que lui assume son mépris de classe et que son refus de l’égalitarisme l’autorise à toutes les hiérarchisations. C’est trop vite oublier l’apologie qu’il fait par ailleurs du système économique qui, précisément, produit tout ce qu’il affecte détester : Hanouna, donc, mais aussi Palavas, la grande distribution, GTA, Disneyland, les cailleras, l’art dit “contemporain”, les anglicismes et l’écriture inclusive. « Dieu se rit, etc. »
Est-il trop tard ? Rêvons : un sage gouvernement nationalise toutes les chaînes de télévision et n’y diffuse plus que des programmes qui n’insultent pas l’intelligence de l’Homme. Ou, plus réformiste : un sage gouvernement donne au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) des pouvoirs et des ambitions sérieuses. Il y a fort à gager que la télévision deviendrait alors le refuge désuet, pour ne pas dire vintage, des classes cultivées. Et la sauvage Internet un lieu de perdition où se ruerait le reste des populations. Faut-il, dès lors, employer des méthodes chinoises ? Dangereux, et probablement impossible. Tarir l’envie de bêtise ? Elle est, comme le goût du sucre, auto-génératrice. L’école, on en a parlé, lutte à armes inégales, Hanouna est plus fort. Se préserver individuellement de l’épidémie en s’auto-disciplinant ? Nécessaire, mais certainement pas suffisant. On voit comme la lutte est quasi vaine, comme trop de temps a été perdu, sous-estimée l’ampleur de la catastrophe. Un tout premier fait d’arme consiste probablement à s’autoriser, sans complexe, à tenir pour délétère ce qui l’est. Reste ensuite, tâche immense, à inventer des solutions concrètes, réelles, effectives, pour venir à bout du poison.
Notes :
[1] Patrick Le Lay, « Peut-on tout montrer à la télévision ? », Le Monde (10 mai 2001).
[2] Cf. Jean-Claude Passeron et Claude Grignon, Le Savant et le populaire, misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature (Seuil-Gallimard, 1989).
[3] Sur la pénétration de l’esprit du divertissement jusque dans la culture des grandes écoles, cf. Olivier Barbarant, « L’éloquence ou le bagou ? » , Le Monde diplomatique (novembre 2018).
Nos Desserts :
- Au Comptoir, on diffusait les bons mots du camarade Pasolini sur la télévision
- On vous parle régulièrement de l’art contemporain et de son chantage au fascisme
- Visionnez en ligne le documentaire Le temps de cerveau disponible
- Une recension du petit livre de Marie Bénilde sur la publicité, On achète bien les cerveaux
- Le cauchemar médiatique, de Daniel Schneidermann
Catégories :Culture
A reblogué ceci sur Peuples Observateurs Avant Garde Togolaise et Africaine.
Très bonne article. Mais » l’usage contemporain le plus notable des techniques de l’image, du son et de leur diffusion « , voilà une idée à creuser. Je voudrais prendre en exemple la petite révolution ( en france du moins ), de la forme du reportage et du décryptage de l’information, offerte par « le petit journal ».
Je suis content de lire ce genre d’article qui n’existent nul part ailleurs ou presque. En effet je crois que la réforme de la télévision selon les principes d’interdiction de l’abrutisation et de l’infantilisation est le combat des combats, auquel devra s’ajouter une réforme de la publicité pour interdire la manipulation de l’inconscient. Il faudrait créer un collectif pour mettre tout ceci sous forme de lois et de propositions concrètes.
Théoriquement, la télévision peut être un outil formidable pour diffuser la culture, la philosophie, le civisme, l’histoire etc.. et dans les faits c’est tout l’inverse. Finalement le libéralisme comme le nazisme et le communisme rêve aussi de créer son « homme nouveau » : un gamin intolérant et consommateur impulsif, via la télévision. La différence c’est que le libéralisme est sur le point de réussir.
Autre point, ce n’est pas du mépris de classe que de critiquer la télé-poubelle car les gens s’en rendent bien compte de la bouillie qu’ils regardent mais bon « y’a rien d’autre à la télé » alors « autant mettre un truc vite fait marrant ».
PS : connaissez vous Michel Desmurget et son bouquin TV Lobotomie ? Lien vers une de ses conférences : https://www.youtube.com/watch?v=NvMNf0Po1wY où l’on se rend compte que la réforme de la télévision est vraiment une question grave de santé public.