Culture

Tanaka Shozo, aux origines de l’écologie

En 2016, les éditions Wildproject publiaient une excellente biographie du pionnier japonais de l’écologie politique Tanaka Shozo, personnage excentrique et héroïque. Passée relativement inaperçue au moment de sa sortie, celle-ci nous révèle pourtant un pan méconnu et néanmoins passionnant de l’histoire des luttes environnementales. 

Lorsque l’on se met en quête des précurseurs de l’écologie, l’on se tourne généralement vers les États-Unis – des auteurs comme Henry David Thoreau, John Muir ou George Perkins Marsh – ou bien vers certaines figures marginales du socialisme européen – William Morris ou John Ruskin en Angleterre, Elisée Reclus ou les anarchistes naturiens en France, pour ne citer qu’eux – mais rarement vers le Japon. Les amateurs de haïku ou d’estampe savent bien que les arts de ce pays se distinguent par une grande sensibilité à la nature, mais sans qu’il soit pour autant permis de parler d’écologie au sens strict, car ils ne témoignent pas d’une volonté consciente de préserver un certain type de territoires ou de favoriser des organisations sociales respectueuses de leur milieu.

« Une vraie civilisation ne ravage pas les montagnes, ne ravage pas les rivières, ne détruit pas les villages, ne tue pas les hommes. » T. Shozo

C’est pourtant au Japon, pendant l’ère Meiji, alors que le pays se modernise et s’industrialise à marche forcée, qu’a vécu et combattu l’un des pionniers les plus fascinants de l’écologie politique : Tanaka Shozo, né en 1841 et mort en 1913. Issu d’une famille rurale de chefs de village relativement aisée, doté d’une personnalité rebelle et intransigeante, d’une énergie hors du commun, tour à tour et parfois simultanément vagabond, parlementaire, poète et militant écologiste avant l’heure, Tanaka n’a eu de cesse de lutter contre les injustices et les décisions arbitraires qui affectaient le petit peuple japonais, singulièrement sa paysannerie.

Son combat le plus emblématique, il le mena contre l’immense mine de cuivre d’Ashio, propriété d’une grande famille d’industriels japonais, située sur les rives de la Watarase, en amont de la fertile vallée agricole de Shimotsuke. À partir des années 1890, dans un contexte d’explosion de la demande internationale, le Japon devint le deuxième producteur mondial de cuivre, la mine d’Ashio représentant à elle seule 30 % de la production nationale, revêtant de ce fait un intérêt stratégique majeur pour l’État-nation en formation. Mais l’extraction du cuivre, en plus de reposer sur une exploitation brutale des mineurs (qui se révoltèrent d’ailleurs en 1907), entraîna une catastrophe écologique sans précédent dans la plaine alluviale de Shimotsuke : les crues de la rivière Watarase charrièrent des dépôts toxiques qui annihilèrent les récoltes, contaminèrent durablement les sols et ruinèrent les habitants, confrontés qui plus est à une hausse vertigineuse de leur mortalité et à de terribles maladies oculaires allant jusqu’à la cécité.

Les paysans, soutenus et à bien des égards représentés par Tanaka auprès des élites politiques et de l’opinion publique, se mobilisèrent contre la mine pendant de longues années, en vain. Bien sûr, il y eut ici ou là quelques indemnisations, quelques “études d’impact” (déjà !) manipulées ou enterrées selon les circonstances, pléthore de déclarations d’intention généreuses et même une poignée de décisions de justice favorables. Mais il existait en réalité une collusion forte entre les propriétaires de la mine et les membres du gouvernement (parfois même des liens familiaux), aussi le mouvement fut-il massivement ignoré, criminalisé, réprimé, et ce bien souvent au nom de “l’intérêt national”.

Le comble de l’ignominie fut atteint lorsque le gouvernement décida, en guise de “solution” aux problèmes de pollution, de construire un lac artificiel pour endiguer la crue de la rivière. Sachant parfaitement que son combat serait vain, Tanaka se lança néanmoins à corps perdu dans la défense des villages appelés à être engloutis par le lac, renonçant à toute aspiration personnelle et à tout confort, dans un geste où se mêlaient des élans de sagesse et de sainteté. Épuisé par une vie d’engagements, il mourut en 1913, laissant pour toute possession en ce monde un havresac, une liste de personnes intéressées par la défense des rivières, un Nouveau Testament, un exemplaire de la constitution japonaise, trois carnets de notes et quelques pierres. Quasiment oublié pendant des décennies, il fut redécouvert au Japon dans les années 1970, au moment de l’essor de la conscience écologique dans le pays.

John_Muir_Cane

Du point de vue de l’histoire des idées et des combats écologistes, il est intéressant de comparer la trajectoire de Tanaka Shozo avec celle de son contemporain américain John Muir (1838 – 1914). Là où Muir s’attacha essentiellement à préserver des territoires supposés vierges, parfois au détriment des populations autochtones, qui en furent exclues, Tanaka s’engagea avant tout contre les effets de l’exploitation industrielle sur les populations riveraines. Certes, John Muir dénonça le “dollar tout-puissant” et se confronta à l’industrie hydroélectrique naissante lorsqu’il s’opposa à la construction d’un barrage dans la sublime vallée de Hetch Hetchy, tandis que Tanaka, à la fin de sa vie, développa une spiritualité écocentrée que n’aurait pas renié le grand naturaliste américain, tenant compte des effets dévastateurs de la pollution non seulement sur les humains mais aussi sur les forêts et les rivières. S’il serait donc caricatural de les opposer purement et simplement, force est de reconnaître qu’ils incarnèrent à la même époque deux façons très différentes d’envisager l’écologie, l’une davantage tournée vers la protection des espaces et des espèces, l’autre accordant bien plus d’importance à l’impact du développement industriel sur les communautés humaines.

« La vie de Tanaka nous montre, hélas, que les mécanismes qui conduisent à la destruction de la vie sur Terre n’ont pas réellement changé depuis les origines de la société industrielle. »

Enfin, à l’heure où l’offensive extractiviste du capitalisme s’intensifie, où les projets miniers et leurs coulées de boues meurtrières font des ravages, par exemple au Brésil où les défenseurs des droits de l’homme et de la Terre sont assassinés par dizaines, la vie de Tanaka et l’histoire du mouvement social dont il fut le héros nous montrent, hélas, que les mécanismes qui conduisent à la destruction de la vie sur Terre n’ont pas réellement changé depuis les origines de la société industrielle. Complicité quasi-mafieuse des élites économiques et de l’État, sacrifice de territoires et de sociétés entières sur l’autel du “développement” et de “l’intérêt national”, criminalisation et répression des mouvements résistant à leur expropriation ou à leur appauvrissement : autant de réalités auxquelles sont confrontées, encore aujourd’hui, les populations rurales, indigènes ou militantes (comme dans le cas des ZAD en France) en lutte contre les grands projets d’infrastructure et les pratiques extractivistes, notamment dans le secteur minier. La plupart de ces populations ont désormais bien compris qu’il n’y avait pas grand-chose de bon à attendre de pouvoirs publics criminels, et que la lutte engagée contre les puissances mortifères de la civilisation industrielle serait une lutte à mort. Ce que Tanaka Shozo, qui pendant longtemps pourtant manifesta une entière confiance envers les institutions japonaises, avait compris à son corps défendant dès l’aube du vingtième siècle :

« Les plantes fanent,

Les hommes meurent,

Pour les élus

Tout cela n’est rien –

Des visages de pierre ! »

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