Culture

La dictature chilienne au cinéma

Dans leur livre « Le toucher du monde » (Éditions Dehors), Sophie Gosselin et David gé Bartoli proposent une approche non anthropocentrique de la nature. Ils essaient d’ouvrir une voie entre sa conception moderne, qui suppose la possibilité de son appropriation sans limite, et les propositions ambiguës d’un retour à un « ordre naturel ». Suivre cette voie implique de se défaire de tout un ensemble de schèmes théoriques portés par une longue tradition de la pensée occidentale. Mais ce geste critique s’avérerait insuffisant s’il n’accompagnait pas la réinvention d’un rapport sensible au monde, c’est-à-dire d’autres manières de faire l’expérience de l’espace et du temps. Nous en publions ici les bonnes feuilles, consacrées au cinéaste chilien Patricio Guzmán.

« À cette époque, le Chili était un havre de paix isolé du monde. Santiago dormait au pied de la Cordillère, déconnecté du reste de la Terre. Le présent était le seul temps qui existait. Cette vie paisible un jour a pris fin. Un vent révolutionnaire nous a propulsés au centre du monde. J’ai eu la chance de vivre cette noble aventure qui nous a tous tirés de notre sommeil. […] À peu près à la même époque la science s’est éprise du ciel du Chili. Un groupe d’astronomes a découvert qu’on pouvait toucher les étoiles du doigt dans le désert d’Atacama. Enveloppés de poussière stellaire, les scientifiques du monde entier ont construit les télescopes les plus puissants de la Terre. Quelque temps après, un coup d’État… »

Subir un coup d’État

Le-toucher-du-mondeSubir un coup d’État c’est vivre un arrêt de monde : un pouvoir vous contraint à vous tenir sous le sceau du Même, imposant une unique mode de vie et système de représentation. Plus rien ne doit bouger, ne doit se réveiller sans la volonté d’une instance supérieure qui organise et distribue les places dans l’espace et dans le temps, qui définit les formes mêmes de l’espace et du temps. La puissance est réprimée au nom d’un pouvoir qui impose, de l’extérieur, sa seule et unique loi. Imposer un État, c’est d’abord imposer un régime unique d’espace et de temps : le régime univoque et homogène de la clôture propriétaire. Les murs s’érigent en autant de frontières qui mettent un coup d’arrêt à la contagion métamorphique de la puissance-matière qui anime les corps. Si le coup d’État est un coup porté contre la puissance du peuple c’est aussi et plus profondément un coup porté contre la puissance des corps, de tous ces corps qui, en se libérant du joug de la domination, ont réveillé les traces d’autres espaces et temps. Ce que l’enfant Patricio a senti, d’abord dans l’irruption révolutionnaire qui porta Salvador Allende à la présidence du Chili en 1970 puis dans la déflagration violente du coup d’État qui l’a suivi (en 1973), c’est un bouleversement radical dans la texture du temps. Le temps, jusqu’alors vécu dans l’insouciance enfantine d’un présent éternel, s’est soulevé, réveillant et révélant une profondeur de traces et de forces insoupçonnées.

Au moment de l’irruption révolutionnaire, le temps s’est ouvert pour libérer le passage d’une puissance jusqu’alors contenue. Puis il s’est refermé, pris au piège du coup d’État. Le coup porté a fait tomber les corps, les a désanimés, torturés, exterminés. La dictature ne s’est pas contentée de mettre à mort les opposants : elle a organisé leur disparition, enfouissant les cadavres dans le désert ou bien les jetant à la mer, les livrant à cette condition de « nonumnoï » (de sans nom) qui, chez les grecs anciens, vouait les âmes à l’indifférenciation de l’oubli. « Les sans noms, les nonumnoï, ceux qui n’ont plus de visage, qui ne sont plus visibles, qui ne sont plus rien. Ils forment une masse indistincte d’êtres qui ont été autrefois des individus, mais dont on ne sait plus rien. » La dictature a imposé le silence de la mort et son impunité. Elle a mis en marche la machine de l’oubli et du deuil impossible. Elle a fait comme si le temps s’arrêtait là, fixé à jamais sur ce présent interminable, vidé de toute existence sensible, de toute existence possible.

« La dictature a imposé le silence de la mort et son impunité. Elle a mis en marche la machine de l’oubli et du deuil impossible. Elle a fait comme si le temps s’arrêtait là, fixé à jamais sur ce présent interminable, vidé de toute existence sensible, de toute existence possible. »

Le coup d’État, la prise de pouvoir qu’il organise par et à travers la répression de toute expression de puissance, relève d’une dimension irréductible aux seuls enjeux politiques et historiques. En imposant la réalité d’un espace et d’un temps continu et homogène, en oblitérant l’espacement du passage qui déplie le paysage comme espace d’inscription, il opère un coup de force dont la portée est métaphysique et ontologique. À travers ses modalités de gouvernement, ses modes et moyens d’intervention sur un territoire donné, ses institutions et ses infrastructures, son quadrillage de l’espace, sa mise en sûreté policière et militaire, ce que l’on appelle « État » se confond alors avec l’installation spatio-temporelle d’une technologie de pouvoir qui repose sur le déni ou l’asservissement des corps.

Patricio Guzmán sur le tournage de La Cordillère des songes (2019)

Puissances du documentaire

Comment faire éclater au grand jour la vérité de ces corps qui insistent pour témoigner, de ces traces qui persistent à habiter les lieux ? Comment réveiller et rappeler les puissances qui ont à un moment fait surface ? Comment rendre justice aux disparus ? Voilà ce qui motive Patricio Guzmán à réaliser ses documentaires : Nostalgie de la lumière (2010) et Bouton de nacre (2015). Guzmán « filme obstinément », pour offrir un visage, restituer un affect, des rencontres, une espérance commune. Tout cela guidé par de l’agir, c’est-à-dire par la poussée irrépressible d’une puissance à être, à devenir. Il faudra donc remonter le fil du temps, non pas pour revenir en arrière, mais pour rouvrir le passage aux temps, c’est-à-dire aux constellations de traces qui persistent à même le paysage. « Le fleuve inverse le mouvement de son courant. L’eau des cascades monte. Les gens commencent à marcher à reculons. Les chevaux marchent en arrière. Les militaires rompent leur défilé. Les balles sortent des chairs. Les balles entrent dans les canons. Les officiers rengainent leurs pistolets. Le courant pénètre dans les prises. Les torturés arrêtent de s’agiter. Les torturés ferment leur bouche. Les camps de concentration se vident. Les disparus réapparaissent« .

C’est ce que chante, comme une incantation, un poète chilien, Gonzalo Millan, pour accueillir les siens, les nôtres, les disparus. Guzmán remonte ainsi aux origines de l’État chilien, de cet État qui, avant la dictature de Pinochet, s’était livré à la colonisation et à l’extermination des peuples autochtones puis à l’exploitation et à l’asservissement des pauvres. Aux côtés des opposants communistes et socialistes du mouvement révolutionnaire, les spectres d’autres disparus refont surface : ceux des ouvriers du XIXe siècle et des indiens exploités dans les mines du désert au nom du Progrès, de la modernité et de la croissance indéfinie du marché mondialisé, mais aussi ceux des peuples indigènes du Sud, ces nomades de l’eau qui vivaient au rythme des vagues, des marées et des étoiles, habitants de « la Terre de feu » vivant en petits groupes, en archipels parmi les archipels de terre s’effrangeant dans la mer. Ces peuples ont subi « l’éclipse de leur monde ».

Nostalgie de la lumière (2010)

Mais ces spectres peuvent à tout moment ressurgir des profondeurs du paysage dont ils continuent à habiter la matière. Guzman fait donc parler la matière elle-même pour témoigner de la persistance des puissances des corps disparus : os, gravures sur la roche, boutons, photos, sable, eau, lumière. Le paysage se met à parler et nous raconte, au fil des documentaires, à travers les liens, échos et résonances qu’ils déplient et articulent, le récit de toutes les traces dont il est chargé. Réveiller les spectres des disparus, c’est donc, dans le même temps, diffracter la multiplicité des temps-en-espaces qui trament le paysage : c’est déployer la persistance de constellations de traces à même les matières, c’est rouvrir l’espacement d’un passage, d’une possible advenue. Dans Bouton de nacre, il suffit de deux boutons pour que s’ouvre, dans l’intervalle, des temps-en-espace : un bouton de nacre, celui qu’a dû accepter un nomade de l’eau contre une leçon de civilisation (l’histoire étourdissante du capitaine FitzRoy, humaniste patenté, qui embarque en 1830 dans son navire pour l’Angleterre cet « indigène » rebaptisé pour l’occasion « Jimmy Button ») et un bouton incrusté dans un rail rouillé, indiquant qu’un corps d’opposant politique à la dictature y a été attaché, jeté probablement à la mer par hélicoptère.

« Les temps se font rivières, ruisseaux, torrents, gouttes de pluie crépitant, se liant, se nourrissant l’une l’autre, débordant et donnant naissance à d’autres fleuves possibles, communiquant comme autant de sources souterraines irriguant la terre de constellations naissantes. »

Dans Nostalgie de la lumière, les temps-en-espace surgissent de la mise en écho de deux poussières : poussière d’os et poussière d’étoiles, toutes deux constituées de la même matière, du calcium, qui résiste à la complète annihilation. En déployant les temps-en-espace qui persistent à même le paysage, Guzmán nous rend sensible à une force de gravitation qui n’est pas seulement physique mais pathique. Si la force de gravitation physique attire les corps vers la Terre, la force de gravitation pathique en constitue la condition d’habitation. C’est cette force pathique qui permet d’habiter le paysage, de s’y inscrire en tant que corps en relation avec d’autres corps. « Je suis convaincu que la mémoire a une force de gravité. Elle nous attire toujours. Ceux qui ont une mémoire peuvent vivre dans le fragile temps présent. Ceux qui n’en ont pas ne vivent nulle part« . Alors le fleuve du temps éclate en plusieurs directions. Son écoulement linéaire de la source jusque dans la mer se fait équivoque et polymorphe. Il n’y a plus LE temps, mais des temps sensibles qui s’ouvrent en constellations et trament le paysage d’une mémoire. Les temps se font rivières, ruisseaux, torrents, gouttes de pluie crépitant, se liant, se nourrissant l’une l’autre, débordant et donnant naissance à d’autres fleuves possibles, communiquant comme autant de sources souterraines irriguant la terre de constellations naissantes. Images-naissantes de mondes à venir que l’art des traces déployé par Guzmán accompagne et articule. « Le documentaire, dit-il, s’est fait… Le seul élément décisif a été la découverte du lieu. »

Le Bouton de nacre (2015)

Les lieux et la mémoire

Atacama, le désert le plus aride sur Terre ; des télescopes tournés vers le ciel et des astronomes scrutant l’arrivée de la lumière stellaire ; des femmes aux pieds des télescopes sillonnant les étendues de sable à la recherche des restes des déportés exécutés par la dictature de Pinochet ; une main décharnée surgissant des mouvements du sable balayé par les vents ; des fragments éparpillés de corps calcinés par le soleil ; des archéologues fouillant le sol à la recherche des traces des disparus ; des dessins de lamas ou d’êtres humains gravés dans la roche par des bergers pré-colombiens ; les mouvements des astres, les explosions d’étoiles. Poussière de sable et poussière d’étoile. Nostalgie de la lumière.

À travers l’écriture de son film documentaire, Guzmán diffracte l’espace et le temps pour faire surgir le spectre des traces qui habitent et tissent imperceptiblement le paysage. Le désert s’anime sous nos yeux de toutes ces vies survivantes et spectrales. Dans l’intervalle des témoignages, des archives, des matières et des gestes mis en résonance par Guzmán, les disparus réapparaissent pour se faire lumière. À la fois lumière stellaire et lumière cinématographique. La lumière fait apparaître. Elle rend visible tout en nous portant au-delà du visible. Car la lumière ne fait pas que rendre visible ce qui est, ce qui se présente sous nos yeux sur le mode d’une forme positive (réelle ou représentée). Elle accompagne le mouvement même d’apparition, elle conditionne toute phénoménalité (phanesthaï). La lumière est ici envisagée dans la poussée d’une expansion. Ce que Guzmán nous donne à voir à travers les images du cosmos en expansion, des galaxies ou planètes surgissant du fond obscur de l’Univers, sont autant de poussées métaphoriques du mouvement du naturer qui fait monde comme image-naissante (imagination). Lumière-forces plutôt que lumière-forme.

« À travers l’écriture de son film documentaire, Guzmán diffracte l’espace et le temps pour faire surgir le spectre des traces qui habitent et tissent imperceptiblement le paysage. »

Pris dans son déploiement, l’apparaître ne peut jamais être celui d’une pleine visibilité. Il est tissé d’ombres, d’obscurités, de trous et d’écarts, tels ces trous noirs qui déforment et informent le déploiement de la matière gravitationnelle. L’apparition ne renvoie donc pas seulement à la visibilité d’une forme positive, discernable, mais aussi et d’abord à la fissure qui ouvre, à l’écart qui différencie, à l’espacement d’entre les forces. Puissance-matière de la lumière : puissance d’une advenue qui persiste à l’état de puissance au sein même de la matière cristallisée en forme (ou objet), tel ce bloc de quartz de 3000 ans retrouvé dans le désert d’Atacama en lequel se trouve enfermée une goutte d’eau, toujours là, en restance, attendant sa délivrance pour une autre vie, un monde à-venir. Réveiller les spectres qui persistent à même la matière revient à délivrer cette goutte d’eau pour redonner vie là où règne la sécheresse du désert. Dans les écarts de la matière persiste une infinité de formes qui aspirent à naître, une infinité de traces prêtent à ressurgir pour donner consistance à de nouvelles existences.

En réveillant ces traces Guzmán nous rend sensible à l’espacement d’une mémoire immémoriale : immémoire de ce qui ne cesse d’arriver depuis les temps « les plus anciens » et mémoire des traces qui persistent à même le présent. « Les astronomes, grâce à leur travail, ont créé un télescope géant pour rapprocher deux choses apparemment inconciliables : les origines de tout… et le passé de tout ce qu’on est aujourd’hui. Ce sont deux situations… Ils reçoivent aujourd’hui le passé. Mais en même temps, ils reçoivent le passé le plus ancien de tous. »

À chaque fois que l’on accueille la lumière, celle qui nous arrive et nous entoure, on accueille en même temps des milliards d’années. Comment habiter ces milliards d’années qui se donnent à nous, à tout instant ? L’astronome peut rendre sensible les milliards d’années lumière qui ne cessent d’arriver depuis l’espace (il voit l’espace se dilater dans le temps, du Big bang jusqu’à nos jours, et le temps dilater l’espace, ce pourquoi l’on parle en astronomie d’années-lumière pour considérer et mesurer le parcours de la lumière dans l’espace-temps comme quatrième dimension qui influe sur l’espace comme matrice déformée par la présence d’énergies et de forces de gravité extrêmement denses), mais il ne peut répondre à la question de l’habiter. Car l’habitation est pathique, elle nous engage en tant que corps inscrits dans les battements et variations du naturer. Elle met en jeu le sentir et l’intuition, les métamorphoses, la psyché, la mémoire involontaire, les écarts imperceptibles, les intensités des devenirs, les mutations imprévisibles, les épiphanies, le tacite…

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