Dans une petite ville de l’Ohio, le 2 novembre 1999, Luther Dunphy, un militant anti-avortement abat le médecin avorteur et défenseur des droits des femmes Augustus Voorhees, qualifié « d’assassin » par ses opposants. À partir de cela, s’ensuit un long processus judiciaire, un procès qui dure des années jusqu’à la condamnation de Luther Dunphy à la peine capitale.
Dans un récit à la croisée du roman et du reportage, Joyce Carol Oates dissèque avec une écriture pointilliste les ressorts qui ont conduit à cet acte meurtrier. L’auteure arrive à établir des points communs entre les deux protagonistes principaux et leurs familles qui sont pourtant opposées à tous points de vue, tant l’écart en apparence est abyssal entre des démocrates cultivés et aisés qui ne croient pas en Dieu, et des « petits blancs » modestes, à la fois très religieux et ultra-conservateurs.
Enfin, comme le suggère le titre du roman, il est difficile de savoir qui sont les véritables martyrs tant les points de vue diffèrent. Qui sont les véritables victimes entre le médecin avorteur, le soldat de Dieu, les fœtus avortés ou les familles qui doivent apprendre à survivre et tenter de recoller les morceaux ?
« Pour l’Église conservatrice les femmes sont des éternelles mineures qu’il faut sauver d’elles-mêmes et leur liberté de choix, freinée par des déterminismes biologiques, n’est qu’une illusion. »
Ultraconservateurs et progressistes : vrai ou faux clivage ?
Le droit à l’avortement, qui est particulièrement remis en question aux Etats-Unis en 2019 permet, ici, à l’auteure de brosser le portrait d’une société encore jeune qui s’est construite trop vite, reposant sur des courants idéologiques aux croyances souvent binaires et étriquées. Ce sujet peut-être celui qui illustre le mieux la lutte entre progressistes et conservateurs aux Etats-Unis, mais également dans l’ensemble des sociétés occidentales, où les positions plus nuancées ont tendance à être éclipsées. Pour les uns, le plus souvent influencés par une vision traditionnelle et religieuse, il importe avant tout de défendre la vie à naître, quelle que soit la destinée de ces bébés en question et les conditions dans lesquels ils grandissent : « Défendre les enfants à naître. Un homicide justifiable. »
En effet, pour les ultra-conservateurs et religieux, le corps de la femme est indubitablement synonyme de transmission de la vie et reproduction des générations, comme il suffit de facto à définir la femme avant tout dans sa fonction maternelle. Dans cette mesure, non seulement les femmes sont pour l’Église conservatrice des éternelles mineures qu’il faut sauver d’elles-mêmes, mais leur liberté de choix, freinée par des déterminismes biologiques, n’est qu’une illusion :
« Une femme ne sait pas ce qu’elle veut. Surtout quand elle est enceinte et que son état mental est bouleversé par ce qu’on appelle les ‘hormones’. »
A contrario, dans le camp progressiste, défendre la liberté des femmes à avorter va de soi au point que le fameux « mon corps m’appartient » est devenu un credo indiscutable. Cette phrase, en plus de confondre émancipation et possession, témoigne dans la continuité de la logique de domination d’une philosophie cartésienne qui surélève l’esprit humain au mépris du corps. S’il importe bien évidemment que les femmes aient le choix de décider pour elles-mêmes ce qui leur semble le mieux, le corps n’est pas plus leur propriété individuelle qui ne l’est de la collectivité, pas plus qu’il ne devrait être une vache sacrée ou un fardeau.
Grandeurs et misères des « héros »
L’auteure peint avec finesse l’ambivalence de ses personnages, la culpabilité et les doutes qui les rongent malgré leurs certitudes apparentes. En s’attardant sur l’histoire familiale et personnelle de Luther Dunphy et d’Augustus Voorhees, l’auteure montre que l’absolu que l’on conçoit pour la société toute entière est l’autre facette de la même pièce du combat contre soi-même, ses démons et ses contradictions internes, illustrant par-là même le décalage chez l’humain entre les perceptions et les actes.
« Ce roman interroge la corrélation entre les croyances, aussi idéalistes soit-elles et les actes, et surtout les dégâts irréparables que l’apologie de l’héroïsme à tout prix peut occasionner. »
Pour Luther Dunphy, le fait d’appartenir à une église ultra-conservatrice et au mouvement anti-avortement Operation Rescue s’apparente à une rédemption, lui qui a toujours été tiraillé par ses penchants sensuels, voire pervers vis-à-vis des filles depuis son adolescence, en plus de s’être révélé impuissant à accepter la vulnérabilité de sa dernière fille handicapée Daphne, qui est morte accidentellement alors qu’il conduisait. Le besoin de transcendance est un impératif au point qu’il se croit jusqu’au bout guidé par la volonté divine, en croyant incarner sa volonté, sans qu’il n’y ait de place pour le libre-arbitre et le doute, qui est pourtant nécessaire à la foi :
« Toi, Luther Dunphy. Tu es l’élu.
Toi, qui mettras à bas le meurtrier avorteur Voorhees pour que tes frères chrétiens soient dans la joie. »
Quant à Augustus Voorhees, l’on découvre rapidement que sa mère est partie du foyer à l’âge de ses huit ans et qu’il n’était au départ pas désiré. À partir de ce moment, s’est forgée sa conviction que toutes les femmes ne souhaitaient réellement épouser la maternité, et qu’il fallait dans certains cas, l’empêcher. Toute sa carrière a dès lors consisté à sauver des femmes et jeunes filles de la détresse en leur évitant un sort qu’elle ne voulaient pour elles-mêmes :
« Il avait sauvé des vies. La vie de jeunes filles et de femmes. Des filles qui avaient essayé d’avorter elles-mêmes par honte. »
Le médecin en devient même sarcastique et étranger vis-à-vis de sa propre mère, qu’il appelle par son prénom quand celle-ci avoue regretter sa grossesse non désirée d’antan :
« Mon Dieu, Lena ! Tu es têtue. Et tu ne prends pas assez de recul. Nous nous préoccupons de toutes les femmes, pas seulement de toi… Ou de moi.
Il n’est pas possible de prendre du recul, Gus. Il n’y avait qu’un seul Gus Voorhees. »
À la différence de Luther Dunphy et de sa famille, Augustus Voorhees ne conçoit aucune croyance et est dépourvu de spiritualité. La vie est dès lors avant tout une question de volonté et des accomplissements qui en résultent.
« Papa disait donc (…) qu’il y avait un ‘paradis’, à condition de se souvenir que le ‘paradis’ n’était rien d’extraordinaire ni d’étonnant; peut-être simplement une promenade le long du rivage ».
Les « héros« font l’histoire et les vaincus la racontent
Ce roman interroge la corrélation entre les croyances, aussi idéalistes soit-elles et les actes, et surtout les dégâts irréparables que l’apologie de l’héroïsme à tout prix peut occasionner. Comme le montre la seconde partie du roman, qui est centré sur la vie quotidienne des familles après l’assassinat, les actes sacrificiels des protagonistes témoignent aussi d’un mépris du réel et de leur entourage. Les deux personnages principaux sont en effet depuis le début prêts à mourir pour leurs convictions, qui donnent un sens à leur existence mais aussi leur permet de se mettre dans la peau du sauveur qui améliore le sort de l’humanité à n’importe quel prix, voire sans aucune prise de recul.
À ce titre, les personnages secondaires ont un rôle essentiel, comme les deux filles Naomi Voorhees et Dawn Dunphy, toutes deux obsédées par la mémoire de leur père et pour qui il est impossible de se construire sereinement entre les déménagements, les regards accusateurs et condescendants des autres dans le milieu scolaire puis universitaire, le changement inopiné d’attitude de leur mère et enfin le déchirement familial. Par leurs deux voix, l’on comprend que les familles des deux protagonistes principaux sont les première victimes de la situation. L’exemple de Naomi Voorhees en témoigne notamment, bien des années après l’assassinat de son père :
« Dans l’échec de sa vie elle n’était pas malheureuse. Des ruines au milieu desquelles elle trébuchait elle sauverait quelque chose de précieux elle en était sûre. »
« Ma vie a été comme ça… J’ai commencé des projets, commencé des études, et je n’ai rien fini. Je pensais que c’était parce que mon père avait été abattu quand j’étais petite fille. Mais aujourd’hui je me demande si ce n’est pas simplement une excuse pour ma vie qui est en morceaux, dont certains, perdus. »
Dans cette mesure, se battre pour ses convictions et préserver son entourage qui n’a rien demandé sont-ils deux impératifs incompatibles ? Faut-il renoncer à ce titre au recours à la violence ou bien du risque de mourir quand l’on souhaite défendre une cause juste ou contester les structures de pouvoir en place ?
Nos Desserts :
- « L’IVG un droit en sursis aux Etats-Unis », à lire dans Libération
- Série de deux émissions consacrées à Joyce Carol Oates sur France Culture
- « IVG en France : un accès inégal, un droit malmené », à lire sur Médiapart
- Au Comptoir, nous analysions l’instrumentalisation du débat sur la PMA/GPA
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La recension de cet ouvrage est plutôt bonne mais pourquoi ce titre racoleur « les croisés anti-avortements sont de retour :… » qui est un contre-sens du livre de Mme Oates ?
L’avortement n’est pas un droit et ne l’a jamais été. Son inscription dans la loi relève d’une dépénalisation, supposée être, à la base, à un titre tout à fait exceptionnel. L’avortement ne peut intrinsèquement être considéré comme un bien en soi (il s’agit de la suppression d’une existence, qu’elle soit humaine ou cellulaire) ni défendu comme tel, mais comme un moindre mal, ce que l’on pourrait comparer – bien que la comparaison soit impropre – à la peine de mort : il s’agit de savoir si l’on supprime ou non une existence jugée néfaste.
Je vous conseille l’excellent documentaire de de Renate Günther Greene diffusé par Arte (et pas par Radio-courtoisie ni par TV liberté), « Avortement la Loi du silence », sur les souffrances qui peuvent être liés à l’avortement et au déni opposé par la société aux femmes exprimant la moindre plainte sur ce sujet.
extraits : https://www.youtube.com/watch?v=t01iuwWNqhM
Vous écrivez : « pour les ultra-conservateurs et religieux, le corps de la femme est indubitablement synonyme de transmission de la vie et reproduction des générations ». Mais où est donc le problème ? Ce n’est pas seulement chez les ultra-conservateurs, c’est dans toutes les civilisations et à toutes les époques !
Juste un détail : est-il si anodin que ce soient (encore aujourd’hui ) les femmes qui accouchent ? En quoi la formule incriminée impliquerait-elle que la femme est réduite à sa fonction maternelle ?
Et encore, la fonction maternelle est-elle de droite ? Ultra-conservatrice, peut-être ?
A propager ou à sous-entendre ce genre de balivernes, vous leur offrez un boulevard à ces néo-conservateurs.