L’essai d’Ala Bashir, « Le médecin de Saddam » (JC Lattès, 2004), a été l’un des livres les plus débattus au sein de la classe moyenne intellectuelle irakienne. Cependant, une grande partie des critiques est, semble-t-il, sans fondement car peu ont lu le livre. Ce paradoxe montre au moins combien la figure de Saddam Hussein continue de diviser la société irakienne, quatorze ans après sa mort. L’auteur en a conscience, des années après la publication de son livre, le plus connu des médecins irakiens est encore critiqué sur cette série d’anecdote sur Saddam Hussein.
Le médecin de Saddam n’est pas une biographie, ni un livre d’histoire. Il s’agit plutôt d’une série d’anecdotes par un observateur intelligent sur la vie en Irak de 1958 à 2003. Ala Bashir a été le médecin personnel de Saddam Hussein pendant plus de vingt ans. C’est aussi un artiste dont le travail a été largement promu par le président irakien. Alors que l’Irak était pendant plus d’une dizaine d’années sous embargo, Ala Bashir fut l’un des portes voix de l’Irak, ses œuvres étaient exposées aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et à Paris. Le livre a le mérite de revenir sur les grands événements politiques qui ont secoué l’Irak depuis 1958 et la chute du régime monarchique. Ces différents changements de régime ont eu raison du tissu social irakien. Ala Bashir, à travers ses anecdotes de médecin, montre combien peu à peu toutes les institutions irakiennes ont été minées par les multiples guerres et violences politiques qui ont affectées l’Irak.
Dans le monde impitoyable de Saddam Hussein, être favorisé par le président signifie souvent se heurter à une hostilité impitoyable de son entourage, et c’était le cas d’Ala Bashir. De manière surprenante, l’auteur rappelle que le dictateur n’est souvent pas au courant de tout ce qui se passe dans ses différents fiefs ou, s’il le sait, il est souvent incapable de changer les choses. Bien que l’ancien président irakien soit sanguinaire et violent (demandez à ses anciens camarades), Ala Bashir considère que ce dernier avait un réel souci d’améliorer les conditions de vie des irakiens. À cette époque, la société irakienne connaît un progrès significatif dans le droit des femmes : leur est accordé le droit de demander le divorce. C’est également le cas dans le domaine de l’éducation, où l’Irak fait figure de meilleure élève dans sa lutte contre l’analphabétisme.
« Au-delà de la corruption systémique, présente chez les voisins arabes, deux facteurs émergent du livre d’Ala Bashir : le tribalisme et les guerres dévastatrices. »
L’intelligence de Saddam Hussein est un sujet qu’Ala Bashir a mentionné à maintes reprises dans nos conversations. Saddam Hussein a montré un intérêt sérieux pour les arts. Il aimait les livres, en particulier ceux d’histoire et les biographies. D’ailleurs, c’est l’artiste que le président a voulu décorer avant le médecin bien que ce dernier ait été professionnellement intégré sous ce titre dans le cercle du président. Certains aspects de sa personnalité sont à l’opposé de l’image que les médias étrangers ont voulu dépeindre : Ala Bashir est à peu près sûr, d’après ses expériences personnelles, que Saddam Hussein n’était pas un antisémite, tout en étant intransigeant dans sa politique envers Israël.
Tribalisme et guerre
Ala Bashir n’a pas seulement soigné l’ancien président irakien, il a également été le médecin de ses proches. À partir de ce livre, nous comprenons que bon nombre des problèmes dans le règne de Saddam Hussein sont devenus progressivement des problèmes familiaux dès lors qu’il a fait preuve de népotisme en intégrant tous ses proches dans les postes clés de l’Etat irakien. La famille Hussein est devenue l’État et l’État est devenu son domaine. Saddam Hussein dépendait fortement du clan et de la famille pour sa loyauté : l’Irak s’est retrouvé par conséquent avec des personnes moins compétentes aux postes de responsabilité. On comprend rapidement à quel point cette dynamique a détruit les institutions du pays et le tissu social irakien, en plus des sanctions étrangères qui ont isolé le pays du reste du monde.
Il est désormais largement admis, au moins parmi la majorité des Irakiens, que quelques années avant l’invasion, Saddam Hussein avait perdu tout crédit aux yeux de la majorité de la population. Au-delà de la corruption systémique, présente chez les voisins arabes, deux facteurs émergent du livre d’Ala Bashir : le tribalisme et les guerres dévastatrices.
La présidence de Saddam Hussein a été marquée par une centralisation du pouvoir et un tissage impressionnant des renseignements dans tous les recoins de la vie irakienne. Mais avant cela, une violence impitoyable s’est abattue sur les opposants politiques puis sur ses propres camarades et surtout sur les seniors du parti Baath (souvent ses anciens camarades de lutte…). Le meurtre d’Abdel Khaleq Al Samarae reste le plus dégoûtant et le plus injuste. Idéologue passionnément socialiste, vivant frugalement, Al Samarae est emprisonné en 1973 pour un prétendu coup d’État qui n’a pas réussi et exécuté sans procès en 1979 après six ans passées dans les geôles inhumaines d’Irak. Habituellement, les cibles de Saddam sont tuées mais l’honneur de la victime était également terni. Ala Bashir se souviens comment le directeur du renseignement, Fadhel Barak, a été tué par le président, puis son demi-frère allant épouser la veuve de l’officier. Ainsi s’exprime le tribalisme : une libération illimitée de la violence dans les relations sociales et ce mépris impitoyable envers la personne avec laquelle nous ne sommes en désaccord : tué et déshonoré.
Ensuite, il y a ces guerres interminables, mal gérées et épuisantes. La guerre Irak-Iran a duré huit ans et a fait près d’un million de victimes. La confrontation avec Khomeiny semblait inévitable, mais il y avait sans doute des moyens de l’affronter avec plus de succès. Cette guerre a été le premier coup porté à la vie sociale irakienne et à la vie quotidienne, déjà instable, des Irakiens. Ala Bashir rappelle cette image assez poignante : en Irak, à la fin des années 1980, sur chaque maison de Bagdad flottait un bandeau noir, signe que la famille venait de perdre un fils, un frère ou un père. L’invasion du Koweït et la débâcle militaire qui a suivi ont marqué la fin du pays : l’Irak est hors de l’histoire. À cette époque 3000 dinars irakiens valaient 1 dollar. Les Irakiens connaîtront la pauvreté jusqu’en 1996, date à laquelle l’Irak et l’ONU se mettront d’accord sur le programme « Pétrole contre nourriture ». L’être irakien en émerge épuisé et détruit.
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- OrientXXI revient sur les réformes de l’actuel gouvernement irakien de Mustafa Al-Kadhimi qui piétinent
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