Fiction

[Micro-fictions] Menacé de disparition ?

Entre Pantin et Bobigny, à deux cents mètres du Canal de l’Ourcq se trouve une rue déserte de vieux immeubles à la façade décrépie. Thierry y tient depuis maintenant plus de trente ans une librairie spécialisée sur les auteurs anarchistes, dont les étalages regorgent d’ouvrages d’auteurs aussi phares que méconnus, de Bakounine à Edward Carpenter. L’affluence dans la librairie est rare, hormis celle de lecteurs avertis pour qui le déplacement dans ce quartier insignifiant de banlieue est synonyme de pèlerinage.

Pour ce quinquagénaire originaire du Pays de Caux, qui enfant passait ses journées à dévorer des livres aux pages racornies au lieu de courir dans les champs, le métier de libraire s’est révélé à lui telle une vocation sacerdotale. Il vit chichement, affublé de chaussures de randonnées et d’une chemise à carreaux quelle que soit la saison, restant assis toute la journée sur sa chaise au milieu d’un temple poussiéreux de vieux bouquins mélangés pêle-mêle avant de remonter le soir dans son modeste trois-pièces. Étant l’un des derniers résidents de longue date du quartier, son loyer n’a pas bougé depuis trente ans et il jouit d’une tranquillité luxueuse malgré ses faibles revenus. Mais pour combien de temps encore ? Il ignore si son quartier restera toujours le même de son vivant, avec ses rues bétonnées obstruées par endroits comme des bras couverts de piqûres de moustiques. Au sud de Pantin, le long du canal, le paysage urbain a considérablement changé. À l’extrême nord, il n’y a qu’une grande coulée entourée de verdure, quelques barres d’immeubles çà et là de l’autre côté qui découpent le ciel en arrière-plan et une vieille usine à l’abandon un peu plus loin.

D’un côté, la librairie est accolée aux autres immeubles en ligne droite alors que de l’autre, une grande friche la sépare du reste, comme des incisives écartées en plein milieu d’une rangée de dents. Il y a huit ans encore, cette friche était un terrain de sport pour les élèves du collège Claude Bernard situé à trois rues de là. Une bande de garçons, dont Thierry se souvient encore, comme Momo, Abdel ou Théo, squattaient clandestinement le terrain pour jouer au foot. Les « passe la balle, Momo, passe la balle ! » ou « y’a faute, y’a faute ! » pénétraient jusqu’à l’intérieur des murs, procurant un semblant d’agitation pendant les heures creuses. Et puis un jour, ces sons de voix ont cessé, quand le maire a décidé de transformer le terrain en jardin partagé pour les riverains. En six ans, cet espace devenu le terrain de jeu des trafiquants de stupéfiants, plus âgés que Momo et sa bande, qui réglaient là leurs transactions, au point que personne d’autre n’osait s’y rendre. Et puis un jour, l’édile qui a souhaité mettre fin à ces trafics et transformer en profondeur le quartier a délivré un permis de construire à un promoteur. Celui-ci projette depuis lors de bâtir deux grands immeubles ultra-modernes sur la friche, qui doivent abriter le siège d’une entreprise de télécommunications et une pépinière de start-ups technologiques. Cerise sur le gâteau, les toits doivent être mobilisés pour favoriser la pratique de l’agriculture urbaine. Thierry a eu vent de ces décisions grâce à Kamel, l’épicier au bout de la rue qui parle à tout le monde, et qui a entendu la nouvelle par un employé de la mairie de Pantin qui a l’habitude de confier des secrets se répandant aussi vite qu’une colonie d’abeilles. « Le maire veut allier l’écologie et la modernité pour transformer toute la ville » l’employé lui a-t-il lâché.

Le soir-même après avoir appris cela, Thierry peine à fermer l’œil, se sentant tout d’un coup menacé de disparition, tel un nid dans un vieil arbre. Avec le temps, toute la rue finirait par connaître le même sort, se dit-il. Or cette librairie, c’est tout ce qu’il a de plus cher, et la poussière entre les étalages, ses auteurs préférés, les murs défraîchis, ont à ses yeux une valeur intime qui dépasse ce que peuvent imaginer les chefs d’orchestre de la modernité. « Qu’est-ce que ces abrutis connaissent à l’écologie. Ils veulent cultiver toute l’année des fraises sur les toits ? » 

Pendant la nuit, il fait un rêve étrange qui lui inspire une idée incongrue. Le matin même, il pose une petite plaquette sur la porte d’entrée du magasin « fermeture exceptionnelle, réouverture le lendemain » tout en sachant que cela ne risquait pas de décevoir grand-monde. Il prend le métro, et à la gare Saint-Lazare, monte dans un train jusqu’à Dieppe. Une fois arrivé, il appelle son frère Éric depuis le quai et lui demande de venir le chercher.

– Mais tiens, qu’est-ce que tu fous là ? T’es pas au milieu de tes bouquins, dans ton trou ? 

– Te moque pas de moi, viens me chercher s’il te plait.

– T’es gonflé hein, t’aurais pu prévenir parce que y a du boulot ici.

Une heure plus tard, Thierry arrive à la ferme, où Éric vit avec sa femme, ses deux enfants et son vieux qui ne peut vivre tout seul. Le libraire salue le vieillard assis à table dans la cuisine et les autres, tous surpris de le voir apparaître inopinément au milieu de la semaine, alors qu’il ne vient que deux ou trois fois par an à l’occasion de Noël et des vacances d’été.

– Ben alors, qu’est-ce qui t’amène ? lui demande le vieillard en affichant un sourire édenté.

– Il faudrait que je te demande quelque chose Papa. Tu m’avais parlé il y a environ quinze ans d’une espèce de criquet à la lisière de la forêt derrière les champs, qu’on trouve surtout dans la région. Ce sont les gris avec une queue teintée de vert. Est-ce qu’ils sont toujours là ?

– Tu devrais aller voir par toi-même. Mais depuis quand tu t’intéresses aux criquets ?

– Depuis toujours. J’aime la nature. Mais il est vrai que j’aime mieux la regarder et l’admirer que la travailler.

Éric intervient soudainement, prêt à éructer.

– On voit bien que ça t’arrange hein. Tu vis loin de tout, dans une ville de béton et de goudron, près des quartiers où gangrène la racaille. C’est sûr que ce ne sont pas tes grands philosophes anarcho-démago-utopistes qui feraient mon boulot hein.

– Tu devrais moins regarder la télé, ça aérerait ton cerveau plein de préjugés, lui rétorque Thierry sur un ton méprisant.

– Ah parce que c’est normal ce qu’on vit ? Je me casse le dos tous les jours et j’ai à peine le temps de me reposer pour une paye de misère à la fin du mois. Et en plus y a Papa dont il faut s’occuper, les gosses à nourrir et les bêtes à entretenir. Et toi, tu vis tranquillement en vendant des livres plein d’une réalité qui n’existera jamais, entouré de milliers de glandus au kilomètre carré gavés d’allocations tous les mois, et qui brûlent des voitures pour dire merci. Ce n’est pas dégueulasse ça ?

– Tu as raison Éric, c’est la société qui méprise des gens comme toi qui est dégueulasse. En fait, le mieux ça serait que personne ne méprise personne.

– Cause toujours !

Éric prend son assiette et sort de la cuisine en fulminant.

– Combien de temps vas-tu rester ? Demande Milène, la femme d’Éric

– Oh, seulement la journée, je repars en fin d’après-midi.

Vingt minutes plus tard, muni d’un bocal et d’une épuisette, Thierry se rend au fond du domaine près de la forêt que l’on aperçoit en arrière-plan depuis la ferme. Après avoir observé les arbres et écouté attentivement les bruits, il finit par attraper un premier criquet à la queue verte. Puis il parvient à collecter deux, puis trois, puis quatre et à la fin neuf. Satisfait de l’opération, il revient à la ferme et déclare qu’il est temps pour lui de repartir vers la capitale, prenant soin de dissimuler le bocal dans son sac à dos avant que sa belle-sœur ne le raccompagne à la gare. Le soir, revenu dans son minuscule appartement, il va directement se coucher, épuisé.  

Le lendemain matin, à sept heures trente, il se rend discrètement dans le jardin en friche, qui est désormais interdite d’accès tant aux dealers qu’aux riverains. Puis après avoir regardé autour de lui, il libère les criquets qui s’en donnent à cœur joie, se déplaçant d’un bout à l’autre du terrain jonché de terre et d’herbes hautes. Une fois l’opération terminée, Thierry se rend à l’épicerie de Kamel où il achète quelques légumes frais et des pâtes pour le déjeuner, et lui lâche l’air de rien :

– Oh, au fait, j’ai aperçu une espèce rare depuis ma fenêtre avant-hier, sur la friche. Il y avait des criquets avec une apparence très singulière. Tu devrais peut-être en parler à l’employé de mairie, s’il passe à la boutique. 

– Oh bah il vient tous les jours pour me vider son sac celui-là, je lui dirai.

Deux jours plus tard, l’employé de mairie se rend chez le libraire qui, ravi de ce petit jeu, l’emmène voir les criquets de ses propres yeux. Il demeure bouche bée durant cinq minutes puis s’en va ravi, avec la sensation d’avoir débusqué un trésor caché.

– Ben dis-donc, c’est pas croyable, faut que j’en parle aux collègues, y a quelque chose qu’on a raté.

Une semaine plus tard, deux experts en cravate et aux chaussures vernies débarquent sur la friche, affichant tous deux un air sérieux voire professoral. Thierry, amusé, leur indique où se trouvaient les criquets rares. Il ajoute sur un ton faussement crédule que petit, quand il vivait à la campagne, il adorait observer les criquets et les sauterelles mais n’en n’avait jamais vu de tels. « C’est incroyable, vous verrez ». Après avoir fait un tour d’inspection du terrain, d’où ils repartent médusés, ils reviennent deux jours plus tard puis encore une fois la semaine suivante. Deux mois plus tard, quand Thierry se rend chez Kamel, ce dernier lui annonce d’un ton enthousiaste :

– Oh tu ne vas pas le croire, y a le projet de construction de tours qui a été annulé. Le permis est invalidé.

– Ah bon ? Comment ça ?

– Eh ben, les criquets dont t’as parlé là, les experts se sont rendus compte que c’était une espèce ultra rare et introuvable dans le reste de la région. Alors pour les protéger d’une éventuelle disparition, le terrain a été classé.

Thierry n’en croit pas ses oreilles. À la fois ahuri et flatté d’avoir berné les deux experts, il répond :

– C’est une bonne nouvelle, ça.

En sortant de la boutique, le quinquagénaire sautille le cœur léger sur le trottoir, et avant de pénétrer dans son magasin, jette un coup d’œil sur la friche.

– Mon dieu, quels cons, mais quels cons ! S’esclaffe-t-il une fois qu’il passe la porte.

L’été suivant, la friche est réaménagée en terrasse éphémère, avec un stand de tireuses à bière, des caisses en bois en guise de chaises au milieu des herbes hautes. Plusieurs dizaines de jeunes bourgeois-bohèmes originaires de Paris et de la banlieue viennent se déhancher en plein cagnard sur de la musique électronique. Sur le grillage devant l’entrée du jardin, est inscrit au feutre noir sur une banderole : « Sauvons la planète. »

Pas un seul d’entre eux n’a cependant mis le pied dans la boutique de Thierry, aux ouvrages trop ringards et à la typographie ancienne. Décidant d’en rire, il place lui aussi une banderole devant la librairie, où est écrit en lettres capitales : « Sauvez-vous vous-mêmes ».  

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