Au cours de l’année 2020, alors que les outrances médiatiques et les discours gélatineux se succèdent en période de campagne pour les élections présidentielles, les crises sanitaire et sociale laissent plus que jamais entrevoir les plaies ouvertes de la société civile américaine, notamment celle de l’Amérique « profonde », des États du Midwest. À cet égard, le premier roman de Stephen Markley, « Ohio », qui a remporté très récemment le grand prix de littérature américaine 2020, est un tocsin qui sonne juste et fort au milieu de l’incendie.
Dans ce roman au réalisme noir, quatre anciens camarades de lycée bientôt trentenaires se croisent un soir pendant l’été 2017 à New Canaan, leur ville natale du nord-est de l’Ohio qu’ils ont tous quittée jeunes. Chacun étant revenus pour des motifs différents, l’auteur se livre dès lors à une radioscopie détaillée de leur vie passée et du début de leur vie d’adultes. Durant cette soirée, une rumeur criminelle, « le meurtre qui n’a jamais existé », est présente en arrière-plan et les unit mystérieusement.
Le roman commence dans une atmosphère morbide, avec un cercueil vide et des drapeaux américains en guise de fétiches de gloire. Par la suite se déroulent les récits de Bill Ashcraft, Stacey Moore, Dan Eaton et Tina Ross, symptomatiques d’une génération désabusée, dans l’incapacité de projeter un dessein collectif. Bill, un trentenaire révolté depuis son adolescence contre l’injustice sociale et contre l’immobilisme de ses pairs, sombre dans la drogue. Alors qu’il a déménagé en Louisiane, il doit un jour parcourir des milliers de kilomètres pour livrer un mystérieux colis dans sa ville natale. Stacey, une doctorante ayant voyagé à travers le monde, est celle qui s’en sort le mieux. Ayant fini par rompre avec ses anciennes croyances dogmatiques et par accepter son homosexualité, elle revient à New Canaan pour affronter à la fois la mère de son ex-amante disparue et son frère, qui lui ont voulu du mal. Dan Eaton, un ancien timide et intello invisible auprès de ses camarades, est un vétéran des guerres en Irak et en Afghanistan, cherchant à se reconstruire après avoir trouvé un sens à sa vie dans des théâtres étrangers entre la vie et la mort. Enfin, Tina Ross, autrefois reconnue au lycée pour sa beauté et désormais vendeuse dans un Walmart, cherche à en finir avec la souffrance et les sévices qu’elle a subi à l’époque de sa relation avec Todd Beaufort, l’ancienne star du lycée, et après leur rupture.
Dans cette intrigue complexe, la vérité réside le plus souvent dans les silences, les non-dits, révélateurs d’ambivalences et de maux que personne n’ose regarder en face. Où même le dénouement reste mystérieux, comme si toute résolution était une chimère. Car nul ne songe vraiment à prendre le pouls de ce Midwest, où pourtant des souffrances inaudibles et des histoires dérobées surgissent de ses entrailles, et qui se retrouve systématiquement méprisé par les opulentes côtes Est et Ouest. Déjà bien avant les évènements du 11 septembre 2001 et les crises qui ont suivi, les histoires entrecroisées des personnages révèlent les signes d’une Amérique « profonde » abîmée par le désespoir et intrinsèquement violente. L’auteur souligne avec justesse le fait que la déshérence est mère d’un fanatisme absolu qui lie ensemble la violence sociale et la quête de pureté identitaire, et qui à la fin empêche toute forme d’émancipation.
À New Canaan, la violence est présente à tous les niveaux, et se tapit même dans des paroles et des actes « bienveillants », à commencer dans la religion chrétienne qui joue le rôle d’institution punitive véhiculant des certitudes étriquées au lieu d’être une voie d’accès aux mystères de l’existence. Elle se manifeste également dans l’environnement scolaire, le collège et le lycée étant des lieux d’entre-soi où les jeunes cherchent à matérialiser leur besoin de reconnaissance et à se démarquer des autres. Singeant la loi du plus beau et du plus fort, les lycéens se façonnent des enveloppes identitaires rigides, dont ils n’arrivent jamais à faire le deuil en devenant adultes. Chez les élèves populaires, les garçons font du basket ou du football, à l’image de Rick Brinklan, de Bill Ashcraft ou de Todd Beaufort, l’archétype du beauf stupide qui peut écraser n’importe qui sur un coup de tête tout en jouissant d’une réputation de star auprès des filles qu’il considère pourtant comme de vulgaires choses. Mais une fois le lycée fini, ces garçons, incapables de se réinventer, ne sont plus rien d’autre que d’éternels anciens lycéens : « Dan était parti trois fois en mission. Bill avait voyagé. Beaufort avait cramé sa carrière de joueur universitaire. Jonah avait acheté un hélicoptère. Leur histoire se consumait et eux tâchaient de retrouver la vie grâce aux fables de leur jeunesse flamboyante. »
Chez les filles, la violence est tout aussi présente, subissant et faisant subir entre elles des règles dictées par les hommes, que ce soit leurs camarades ou leurs aînés, et qu’elles ont intériorisées pour se voir accorder de l’importance. Leur univers est composé de violences intrafamiliales dissimulées, de sexe précoce, d’amitiés pas toujours sincères, entachées par la manipulation ou la complicité dans des histoires de viol. Elles non plus ne parviennent à se réaliser après le lycée en-dehors de quelques exceptions, sombrant dans la toxicomanie et la dépression.
Par-delà le vécu individuel de ses habitants, le lieu est un mystère d’obscurité à bien des égards. New Canaan n’est en effet pas sans rappeler la terre originelle de Canaan dans l’Ancien Testament, promise par Dieu à Abraham pour y accomplir son œuvre. Ironie tragique d’une ville résidentielle qui, dans le roman, n’est plus que l’ombre d’elle-même, affectée de prime abord par la désindustrialisation puis par la crise économique de 2008, où bon nombre de ses résidents se retrouvent expropriés après avoir contracté des prêts frauduleux. « Quand vous arrivez à New Canaan par l’ouest, il n’y a pas de panneau pour vous accueillir, contrairement à l’entrée nord. La campagne cède la place à des grappes de maisons jusqu’à ce que vous atteigniez le premier feu de la SR 229. Vous continuez, vous dépassez un imposant silo à grain, l’aciérie vidée puis abandonnée depuis maintenant trois décennies, l’ancien collège condamné depuis 1996 et enseveli sous les barbelés pour empêcher les gamins curieux d’aller courir dans les ruines. Le Little Caesars et Donatos Pizza côte à côte, l’onglerie Le Nails, le coiffeur House of Hai, A-Plus Insurance, le cabinet de l’avocate Wendy Bakersfield. »
« La déshérence est mère d’un fanatisme absolu qui lie ensemble la violence sociale et la quête de pureté identitaire, et qui à la fin empêche toute forme d’émancipation. »
Et pourtant, malgré l’inertie qui caractérise le lieu et le désir de fuite qu’il suscite chez ceux qui y ont grandi, ces derniers finissent en vieillissant par éprouver de la nostalgie et manifester leur besoin d’enracinement : « Nous aurons beau courir le monde et assister à des couchers de soleil, des aurores et des tempêtes plus spectaculaires, lorsque nous apercevons ces champs, ces forêts, ces buttes et ces rivières ancrés dans notre mémoire, notre mâchoire se serre. »
En définitive, ce que Ohio nous apprend, c’est que le drame de l’Amérique post-11 septembre 2001 n’est pas tant son déclin que le manque terrible d’imagination des nouvelles générations, à la fois incapables de vivre dans le monde laissé par leurs aînés et de faire bouger les lignes. Plongés dans un état de post-adolescence prolongée, les personnages sont à l’image de la société américaine, voulant se voir plus grands et conquérants qu’ils ne le sont et peu enclins à composer avec leurs faiblesses et leurs contradictions. Et sans doute la société américaine n’est-elle pas prête à exercer un retour sur soi et à replonger dans ses traditions pour leur donner un sens nouveau et dessiner un avenir plus désirable. Mais malgré ces failles, et, derrière la noirceur du récit, l’amour, lui reste toujours présent. Tel se révèle « le cadeau que Dieu nous fait pour nous rendre à la fois insupportablement forts et intolérablement faibles », et qui dans la vie comme au bord de la mort, ne capitule jamais.
Nos Desserts :
- Lire l’entretien de Stephen Markley sur le site En attendant Nadeau
- La chronique d’Aurélien Bélanger sur France Culture : « Le grand roman américain, dernière frontière des États-Unis ? »
- Comprendre « Le déclin majeur des régions américaines », par le professeur Gilles Vandal de l’Université de Sherbrooke
- Analyse électoral sur le poids de la classe moyenne paupérisée de la Rust Belt
Catégories :Culture
Bonjour Agnès,
Merci pour votre lecture approfondie du roman de Stephen
Markley, votre papier est passionnant.
Bien cordialement,
Francis Geffard
Editions Albin Michel