Politique

Éthiopie : le Tigré en ébullition

Au moment de l’accession au pouvoir d’Abiy Ahmed en juin 2018, un vent nouveau a soufflé sur l’Éthiopie. Premier chef d’État issu de l’ethnie majoritaire oromo, qui représente 40% de la population éthiopienne et a été pourtant largement discriminée, sa nomination a fait naître de nouveaux espoirs. Dans les premiers mois de son mandat, le jeune Premier ministre a lancé une série de réformes économiques libérales, desserrant l’étau de l’État dans certains secteurs stratégiques. De surcroît, il a résolu le conflit interminable qui opposait son pays à l’Érythrée, une initiative qui lui a valu l’obtention du Prix Nobel de la Paix en 2019. Mais la mémoire ne pouvant faire table rase du passé dans un temps éclair, la rancœur de ceux qui ont occupé le pouvoir pendant près de vingt-six ans n’a pas tardé à resurgir. Ainsi, depuis près de deux ans, la tension s’accroît entre le pouvoir central éthiopien, basé à Addis Abeba, et le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT), basé dans la région du Tigré, au nord du pays à la frontière de l’Érythrée. Loin d’être un mal isolé, ce conflit est le symptôme de problèmes structurels qui ont des répercussions sur l’unité du pays.

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En avril 2018, la transition gouvernementale a été acceptée par l’ensemble des partis en Éthiopie, à l’exception du FLPT, qui a occupé le pouvoir depuis la chute du régime communiste de Mengistu en 1992. S’étant opposé à toute initiative prise par le nouveau gouvernement en place, le parti a remis en cause sa légitimité en maintenant des élections régionales initialement prévues fin août 2020 sur tout le territoire national, finalement reportées en 2021 en raison de la pandémie de coronavirus. Le gouvernement fédéral a alors prôné le dialogue afin d’éviter toute confrontation armée avec la région la plus militarisée du pays, compte tenu de la proximité avec la frontière érythréenne lors du dernier conflit éthio-érythréen entre 1998 et 2008. Cette guerre ayant à l’époque permis au FLPT d’amasser un stock d’armes important dans la région du Tigré et de nommer ses membres aux plus hauts grades de l’armée, l’ancienne élite au pouvoir s’est depuis l’année dernière appuyée sur ces ressources, disposant d’une marge de manœuvre non négligeable. Elle a également formé une milice composée de jeunes gens nourris à la propagande stipulant une « conspiration » du pouvoir central aidé par les principales ethnies du pays contre le peuple tigréen dans son ensemble.

L’affront le plus significatif remonte au 4 novembre 2020, quand la milice du FLPT a attaqué la base du Commandement Nord de l’armée fédérale, stationnée dans le Tigré depuis plus de vingt ans, quand a débuté la guerre éthio-érythréenne. La milice a d’abord accusé le gouvernement de l’avoir agressé avant de se rétracter dans les jours qui ont suivi, affirmant qu’elle avait mené une « attaque préventive afin de se protéger d’une éventuelle invasion ». L’objectif de cette attaque surprise était pour le FLPT de prendre le contrôle de la seule base militaire de la région qui échappait à son contrôle, ainsi que la mainmise sur les armes du contingent en place, qui leur aurait donné une marge de manœuvre importante pour faire avancer leur agenda politique, qui inclut une sécession du Tigré. Or, c’était sans compter sur le soutien que la population du Tigré a apporté à l’armée fédérale, qui a aidé les paysans à sauver leurs récoltes face à l’invasion de criquets qui sévit dans la Corne de l’Afrique depuis début 2020. Par la suite, la milice a attaqué le 12 novembre les aéroports de Bahar Dar et de Gondar (dans la région Amhara), et le 14 novembre celui d’Asmara, la capitale érythréenne, ayant argué que le pouvoir érythréen était de mèche avec le gouvernement éthiopien en facilitant les attaques des forces aériennes éthiopiennes sur le TPLF depuis l’Érythrée. Face à cette dégradation du climat sécuritaire, le Premier ministre éthiopien a lancé dans les jours qui ont suivi une opération militaire afin de renverser les autorités du parti au pouvoir dans la région, aidé par les forces érythréennes.

Depuis le lancement de cette opération militaire par le pouvoir central, la plupart des politiques et des médias internationaux, faute de reconnaître leur ignorance des réalités de terrain, ont vite fait de revêtir tour à tour leur costume habituel, pour les uns de tonton paternaliste qui fait carrière dans l’ingérence, pour les autres de pyromanes de la sémantique. Ainsi, le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken n’a pas lésiné sur les mots ce mercredi 10 mars, évoquant des « actes de nettoyage ethnique » par les forces déployées au Tigré. De même, L’Union européenne (UE) va suspendre le versement de près de 90 millions d’euros d’aide budgétaire à l’Éthiopie. Or, si ce conflit s’avère bien problématique pour la stabilité de l’Éthiopie, l’exagération de son ampleur et la portée internationale qui lui est attribuée pourrait causer des dégâts bien plus graves à long terme. En effet, pour le FLTP, l’objectif de ces attaques a d’abord été d’entraîner une réaction du gouvernement fédéral et d’Asmara, et que cette escalade aboutisse à la condamnation d’une agression éthio-érythréenne contre le peuple Tigré dans son ensemble. Obligé de négocier une sortie de crise, le gouvernement central serait d’autant plus perdant qu’une intervention de la communauté internationale, qui use d’un logiciel manichéen du type « le gouvernement contre le peuple », permettrait aux dirigeants du FLPT de se voir accorder une immunité, et donc de ne pas avoir à répondre devant la justice éthiopienne de nombreux actes de corruption du temps de leur présence au pouvoir. Par ailleurs, l’intervention d’un état tiers au prétexte d’une agression éthio-érythréenne contre la région, favoriserait l’élite du FLPT qui pourrait dès lors négocier la sécession du Tigré.

Des causes plus profondes

Xi calls for China, Ethiopia to strengthen cooperation under BRI - YouTube

Xi meets Ethiopian prime minister - Chinadaily.com.cnDepuis 1991, les dirigeants qui se sont succédé à la tête de l’État éthiopien étaient tous issus du FLPT, l’un des partis qui a combattu la junte militaire au pouvoir depuis quatorze ans. Le parti a dès lors concentré tous les pouvoirs dans les mains de ses affidés, leur octroyant l’ensemble des postes stratégiques dans l’administration ou à la tête des entreprises d’État. Le Premier ministre Meles Zenawi au pouvoir de 1995 à 2012 a, dans le souci de développer économiquement le pays et d’échapper à l’ingérence des institutions internationales comme le FMI, noué un partenariat peu scrupuleux avec la Chine. Les entreprises de l’Empire du Milieu se sont dès lors arrogé le monopole dans les secteurs industriels (BTP, textile, télécoms, construction de routes et de lignes ferroviaires), tout en exportant ses cadres et ne créant qu’un nombre limité d’emplois sous-qualifiés pour les Éthiopiens. Dans le même temps, la Chine a pu inonder le pays de produits bon marché, tuant dans l’œuf les systèmes locaux de production. Par ailleurs, depuis les années 2000, l’Éthiopie s’est endettée de 12 milliards de dollars auprès de la Chine, et cette dernière a décidé les emprunts à taux d’intérêt nul, soumettant ainsi le gouvernement éthiopien selon son bon vouloir. L’addition s’avère d’autant plus salée qu’elle n’a pas engendré que des effets bénéfiques pour la population ; encore aujourd’hui, les inégalités socioéconomiques demeurent criantes et 30% de sa population vit sous le seuil de pauvreté.

« La plupart des politiques et des médias internationaux, faute de reconnaître leur ignorance des réalités de terrain, ont vite fait de revêtir tour à tour leur costume habituel, pour les uns de tonton paternaliste qui fait carrière dans l’ingérence, pour les autres de pyromanes de la sémantique. »

En outre, le FLPT s’est fait de manière souvent malhonnête, le porte-parole des Tigréens, qui représentent environ 6% de la population totale, alors qu’une grande partie d’entre eux n’ont nullement disposé des privilèges dont ont joui une minorité de leurs congénères au pouvoir. Aujourd’hui, une grande partie de la jeunesse du Tigré, malgré l’accès aux études supérieures, se retrouve comme les autres jeunes Éthiopiens de leur génération sans perspectives professionnelles en-dehors du tourisme (qui s’est beaucoup amoindri en temps de pandémie), et d’emplois sous-qualifiés. Malgré la volonté de l’État éthiopien de ne pas faire d’amalgame entre le FLTP et le reste de la population tigréenne, des pratiques discriminatoires existent bel et bien dans la vie de tous les jours ; il n’est pas rare par exemple qu’un Tigréen, dont la région d’origine est inscrite sur sa carte d’identité, se voit l’accès refusé dans un avion ou dans certains postes, notamment quand il a émigré dans la capitale. Or la substitution d’une discrimination par une autre, en plus d’engendrer le ressentiment, disculpe une minorité qui n’a jamais eu à rendre compte de ses actes au détriment d’une majorité de Tigréens, transformés pour le coup en boucs émissaires. Bref, pour le moment, en dépit de l’énergie de ses habitants et de la richesse de la culture éthiopienne, il n’y a pas d’émancipation à l’horizon.

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