C’est un mot-clé, ou mieux, une sorte de signe intrusif.
Vous êtes dans l’une de ces soirées faussement simples, dans un appartement du centre de Paris. Les nouvelles tendances de la scène électro, les bars à la mode, on en a fait le tour. Quelques auteurs pointus ont déjà été cités, dandysme oblige. On a déjà parlé politique avec le cynisme de façade que requièrent ces échanges dans lesquels on provoque sans se mouiller. Certains d’entre vous ont tenté de parler d’art, un peu de ciné, des expos en vue, sans que cela ne prenne vraiment, sinon quelques « oui, j’ai mon coupe-file pour y aller dimanche », ou « c’est quel jour déjà la nocturne à Beaubourg ? ». À présent, on peut dire que chacun d’entre vous a eu l’occasion, saisie ou non, de prouver son parisianisme ou son degré de hype (c’est tout un). Vient donc le moment de relâcher la pression et de mener ces bavardages à leur véritable destination : se complaire dans l’anecdotique.
C’est un moment où vous pouvez évoquer l’expérience de la carte bancaire, et surtout les humiliations qui lui ont trait. À coup sûr quelqu’un – et, avec un peu de chance, la jeune personne que vous convoitez – s’emparera du sujet pour narrer telle expérience à première vue dénuée de tout intérêt, sitôt éprouvée que refoulée, mais ô combien universelle. Ce simple petit morceau de plastique rectangulaire, la carte bancaire, représente par excellence l’objet d’une variété d’expériences plus affligeantes les unes que les autres, un ordinaire de l’affligeance. Mot-clé disais-je, ou signe déclencheur d’une manifestation du sujet profond, affligé/affligeant, de ce qui travaille la subjectivité comme son sempiternel refoulé.
« Vos possibilités de retrait sont épuisées. »
« Vos droits sont insuffisants. »
Messages automatiques, théoriquement prévisibles, n’autorisant aucune interprétation. Il n’existe aucun bon moment pour les recevoir, évidemment, et c’est par l’entremise de cet indésirable inconditionnel qu’une vérité se fait jour. À travers ces messages d’empêchement sans recours, le monde se dévoile dans sa glaçante neutralité, dans sa dimension terriblement neutralisante. Vous et votre conscience, tout ce qu’implique votre appréhension dramatique et narrative de vous-même, êtes violemment ramenés à cet état de choses, à ce silence de l’être au sein duquel votre existence n’a pas plus d’épaisseur qu’un fait objectif, bêtement constatable et de valeur nulle. La factualité brute du distributeur de billets, sa rigidité mécaniciste s’impose en totalité à votre espace mental. Ce verre que vous deviez payer à votre jeune conquête, ce gramme de coke, cette terrasse sur laquelle vous comptiez vous rendre, le monde vous l’interdit ce soir. C’est dur, c’est ainsi, nul ne s’en soucie et tout est cohérent.
Une tâche se dessine donc, celle de rendre à cet objet du quotidien son aura symbolique, sa place éminente dans l’échelle de l’être et de l’intensité du vécu. Oubliée des philosophes et des littérateurs, la carte bancaire manque certainement de prestige esthétique. Trop ancrée dans les aspects les plus pragmatiques, les plus strictement matériels de nos vies, elle est aussi facteur d’angoisse et d’exclusion sociale, d’un rapport au monde dont la difficulté souligne la nouvelle condition des « classes moyennes », du sujet moyen dans tous les sens du terme. Mais l’universalité de son expérience ne laisse-t-elle pas entrevoir une ouverture ? Une issue vers la résignation, vers un abandon, un « je déclare forfait », de l’ordre aussi d’un mysticisme vide ou d’un héroïsme sans gloire ? Issue qui, seule, autorise l’individu moyen à se sauver du médiocre, à sortir de ce qui inflige à la vie sociale son caractère pénible, son adversité, vers ce qui, plus authentiquement, afflige, et mérite ainsi de s’exposer au su et au vu de tous – à cru, à nu. La machine vous l’assène : il n’y a pas de billets pour vous dans le distributeur – et ni votre urbanité affichée, ni votre souhait d’intégration bourgeoise ne sauraient se soustraire à cette communication robotique. Quel soulagement !
La machine rattrape l’humain par le col. Au bord de l’abîme, au moment où le réel se laisserait volontiers dissoudre en nuages fantasmatiques, en quelque espoir. Non ! Implacable, le réel reprend ses droits. « Qu’as-tu cru ? » Telle est la question qui se pose à travers les lettres rouges agressives sur fond blanc du redouté message. Vers quel espoir a donc cru pouvoir tendre cet esprit insensé qui est le tien ? Esprit malade, attaché à de vaines attentes, rivé à la dénégation de ce qui froidement est et ne saurait être autrement, esprit échauffé, même vaguement. La carte bancaire le rappelle à un ordre sans faille. Tu n’as pas d’argent sur ton compte, ou bien tu as atteint le plafond ridicule que t’accorde ta banque, tu es une merde, rappelle-toi !
Que reste-t-il à faire quand la situation est délicate ? Emprunter aux proches, aux amis, aux parents, au fonds social de l’entreprise dans le meilleur des cas. Ce qui revient à s’engager dans la voie d’une transparence parfaitement embarrassante ; acculé à exprimer ouvertement ce qui est l’essence de soi : je ne gère pas mon argent, je ne fais pas partie des gens qui réussissent, et j’en suis réduit à mendier auprès de ceux envers lesquels je n’ai plus le courage de préserver les apparences, de garder la face, de me prétendre autre, de mimer le bien-être et la dignité du riche (la seule qui vaille). Le plaisir un peu pervers qui consiste à raconter, le sourire aux coins des lèvres, face au tribunal dérisoire d’une soirée parisienne, dans quel bourbier vous a laissé telle ou telle expérience de l’obstruction bancaire, est déjà une manière d’en revenir, d’en parler au passé et de s’en distancier. D’un côté, cela prouve que l’impact de ces expériences, trop vite occultées, n’est pas anodin, loin s’en faut. D’un autre côté, il faut bien dire que si l’on vous écoute poliment, nul n’en a réellement quelque chose à faire, et vous provoquerez au mieux l’ennui, au pire l’envie pressante de se détourner de vous. Ce qui mène à en tirer cette leçon : la question de la carte bancaire est cruciale en ce qu’elle met en jeu quelque chose de plus profond que ce que l’on croyait, quelque chose comme une intériorité, une lumière de la conscience, et il faut ainsi la méditer à hauteur de la situation. Ne surtout pas chercher à s’en déprendre, à reprendre avec un air de suffisance indue le mensonge qui nous maintient dans l’idée qu’on vaudrait mieux qu’elle, que le vrai moi subsisterait par-delà l’individu aux prises avec la machine cinglante, avec son verdict impassible, l’idée fausse qu’il ne s’agirait là que d’une version secondaire de soi-même, un soi épisodique et non pur.
« Carte bancaire » donne ainsi son nom à ce qui constitue la vérité de soi la plus pure et la plus dure : vérité matérielle bien qu’intangible, empirique bien qu’insaisissable. Intangible parce qu’englobante, insaisissable en ce que l’interface qu’elle instaure entre moi et l’univers, cette interpénétration qui nous fait passer de l’un à l’autre et l’un dans l’autre, participe du mouvement perpétuel des choses. Aucune métaphysique n’est possible à ce stade. Seule une phénoménologie peut, à la limite, rendre compte de ce qui passe de la main à la carte, de la main tenant la carte à la fente de la machine, des doigts composant le code au message qui s’affiche à l’écran, etc. Mille et un passages aboutissant à cet énoncé ultime : « vos droits sont insuffisants » – votre droit à l’argent mais, du même coup, votre droit à vous projeter, votre droit à séduire, votre droit à fumer, à boire, à vous droguer, à vous offrir une prestation sexuelle, à vous acheter un nouveau blouson, un nouveau livre, à vivre, à payer un ticket de métro, à nourrir votre chat, etc. « Nous sommes désolés, vos droits sont insuffisants » : vous n’avez plus pour seul droit que celui de vous faire prendre pour le dernier des imbéciles, vous avez droit aux excuses d’une machine.
Le refus de s’identifier pleinement au moi en proie à ce que nous pouvons désormais appeler l’épreuve de la carte bancaire, d’embrasser sans reste la condition que cette épreuve impose, cela revient à refuser l’affligeance et, par lien de cause à effet, à tomber dans la médiocrité. Je le dis autrement : si je ne suis pas affligeant, alors je suis médiocre. Il n’y a d’alternative que chez les doux rêveurs, les poètes qui n’ont pas leur place dans notre temps. Mais cette question de la médiocrité appelle quelques éclaircissements : de quoi s’agit-il ? Pourquoi tant tenir à distinguer l’être affligeant de l’être médiocre ? Les deux notions peuvent-elles se comprendre en opposition à ce point (plutôt qu’en corrélation) ? On peut ici recourir à quelques rudiments de science marxiste : l’affligeance relève de la matière, du réel concret, i.e. des déterminations économiques et sociales qui structurent le monde humain ; la médiocrité relève du faux-semblant, de la posture, d’une attitude qui consiste à vouloir hisser l’idée par-delà le réel – or, quand il y a idéalisation, embellissement par l’esprit, il y a mensonge bourgeois. La médiocrité est la condition bourgeoise dont hérite notre temps. L’affligeance est ce qui met en échec toute idéalisation, à la manière dont le distributeur de billets met en échec tout espoir. Aussi est-elle mise en échec de l’être bourgeois en nous : celui qu’on voudrait être, celui pour qui l’on s’est pris, ce fantôme de nous-même qui hante notre vie sociale, et qui hante le mythe de Paris comme les romantiques du XIXe siècle. Cet être bourgeois, devenu médiocre, n’existe plus qu’à l’état de singerie grotesque. Qui peine à le tuer en lui, ou pire, qui s’y refuse, ne mérite que la violence de l’affligeance. Ridicule ersatz qui, repoussant l’affligeance et la craignant, la voit un jour ou l’autre lui revenir plus violemment encore en pleine face.
Il y a des degrés dans l’expérience de la carte bancaire :
– degré 1 : le distributeur refuse de vous laisser retirer du liquide ;
– degré 2 : la carte ne passe plus non plus chez les commerçants ;
– degré 3 : la machine avale votre carte.
Ce sont comme les degrés d’une purification dont le sommet n’est atteint que par quelques élus : pauvres, endettés jusqu’au cou, mauvais gestionnaires… Catégories allant, pour chacune d’elle à sa manière, à l’encontre des valeurs bourgeoises, à l’encontre d’un monde de banquiers et de finance. Je ne veux pas, disant cela, tomber dans le cliché d’une contestation qui serait elle-même partie prenante de la médiocrité bourgeoise. Être affligeant ne veut pas forcément dire être révolutionnaire, mais le concept d’affligeance contient en lui, éminemment, une dimension révolutionnaire. C’est une dimension qui met pleinement en lumière l’essence de notre génération. Nous avons une carte bancaire. Et cet objet nous impose un dilemme : vivre médiocrement afin de le conserver et d’en tirer profit, ou bien le laisser se faire avaler et, de cette façon, épouser l’intensité vivante de ce que nous sommes au fond : poètes privés de poésie, rêveurs sans rêve, héros sans gloire, martyrs sans cause.
Il n’y a plus rien à tirer de là, et nous ne pouvons même pas nous retirer. Le retrait du monde lui-même est devenu impossible. On ne se retire pas du monde comme on se retirerait de la bouche d’une femme. Et si nos « droits » ne suffisent pas à vivre à Paris de façon décente, on notera tout autant que nos « possibilités de retrait sont épuisées »… Retrait rendu impossible et charriant, à même cette impossibilité, une métaphore de l’épuisement très évocatrice. Sans ressources, épuisé, groggy – je n’ai pu retirer mes billets, je ne peux me projeter dans la soirée à venir, je me retrouve pour ainsi dire, dans ce moment privilégié, non coupé mais en phase maximale avec le monde et avec moi-même. Épuisement de mes possibilités de me projeter, épuisement comme épurement, catharsis. Salut, profane, mais salut quand même. L’épreuve de la carte bancaire peut se conclure de cette manière : me voilà de nouveau à la vie, au réel, me voilà sauvé de ma médiocrité par l’affligeance.
Texte s’inscrivant autour du concept d’ « affligeance », inventé pour l’occasion.
Catégories :Fiction