Lieux et noms
Il se peut qu’avant toute chose, un lieu se présente à travers un nom. Les lieux anonymes, ainsi dépourvus de référent, en quelque sorte n’existeraient pas — au-delà même de ces espaces incertains et inquiétants auxquels on donne tout de même des noms génériques, marqués par le négatif (no man’s land, no-go zones, non-lieux…).
Les lieux n’iraient pas sans les noms, mais au contraire les exigeraient sous l’effet d’une loi imprescriptible. Le nom, écrit, lu ou proféré, ferait signe vers, ou plus encore, invoquerait jusqu’en la sonorité un imaginaire du lieu, sans lequel aucun lieu n’est possible.
Il faut donc tenir les deux ensemble.
Le mot NEBRASKA, ici, n’est pas pris au sens d’une stricte localisation géographique ou d’une entité administrative, ce n’est pas précisément ce territoire du centre des États-Unis dont on trace arbitrairement les frontières, et ce n’est pas un État. Ce mot donne son nom à un lieu, certes pris en un sens très large : un type, ou mieux, un style de lieu(x), qui ne se laisse pas circonscrire de façon ferme. Pas dans notre optique.
Ce qui, du nom d’un lieu, devient un signe opératoire, c’est finalement le résultat d’une alchimie, de la rencontre de deux « formes » ou « substances » pour n’en former qu’une : ce mot de lieu recouvrant sous son unique syllabe la nécessité à la fois de se rapporter au concret, et à la fois de se manifester à travers un double abstrait, qui est un nom.
NEBRASKA (\ne.bʁas.ka\) — Il faut entendre ces trois syllabes, quelque chose reste en suspens. Dans la prononciation s’impose une sorte de disharmonie, mystérieuse mollesse, mâchage ou que sais-je. Du point de vue des affects sonores, c’est un mot qui résonne de sa langue disparue, et témoigne plus que tout autre du devenir occulte des noms des lieux.
Il fait entendre un archaïsme, non sans une certaine emphase, qui garantit et maintient ouverte, solennelle, majestueuse, la question des plaines vides, la question des eaux plates, la question d’une Amérique hantée par l’Amérindien.
Les plaines
Notamment, Nebraska évoque un lieu par excellence : la plaine. Des prairies de l’est aux falaises et aux dunes de sable de l’ouest, se déploie un faisceau d’étendues immenses et dépeuplées. Si l’on y trouve quelques ranchs disséminés çà et là, et quelques toutes petites villes dont la plus grande est Omaha, c’est bien le désert qui règne.
Tenons-en nous là.
Dans l’esquisse qui suffit à l’imaginaire pour s’insinuer et s’instaurer.
Rien ne s’y passe.
Mais l’histoire de ces aires sans vie reste hantée ; des spectres d’extermination et de domination coloniales y soufflent à travers les hivers arides, aux flancs de la Cheminée de North Platte.
Dériver à travers les plaines, cela implique de s’engager dans un procès erratique, qui semblera sans fin, sans but, sans issue. Au cours duquel le sentiment de solitude sera exacerbé, de plus en plus et jusqu’à la limite de l’exténuation. Les animaux y seront accueillis en divinités, les yeux et les bras levés vers le ciel. Les humains le seront d’une autre manière, dans une gestuelle exaltée et rythmée, comme une chorégraphie incantatoire, la trace d’un rituel du fond des âges. À certains moments, on ne saura plus distinguer entre le plus humain et le plus animal, de l’humain ou de l’animal.
Confusion ? Vision ? Expérience à tout le moins d’une chose rare et transitoire, qu’il convient de savoir accueillir au moment où elle se présente. Elle dévoile une réalité. Pour autant, il ne faut y imputer aucune magie blanche, aucun éclairage mystique, aucune voie spirituelle éthérée. Le rapport de l’humain à la nature, dans la désolation des plaines du Nebraska, met en jeu des forces de la terre — les corps, les mondes minéraux…
Images du Nebraska
Existe-t-il une photogénie du Nebraska ? Le romancier Wright Morris s’est saisi de cette question. Ses photographies, prises au long de dix années (1940-1950), mettent en scène des portions de ces lieux caractérisés par la disparition et par le sentiment du vide. Objets et bâtisses témoignent d’une forme de vie, mais la sévérité, la rigidité de leur présence, frappante, dit aussi quelque chose du royaume des morts. Ce qui frappe dans ces photos, c’est qu’on n’y trouve aucune présence humaine, il n’y a plus que des traces de vie humaine.
Ici, une chaise en bois, posée à côté d’une porte.
Là, un élévateur à grains.
« J’ai le sentiment que l’absence des gens dans ces photographies accroît leur présence dans les objets – les constructions, les artefacts, même le paysage suggère les habitants qu’il accueille. » Cette phrase de Wright Morris étonne moins par son contenu que par sa structure. Tout en revendiquant l’idée de faire briller par contraste, c’est à chaque fois le terme opaque du contraste qui est mis en valeur : non la présence mais l’absence (des gens), non les habitants mais les constructions, les artefacts, le paysage. Le Nebraska livre, à travers l’œil de Morris, un monde d’objets se suffisant à soi, un monde de choses inertes, comme en attente — on ne peut pas dire « flottantes », car il y règne une densité, ou même une pesanteur. Le défaut de présence humaine ne brille pas dans le contraste des objets inertes : il s’y « accroît », il s’y intensifie. On peut dire : les objets aggravent un monde où s’abolit toute présence vivante.
« J’aime la manière dont l’objet se tient là, inéluctablement, irréductiblement visible », dit encore Morris. La série de ses photographies du Nebraska rend hommage au visible, et perce à travers la « manière de se tenir » de l’objet une étrange lumière de solitude, la tonalité d’un passé révolu, mythifié peut-être, à travers l’évocation aussi d’une classe oubliée, une classe laborieuse, celle des éleveurs et des agriculteurs.
La Grande Dépression est venue à bout de ce monde ouvrier. Aujourd’hui, le Nebraska représente l’une des régions les plus pauvres de l’Amérique du Nord. Ses quelques un million huit cent mille habitants (0,59 % de la population des États-Unis) composent une forme de vie très homogène – les Nébraskains sont blancs (la part de la population non-blanche n’excède pas les 9 %), chrétiens (répartis entre protestants et catholiques) et conservateurs (le Parti démocrate n’y a remporté aucune élection depuis 1964), c’est un authentique échantillon de la classe des électeurs de Trump. Mais c’est aussi celle des Raisins de la colère.
Voilà ce qu’il reste là-bas des civilisés de la barbarie blanche ?
Revenons à cette solitude. Celle qui habite le sentiment du voyageur en quête d’autres lieux ou, pour le dire plus crûment, du touriste. Évidemment, la part du tourisme au Nebraska est infime par rapport au reste des États-Unis. Aussi le touriste a pour lui de ne pas y être « de masse ». Et la solitude se donne alors à lui, se donne à éprouver, laissant à travers elle entrevoir des figures se dresser, percevoir des chants lointains, l’écho de ceux qu’ils appelaient autrefois « les Indiens des Plaines ».
Retour au nom (idéalité, signe, etc.)
Mais Nebraska n’est pas cela, au sens où nous l’entendons. Ce n’est pas de ce Nebraska en particulier que nous nous revendiquons. C’est d’un nom, du nom d’un style de lieu(x), mais puisqu’il fallait bien commencer par lui donner quelque « consistance », si informe soit-elle, j’ai pris le parti de jeter ces quelques notes à propos du Nebraska « réel » ou « originaire ».
Du point de vue des choses, on pourrait dire que notre Nebraska n’est sans doute qu’une idéalité, rien de moins, rien de plus. « Idéalité », au sens d’une idée plus chimiquement pure que celle du concept. Ce n’est pas tout à fait un concept. Contentons-nous de dire simplement : « c’est un nom ». Et un nom, au-delà de toute négation, est toujours signifiant — à moins que ce signifiant ne se révèle comme une dynamique de négativité, comme du négatif au travail…
Nebraska renvoie à ce que j’en ai écrit, mais tout à la fois pourrait ne pas y renvoyer. Et c’est dans cette oscillation, dans cet interstice que se situe le signifiant qui nous intéresse. Le temps d’un tremblement du genou, le temps d’un grincement de dent.
Entre ce que j’en écris et ce que le Nebraska pourrait être, l’alternative est radicale, disjonctive. Cette pauvre région d’abord, qui s’auto-définit comme « plate », ce n’est pas seulement de « platitude » qu’il s’agit, j’y entends davantage le plat rustre d’un sol terreux, le son opaque du corps d’un travailleur harassé, chutant lourdement d’un cheval malingre, le gosier à sec depuis trop longtemps. Un revolver tombe de sa poche. Personne ne passera par ici avant plusieurs jours, au moins. Les Grandes Plaines seront son tombeau. Quant au revolver, un gamin de quatorze ans le trouvera au détour d’une excursion trop aventureuse, s’en emparera et en fera usage. L’histoire ne dit pas de quelle manière.
C’est le nom d’un style de lieu(x) qui pourrait être ici et maintenant, ou nulle part, une utopie sans charme, un projet sans but, une communauté de solitude.
Nebraska n’est rien, est quelque chose, n’est pas grand-chose, est tout.
Lumières du Nebraska
Tout le monde a-t-il accès à ce Nebraska-là ?
En un certain sens oui, puisqu’il suffit d’en apprécier l’idée pour y entrer et pour y voir, d’une vision rimbaldienne (mais d’une autre poésie), s’étendre les plaines désertiques et tout recouvrir – y compris Londres, y compris Bruxelles, et jusqu’à Paris !
En un autre sens, nul n’entre en Nebraska s’il n’est apte à concevoir cette solitude plus grave et plus extrême que toute solitude, ce monde d’objets plus froid, plus rigoureux et plus durement déterminé que les objets eux-mêmes… cette affligeance.
Entrer en Nebraska, c’est admettre la possibilité de ces tornades capables de ravager en quelques heures ce qui a été patiemment élaboré au cours des siècles. C’est accepter que cette possibilité soit à jamais ouverte, écrasante, et que les mots relatifs à l’idée de destruction restent impuissants à nommer. Il faudrait en inventer. La destruction suppose en effet la conscience d’une construction à laquelle on accorde un minimum de valeur. Or, NEBRASKA ne suppose aucune conscience de ce type : les tornades n’y sont pas plus malvenues que les animaux ou les humains. Elles ravagent, certes, mais que font de mieux les humains ? La platitude qui s’étend à perte de vue met à égalité, jusqu’au point d’une pure indifférenciation, le monde des éléments, des humains, des objets, des animaux etc.
Un égalitarisme aussi radical, aussi neutralisant, suppose une exigence que nos contemporains soupçonnent à peine. Ce n’est pas religieux, ce n’est même plus politique, c’est comme une révélation qui, au lieu d’illuminer mystiquement, désempare et jette qui la reçoit dans la plus extrême perplexité. Il n’y a plus de posture possible. C’est une lumière qui est douleur et crainte, mais qui, pourtant, est une lumière.
La lumière du Nebraska est noire et blanche dans les photographies de Morris ; dans les photos promotionnelles des agences de voyage, c’est une lumière qui se voudrait éclatante et presque diaphane, irradiant du ciel le plus bleu… où, pourtant, quelque chose persiste à ternir le regard, à ne pas tout à fait percer l’obscur.
Le mode de vie des habitants, dans cette éternelle banlieue de la modernité, gâte le rêve azuréen sous les néons criards d’un McDonald’s de Nebraska City.
Comme la beauté bourgeoise que nous essayons d’insuffler sur nos vies se retrouve, le temps d’un éclair, brutalement démasquée : artificieuse et de mauvaise foi.
C’est la vocation de Nebraska de donner sens à cet éclair.
Texte s’inscrivant autour du concept d’ « affligeance », inventé pour l’occasion.
Catégories :Fiction
Ah the Cornhusker State… j’ai bien aimé ce texte, même s’il paraît étrange de prime abord.
« Aujourd’hui, le Nebraska représente l’une des régions les plus pauvres de l’Amérique du Nord. Ses quelques un million huit cent mille habitants (0,59 % de la population des États-Unis) composent une forme de vie très homogène – les Nébraskains sont blancs (la part de la population non-blanche n’excède pas les 9 %), chrétiens (répartis entre protestants et catholiques) et conservateurs (le Parti démocrate n’y a remporté aucune élection depuis 1964), c’est un authentique échantillon de la classe des électeurs de Trump. »
Si je devais immigrer aux USA, c’est bien là que j’irais m’installer, pour les raisons ci-dessus. Je me sentirais bien parmi les Nebraskains – jusqu’à devenir Nebraskaine à mon tour. Pour y retrouver le goût de l’Amérique.
Pauvre ? je ne sais pas. Mais ce qui est certain, c’est que la vie n’y pas trop cher (cf. l’immobilier) et que le taux de chômage y est parmi l’un des plus bas des USA (autour de 3%). Autre trait qui m’a paru intéressant, en ces temps de privatisation à toute vitesse, surtout en France, la distribution d’électricité est une régie publique de l’Etat du Nebraska.
Et surtout, en ces temps où l’on voit la liberté s’effriter en France, le Nebraska évoque pour moi la liberté : pas de confinement, pas de couvre-feu, pas de masques… Un ineffable sentiment de liberté certainement accentué par les Grandes Plaines. La France, sous tutelle de l’UE, va de plus en plus devenir une sorte de réserve d’Indiens. Je ne rêve que d’une chose : quitter la réserve et de nouveau pouvoir être libre. Voilà pour moi ce qu’incarne le Nebraska : un sentiment de liberté – très américain, j’en conviens – pratiquement aussi vaste que les plaines, aussi infini que le ciel bleu au-dessus.
Sur l’air de « The Black Hills of Dakota », une des chansons de la comédie musicale « Calamity Jane » avec Doris Day, voici une adaptation que j’ai faite pour le Nebraska – juste modifié quelques paroles du texte original. L’on peut retrouver la chanson originale sur YT. Tout le film est une merveille de joie et d’humour :
Take me back to the Sand Hills
The Sand HIlls of Nebraska
To the beautiful Indian country that I love.
Lost my heart in the Sand Hills
The Sand Hills of Nebraska
Where the rocks are so high that they kiss the sky above.
And when I’ve got that lonesome feeling
When I’m miles away from home
I hear the voice of the of the mystic mountain calling me back home.
So take me back to the Sand Hills
The Sand Hills of Nebraska
To the beautiful indian country that I love.
To the beautiful Cornhusker State – that I love !
Louvoiement entre nom, territoires et sensations de l’auteur, ok…Mais le vent ne souffle pas vraiment, on ne sent ni la désolation, ni l’histoire des humbles, ni l’élévation poétique…Dommage.