L’iris d’une chèvre est un marécage d’ambre au milieu duquel s’ébat une allumette de chocolat noir. Braquée sur vous, cette combinaison devient magnétique et forme un appel silencieux, suppliant. Bientôt, vous vous approchez, et votre main s’appose. Vous caressez une nuque frêle au poil, légèrement poisseux, mais doux, néanmoins. La forte odeur restera sur vos doigts, en les frottant, des particules se détacheront ; amas de boue, de salive, de crottin. C’est une odeur d’étable, une odeur vivante et forte qui contient un charme énigmatique. Charme des nuits d’hiver que les bêtes groupées et fumantes réchauffent, charme d’un parfum cru, disponible sans aucune médiation. En dessous de l’épiderme, les os sont pointus, forment une sorte de fragile et fine chaine de montagnes. Au-dessus des orbites proéminentes existe un espace qui sied à la caresse ; que la bête vous indique par ses mouvements de tête. Certaines chèvres ont une barbiche et sont de couleur noire, ce sont les chèvres de Savoie. Vous pouvez les coiffer délicatement. Vous pouvez aussi jouer avec les pampilles, ces appendices mystérieux qui rappellent la noblesse de cet animal, son côté aristocratique ; sortes de bijoux poilus qui pendent au cou. La chèvre est plus accessible que la vache. La chèvre joue, perfore, se démène, persiste, cogne, explore, vous frotte son paturon sur l’épaule pour de l’affection, renifle votre main, longtemps, pour vous connaitre. La chèvre est attachante et agaçante tout à la fois.
Le premier jet doit toujours se faire à la main, et avant de disposer la griffe (étui de plastique qui englobe le trayon et aspire le lait) pour évacuer un éventuel bouchon de bactéries qui aurait pu se former et qui risquerait de contaminer la production. Le premier jet, c’est aussi un moment d’attention et d’observation. Vous reconnaissez l’animal, vous reconnaissez les mamelles, chaque fois singulières. Leurs tâches, leurs cicatrices, leur âpreté, leur douceur, leur teinte, leur pilosité… Mon premier véritable jet m’a demandé du temps et beaucoup de conseils. Il s’agit de bloquer le lait avec le pouce et l’index pour ne pas qu’il remonte et de presser avec le reste des doigts. Entendre raisonner le liquide dans le petit réceptacle noir fut une joie d’une intensité qui me surprit et dont les vibrations m’habitent encore. Le lait sort tiède et moussu, il scintille comme de la nacre liquide sous les néons blafards, il est attrayant. Aux premières chaleurs, il attirera les mouches et les parasites, parce qu’il est aussi gras et sucré. Les vrombissements seront partout, les antiques murs de pierres seront recouverts d’insectes, comme dans un mauvais rêve. Il faudra les chasser de ses yeux, de ses narines, en décimer par dizaines du plat de la main, laver le sang mauvais sur son pull…
Une traite, malgré ces premières lignes un peu osées n’a rien de profondément lyrique. Elle se fait dans la cadence de la machine, à son rythme binaire. Succion, relâchement, succion, relâchement, qui emplit vos oreilles et embrume votre esprit. Cette sonorité mécanique troue le temps en son milieu, forme un maelström au sein duquel s’égrènent des minutes à la texture nouvelle : lisse, glissante, blanche. La temporalité qui s’ouvre alors à quelque chose de vertigineux, elle vous happe, vous ramène à des pensées simples, primitives. Les pis sont devant vous, chauds, sensibles, mous, de formes infiniment diverses. Certains sont minuscules et difficiles à saisir, d’autres sont énormes et flasques, d’autres gouttent déjà d’un lait fugitif, trop empressé d’être évacué. On les masse, quelquefois. Pour la bête, pour faire s’écouler le lait plus rapidement, pour le réconfort que cela procure. Une traite n’est jamais ennuyeuse. Elle charrie son lot de détails inédits, de nouvelles ; bonnes ou mauvaises, avec lesquelles il faut composer la plus adroitement possible la trame du quotidien. Mamelles rougies par le soleil, grosseur inhabituelle au niveau du trayon, morve qui coule du mufle, chèvre qui donnera bientôt naissance, mammite, tiques que l’on retire d’un coup sec et que l’on écrase avec le dos de l’ongle, qui éclatent dans un petit bruit de brisure en projetant une fine trainée de sang, entraves qui cèdent, distributeurs d’eau qui se dévissent et dégradent la litière, fourche qui tombe, un peu plus loin, agrippée par une bouche aventureuse, cabris qui se jettent sur les parois de bois de l’enclos avec plus de vigueur chaque jour, odeur du lait qui pourrit, tombé depuis les biberons, perdu dans le foin et la pisse, ongles qui poussent et qu’il faut cisailler …
Et puis, chaque chèvre a son caractère et ses habitudes, chaque chèvre a son histoire. Le vieux bouc exécute sa sorte de petite danse à la vue du sceau en plastique jaune qui contient son eau, d’un sabot l’autre, sa tête se balance, ses cornes immenses fendent l’air doucement, sa queue frétille. Il aspire les litres goulument qui viennent calmer la sécheresse d’un gosier que le foin irrite. Telle chèvre a eu le ventre percé par une autre et l’on pouvait voir ses intestins qui s’échappaient. La véto l’a recousue grossièrement, et la cicatrice est un amas de petits bourrelets roses que l’on scrute pour s’assurer de l’absence d’infection. Une autre a une de ses pattes de devant tordue dans un angle qui fait mal à regarder. C’est ce qui est advenu lorsque son genou est resté coincé entre les cornes d’une congénère qui tourna violemment la tête. Ce n’est pas rare, sans être fréquent. Ça arrive. La plainte d’une chèvre peut-être étrangement similaire à celle de l’homme. Elle dit une détresse immémoriale, une dépendance totale. Cette « tordue », nous la portons une fois son lait récolté, nous la déposons délicatement à terre depuis la plateforme de traite. Elle ne vivra probablement pas longtemps, elle ne pourra pas suivre les autres dans les vertes collines du Méaudret. En attendant, nous lui donnons quelques protéines supplémentaires, pour le panache. Il y’a un pacte, entre nous et nos chèvres. Nous nous lèverons les nuits de tempête pour s’assurer qu’elles vont bien, nous les soignerons, nous leur ferons voir du paysage, brouter d’une herbe fraiche et roborative, nous les aiderons à mettre bas, nous leur parlerons, nous leur donnerons du bâton, si nécessaire, sans jamais d’excès de zèle… En échange, le lait. En échange, la vie.
Après avoir distribué le foin et la luzerne, je sors quelques instants de la chèvrerie, et j’observe les montagnes encore recouvertes de lambeaux d’une neige marronnasse. Des nuages noirs les prendront bientôt. Chaque fois cette même sensation de paix au sortir de l’étable. Comme si la somme de mes fautes se trouvait maintenant diminuée. Comme si j’avais pu racheter un peu des errements de mon passé… Hier, l’équarisseur à fait monter son camion puant sur la route escarpée. Nous avons perdu Mouchette au poil long, après Albane la douce, après Blanche de Castille, après les sœurs jumelles. Ces derniers jours, un virus foudroyant semé un peu partout par les chamois dans les herbes du hameau emporte les bêtes une à une. Combien de carcasses dans la benne de cette morgue ambulante ? Odeur de calamité. Le chauffeur descend avec un grognement de sa cabine, nous nous saluons brièvement. Tout se passe très vite, le corps de Mouchette disparait derrière des parois d’acier avec un bruit mat, le moteur gémit. J’ai juste eu le temps de coiffer une dernière fois sa barbiche. Marche arrière. C’était une bonne chèvre, très intelligente.
Je vais laver mon visage à l’antique bassin de la cour qu’une puissante efflorescence de lichens ornemente joliment. L’eau est fraiche et opaque de la blancheur des sauts à laits que nous venons de laver. Derrière, le laboratoire de mon ami le magicien est éclairé. Malgré la buée qui s’accumule sur les vitres, j’observe sa mince silhouette qui s’affaire. Il est occupé à confectionner les meilleurs fromages de chèvre du Vercors, avec une compétence et une adresse que tous envient. Son corps est raide des efforts et du temps qui passe. Demain, il sera le premier à voir l’aube se lever sur ces terres chargées d’histoire. Sentinelle du hameau, il saura quel temps il fera en regardant simplement les couleurs s’entrechoquer à l’horizon…
Catégories :Fiction
Très beau récit, surtout quand on connaît le coin de Méaudre.
Juste deux coquilles :
— l’équarisseur à fait —> l’équarisseur a fait
— sauts à lait —> seaux à lait
Merci pour votre commentaire (et d’avoir relevé les coquilles) !
Merci pour votre réponse, mais les « sauts à laits » (pourquoi « lait » est au pluriel ?) sont toujours là !
Je vous en prie.
Je ne sais pas quoi vous dire.
Il nous faut rester solidaires dans cette épreuve.
C’est pourquoi vous trouverez mon épaule disponible, sur laquelle reposer votre front las.
Superbe 🙂 Beau style, hésites pas à venir faire un tour sur mon site Intel-blog.fr et à t’abonner si ça te plaît 😀
Quel talent jeune homme…
Je suis emportée par votre récit…
C’est un petit chef d’oeuvre que je ne cesse de lire