Ofer Bronchtein est président et cofondateur du Forum International pour la Paix. Il a été également le conseiller d’Yitzhak Rabin et a contribué à l’élaboration des accords d’Oslo de 1993. Il détient un passeport français, un passeport israélien et un passeport palestinien. Militant pour la paix, fermement engagé dans la résolution du conflit israélo-palestinien, il est convaincu que l’on peut être à la fois pro-israélien et pro-palestinien.
Le Comptoir : Vous êtes cofondateur du Forum International pour la Paix. Pour ceux qui ne le connaissent pas, pourriez-vous expliquer quel est le rôle de ce Forum ? Quelles sont ses modalités d’action ?
Ofer Bronchtein : Conseiller, aiguiller, donner envie, donner la niaque, réunir, initier, être une boîte à idées, l’imagination au pouvoir… Les rencontres que nous encourageons sont à la fois une réponse à des demandes de la part de nos partenaires locaux, mais surtout une aide pour que nos partenaires puissent réaliser leurs projets eux-mêmes sur le terrain. Avec la crise de la Covid nous jouons plutôt un rôle de conseil, de mise en relation. Nous ne désirons pas être une ONG de plus, il y en a assez, qui d’ailleurs trop souvent ne coopèrent pas entre elles, car chacune désire préserver son petit « fond de commerce ».
Il y a une compétition acharnée sur les sources de financement, qui sont malheureusement limitées. Nous ne désirons pas être en compétition avec elles. Nous sommes plus des accélérateurs, des conseillers, des donneurs d’envie, une boîte à idées, des incubateurs de projets. Nos moyens sont limités et reposent surtout sur des donations privées.
Vous avez été le conseiller de l’ancien Premier Ministre d’Israël, Yitzhak Rabin. Qu’est-ce qui a changé depuis selon vous dans l’attitude politique du gouvernement d’Israël ?
Il y aura un avant et un après Rabin. La société israélienne est fracturée, blessée, divisée… Israël est composé de diverses communautés : des religieux séfarades, des Ashkénazes, eux-mêmes divisés, des Arabes, Palestiniens (druzes, musulmans, chrétiens, et d’autres encore), des Juifs venant des pays arabes et ceux venant d’Europe de l’Est, des laïques et des religieux. Le système politique, proportionnel et intégral, encourage le communautarisme, le clientélisme.
Le débat politique public est d’une violence extrême, le chef du Shabac (Service de sécurité intérieure israélien) a prévenu à maintes reprises qu’un assassinat politique de la part d’un extrémiste juif est possible et probable. Benjamin Netanyahu traite le gouvernement actuel de traître, de voleur de voix et le considère comme étant illégitime. Cela peut inspirer des assassins en herbe. L’on retrouve ce même type de discours contre les Arabes. Ainsi comment comprendre le slogan « Bibi est bon pour les Juifs » puisque 20 % de la population sont considérés comme une cinquième colonne illégitime et que certains appellent ouvertement à leur expulsion ? Tout cela gangrène la société, l’empoisonne. Ce sont des éléments de langage racistes et dangereux.
L’on retrouve ces mêmes éléments de langage chez les extrémistes musulmans, chez certains Palestiniens qui désirent voir les juifs disparaître et l’Etat d’Israël cesser d’exister. Il y a une coalition d’extrémistes dans la région, ce sont des meilleurs ennemis, qui se nourrissent les uns des autres. Il y a un machiavélisme suprême chez ceux qui sont au pouvoir et qui divisent pour régner.
Malgré l’assassinat d’Yitzhak Rabin, survenu en 1995, malgré la deuxième Intifada s’étant produite en 2000 vous avez toujours affirmé garder espoir pour la résolution du conflit israélo-palestinien. D’où vous vient la force de cet espoir ? Est-ce que vous gardez toujours espoir aujourd’hui malgré un cessez-le-feu qui a été de très courte durée ?
Entre le Jourdain et la Méditerranée, il y a 15 millions d’Israéliens et de Palestiniens, ils ne vont nulle part, ni les uns ni les autres. Mêmes si les médias et les acteurs politiques et religieux ont un langage belliqueux, la majorité des Israéliens et des Palestiniens préconisent la solution des deux Etats, la volonté de vivre en paix et en bon voisinage. Les deux sociétés sont interdépendantes. Certes c’est une interdépendance déséquilibrée : 40 000 USD de revenu moyen annuel d’un côté, 3 000 USD de l’autre côté et 2 000 à Gaza. Des écarts inacceptables qu’il faut combler.
« Le système politique, proportionnel et intégral, encourage le communautarisme, le clientélisme. »
Vous soutenez qu’il est important de ne pas rejeter la faute sur l’un des deux camps, si l’on veut résoudre le conflit israélo-palestinien. Les deux camps ont selon vous à la fois tort et raison. Pourquoi selon vous cette ouverture d’esprit est importante pour pouvoir nous acheminer vers une résolution de ce conflit et comment peut-on l’atteindre ? Ainsi, peut-on demander à un Palestinien ou à un Israélien qui a été directement touché par ce conflit de ne pas rejeter la faute sur l’autre ? De plus, que répondre à ceux qui soutiennent que c’est Israël qui a tort en colonisant des terres qui ne lui appartiennent pas ?
Il y a un énorme travail de cicatrisation, de décontamination et de réconciliation à faire. Oui, trop de poison a été injecté dans les veines des deux sociétés. La terre appartient à ceux qui y vivent, à ceux qui la cultivent. Le projet sioniste a des raisons d’exister car à la base c’est un projet éthique, moral. Les Juifs ont toujours vécu sur cette terre. En même temps ils sont toujours dispersés et aujourd’hui encore ils sont victimes de discrimination et d’antisémitisme, à des degrés plus ou moins importants et tragiques. La Shoah est le plus grand crime contre l’humanité que l’on connaisse. Il est nécessaire d’avoir un foyer national juif, un Etat des Juifs.
D’autre part, le projet national palestinien est né de l’existence du projet national juif, il n’existait pas auparavant. Il faut rajouter aussi que la colonisation britannique a une lourde responsabilité à cause de sa division irrationnelle du Moyen-Orient. On en paie les conséquences aujourd’hui encore. La cause palestinienne a été instrumentalisée, manipulée, utilisée par le panarabisme contre l’Occident, représenté par le sionisme à leurs yeux. Aujourd’hui il est remplacé par un panislamisme, un rejet de la « civilisation judéo-chrétienne », des valeurs démocratiques qu’elle incarne, même si celles-ci doivent être réinventées et qu’elles sont fragilisées par un certain capitalisme aveugle et cruel, qui dans de nombreux pays ne sert qu’une certaine élite très minoritaire. La gauche et la droite traditionnelles sont à bout de souffle.
La crise de la Covid nous a pourtant démontré qu’en fin de compte lorsque c’est nécessaire et obligatoire il est possible d’être solidaire, de distribuer des fonds sans compter. Elle nous a aussi explosé au visage en nous montrant que ce sont les plus faibles qui ont été touchés de plein fouet, qui paient le prix et qui n’acceptent plus de le payer à l’avenir. Les prochaines années seront passionnantes. La gauche est à réinventer, les égos aussi l’ont tuée.
Pourquoi selon vous est-il si difficile de trouver une solution à ce conflit ? Est-ce lié à une certaine tendance qu’ont les deux parties à rester au niveau des simples négociations, comme vous le constatez par ailleurs ?
Ce conflit est instrumentalisé par les puissances étrangères et les leaders politiques sont soit faibles, soit machiavéliques, soit corrompus. Ce conflit est aussi instrumentalisé par les marchands de guerre. Le Moyen-Orient est le plus grand marché d’armes au monde. Des moyens gigantesques sont investis en armes qui souvent sont utilisées contre leur propre population, ce qui l’appauvrit aussi. Ces moyens pourraient et devraient être investis dans le bien-être des peuples. Le prix d’un avion de chasse pourrait permettre à tous les jeunes Palestiniens d’étudier gratuitement pendant un an, celui d’un tank à tous les jeunes de bénéficier de l’école élémentaire, celui d’un fusil à une famille entière de vivre durant un an. Le budget de la défense est plus important que celui de l’éducation.
« La cause palestinienne a été instrumentalisée, manipulée, utilisée par le panarabisme contre l’Occident, représenté par le sionisme à leurs yeux. »
J’ai identifié de grands projets d’infrastructure qui sont possibles et nécessaires et qui permettraient certainement une meilleure coordination et une meilleure synergie des énormes moyens déployés par les pays donateurs. Pour l’instant l’Europe est quasi inexistante, cacophonique, dépense des milliards sans effets de levier… Elle déploie une armée de fonctionnaires, certains sont comme des vampires qui se nourrissent de ces moyens déployés, ils se cooptent entres eux. Des centaines d’études, de thèses de doctorat, de conférences, d’envoyés spéciaux, de chauffeurs et de cuisiniers, et aussi d’ONG, de think thanks, de centres de recherche qui s’en mettent plein les poches, mais les Israéliens et les Palestiniens n’en profitent pas !
Selon une très belle formule, vous soutenez qu’une terre ne peut être sainte, mais seule la vie est sainte. Est-ce que vous pensez que c’est la compréhension de cette idée qui fait justement défaut dans ce conflit ?
Absolument, ce sont des sociétés militarisées et messianiques, la valeur humaine est inexistante. Les uns te disent qu’ils garantissent la sécurité sur terre, les autres qu’ils garantissent celle de la vie dans le paradis, les deux camps trompent les sociétés et ne cherchent que l’intérêt pécuniaire et politique. Ce n’est qu’une question d’argent, d’ego et de pouvoir.
En quoi consisterait selon vous la résolution de ce conflit ? Ainsi, vous considérez que la création d’un Etat qui serait la Palestine est une condition nécessaire pour résoudre ce conflit. Or, est-il réaliste aujourd’hui d’envisager la création d’un tel Etat ?
Oui, la solution des deux Etats est la seule viable aujourd’hui, bien que plus pour longtemps si la colonisation massive continue. La communauté internationale y a un rôle, une responsabilité. Après la création d’un Etat palestinien démilitarisé l’on pourrait envisager une confédération, certainement entre Palestiniens et Jordaniens, plus tard aussi avec les Israéliens.
L’Europe m’inspire. Même si elle est hésitante, faible, incohérente parfois, c’est tout de même la construction géopolitique et économique la plus extraordinaire du XXème siècle. Elle nécessite elle aussi d’être réinventée, elle nécessite un nouveau souffle. La présidence française à partir de janvier sera importante. J’y crois. La relation future entre les deux Etats doit être basée sur quatre piliers : la solidarité, la générosité, l’humilité et le pardon.
Pour finir, pensez-vous, comme vous l’avez soutenu il y a quelques années qu’il y a aujourd’hui une dichotomie entre les actions des personnes politiques israéliennes et palestiniennes et la société civile israélienne et palestinienne qui finalement serait plus portée vers la paix ? Comment expliquez-vous cette dichotomie ? Vous avez parlé aussi d’une prise de pouvoir des mouvements extrémistes voire terroristes qui finalement ne représentent pas la grande partie de la population. La résolution de ce conflit viendrait-elle ainsi plutôt du côté de la société civile ?
Il y a des intérêts convergents, une alliance des extrémistes. Je pense que le nouveau gouvernement israélien, bien que loin d’être parfait, est quand même assez représentatif de la mixité, des différentes composantes de la société israélienne. Est-ce qu’il aura le courage d’agir pour le bien-être des Israéliens, de tous les Israéliens ainsi que de la région en reprenant le chemin de la paix et de la reconnaissance mutuelle ? Nous le verrons bientôt.
« Le prix d’un avion de chasse pourrait permettre à tous les jeunes Palestiniens d’étudier gratuitement pendant un an. »
Du côté palestinien l’on a aussi besoin d’un gouvernement qui serait formé par une large coalition représentative des différentes composantes de la société. En attendant je me sens encouragé par la pertinence et la persévérance du combat des sociétés civiles. Dans le cadre de ma mission j’ai identifié presque 200 ONG et organismes qui échangent entres eux régulièrement, qui continuent à travailler chacun dans son domaine et à la fois ensemble, malgré les obstacles et les difficultés. Leur travail est souvent sisyphéen, mais nécessaire. Ils ne lâchent pas.
J’ai identifié quatre axes porteurs de changement et de développement : l’environnement, les femmes, les jeunes, qu’il faut éduquer pour la paix, et les nouvelles technologies qui rémunèrent mieux et qui n’ont pas de frontières. Nos ennemis sont la pauvreté, l’ignorance et la corruption ! Nous avons les moyens de les combattre et de gagner.
Nos desserts :
- « Guerre sans fin contre les Palestiniens » par Alain Gresh sur Le Monde Diplomatique
- Portrait de Naftali Bennett, « le triomphe du nationalisme mystique juif », sur Orient XXI
- « L’inéluctable déclin du sionisme de gauche » par Thomas Vescovi sur Le Monde Diplomatique
- « Le camp de la paix ne comprend pas l’idéologie de Netanyahou » affirme Charles Enderlin
- « Comment la paix a été enterrée avec Yitzhak Rabin » par Yossi Mekelberg
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