Société

Histoire du regard moral porté sur le Travail du Moyen âge au XVIIIe siècle

Tel un fétiche, le Travail fait partie de ces concepts que certains hommes politiques ou éditorialistes aiment régulièrement invoquer pour justifier une politique anti-sociale : « la valeur travail […] première source d’émancipation individuelle » (Emmanuel Macron) ; « travaillez plus pour gagner plus » (Nicolas Sarkozy) ; « Il n’y a plus assez de différence entre le travail et l’assistanat » (Laurent Wauquiez), etc. Lors des éphémères débats portant sur le revenu universel, en 2017, il était en effet fréquent de voir s’exprimer des discours inquiets sur la prétendue « société de l’oisiveté » [1] qu’une telle réforme sociale aurait pu engendrer. À tel point que nous serions presque tentés de parler d’une mystique du Travail, encore persistante dans nos représentations collectives. Dès lors, tentons d’investiguer, en adoptant une approche sur la longue durée, du moyen âge au XVIIIe siècle, les racines philosophiques et historiques de cette idéologie du Travail, entendue ici comme un système d’idées faisant du Travail une valeur à défendre.

Le Travail entendu comme un châtiment divin ?

Il est courant de faire remonter l’origine du mot « travail » à l’étymologie bas-latine trepalium, qui désigne, à l’époque antique et médiévale, une cage de force pour le ferrage des bœufs et des chevaux. Tel un instrument de torture, le Travail serait ainsi, par essence, une peine, un labeur (du latin labor, qui a aussi donné le mot « labour »), un moment de souffrance que tout Homme doit endurer durant son existence. À une époque préindustrielle où entre 90% et 80% de la population travaillent dans les champs et dans laquelle, faute de rendements suffisants, les surplus sont rares, le travail borne les horizons de la majorité des populations – à ceci près qu’il faut aussi rappeler l’existence d’une centaine de jours chômés, par an, dédiés aux fêtes religieuses, ou encore les dimanches, lors desquels toute activité laborieuse était théoriquement interdite.

Estampe anonyme, fin XVIIIe siècle © Photo RMN-Grand Palais – Bulloz

Les moralistes se font l’écho de cette vision du Travail comme horizon d’attente des sociétés, comme en témoignent les fables de La Fontaine, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, dont certaines prennent pour thèmes principaux la paresse (La cigale et la fourmi), ou les vertus du travail (Le laboureur et ses enfants). La précarité du quotidien est justifiée par le discours religieux, et notamment par l’injonction paulinienne « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus » [2], propagée par les prédicateurs catholiques ou protestants sur les places publiques ou lors des offices religieux. Ce discours moralisant sur le travail irrigue ainsi avec force la société médiévale, et entre en résonance avec la conception profondément pessimiste de la nature humaine, issue de l’Ancien testament et du récit du péché originel, relayée par l’un des principaux pères de l’Église, Saint-Augustin. Le travail correspond au prix que les hommes doivent payer pour racheter le péché originel : dans la Genèse, Dieu condamne ainsi Adam au travail manuel des champs et Eve au travail de l’enfantement [3].

Seule l’aristocratie, pour qui toute activité manuelle ou commerçante est considérée comme dérogeante (c’est-à-dire susceptible de faire perdre l’état de noblesse à celui qui pratique ces activités), et l’élite du clergé pensent échapper à cette malédiction en raison de leur fonction respective de guerrier et de guide spirituel de la société (groupes sociaux qui ne représentent pas plus de 5% de la population entre le Ve et le XVIIIe siècle) [4]. En revanche, les moines, en particulier avec la règle de Saint-Benoît au VIe siècle, sont bien astreints au travail quotidien des champs – même si, dans les faits, nombre de communautés font de plus en plus appel à des serfs pour cultiver les terres monastiques. Il existe donc bien une vision fataliste et religieuse du Travail qui a cours, au moins, jusqu’au XVIIIe siècle, dans l’Europe chrétienne.

« Travaillez, prenez de la peine :

C’est le fonds qui manque le moins.

Un riche Laboureur, sentant sa mort prochaine,

Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.

Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l’héritage

Que nous ont laissé nos parents.

Un trésor est caché dedans.

Je ne sais pas l’endroit ; mais un peu de courage

Vous le fera trouver, vous en viendrez à bout.

Remuez votre champ dès qu’on aura fait l’Oût.

Creusez, fouiller, bêchez ; ne laissez nulle place

Où la main ne passe et repasse.

Le père mort, les fils vous retournent le champ

Deçà, delà, partout ; si bien qu’au bout de l’an

Il en rapporta davantage.

D’argent, point de caché. Mais le père fut sage

De leur montrer avant sa mort

Que le travail est un trésor. »

Jean de La Fontaine, Le Laboureur et ses enfants (1668)

Le travail comme art

Toutefois, à côté de cette vision pessimiste, il existe aussi une vision positive, presque esthétisante, du Travail, à l’époque médiévale et sous l’Ancien régime. Pour désigner le produit du travail, les contemporains pouvaient en effet user du mot « œuvre », dont il existe deux étymologies possibles : du latin obra, qui désigne alors la superficie de vignoble que peut travailler en une journée un viticulteur, ou encore opus, terme relatif à l’œuvre d’art, au chef d’œuvre. Cette définition valorisante du Travail est en particulier pensée pour les artisans, dont les techniques de plus en plus raffinées, enseignées et transmises, sont sources de fierté.

« À partir du XIIe siècle, surtout dans les villes, et ce jusqu’au XVIIIe siècle, en Europe, s’ébauche l’idée d’une fierté à travailler, l’appartenance professionnelle devenant un signe identitaire à part entière. »

Le XIIe siècle, en particulier, correspond à l’essor des corporations de métiers : pensons à cette centaine de communautés de métiers à Paris à la fin du XIIIe siècle ou encore à la puissance politique des grandes Arti florentines au XIVe siècle [5]. Ces corporations règlent l’entrée dans le métier, mais aussi établissent ou font appliquer des normes précises concernant les prix de vente, les matériaux employés ou encore les savoirs-faire employés : par exemple, un forgeron parisien, souhaitant bénéficier des privilèges liées à son appartenance à la corporation (régulation de la production, protection sociale, exonération fiscale etc.), a le devoir de produire un bel objet. Être artisan correspond donc à un état prestigieux ; être membre d’une corporation, c’est appartenir à une seconde famille, ce qui est d’ailleurs cohérent avec la conception organiciste de la société d’Ancien régime, dans laquelle tout homme et femme est membre d’un corps social qui le dépasse.

Le Travail peut ainsi être considéré comme un élément de l’identité… ce qui sera l’objet de nombreux fantasmes et d’une grande nostalgie, au XIXe siècle, chez certains socialistes comme William Morris ou Charles Péguy, ce que nous verrons plus tard. En outre, le discours religieux peut, paradoxalement, dans certains cas, servir de justification à cette valorisation du Travail. Toutes les corporations de métier se mettent alors en effet sous le patronage d’un saint, tels que les charpentiers, protégés par Joseph, père de Jésus-Christ et dont les Évangiles rapportent qu’il pratique ce métier. Bref, à partir du XIIe siècle, surtout dans les villes, et ce jusqu’au XVIIIe siècle, en Europe, s’ébauche bien l’idée d’une fierté à travailler, l’appartenance professionnelle devenant un signe identitaire à part entière.

Pieter Brueghel l’Ancien, La Paresse, 1557, tiré du groupe des Sept Péchés capitaux, Vienne.

« L’oisiveté mère de tous les vices »

En parallèle à cette dynamique de valorisation des métiers, dans l’Europe des villes, nous assistons, à la fin du Moyen âge, aux premières mesures contre l’oisiveté (du latin otium, qui signifie loisir), et d’une première forme de stigmatisation de l’assistanat, bien que le terme n’apparaisse pas encore. À mesure que les villes connaissent une hausse de leur démographie, celles-ci attirent de plus en plus de mendiants, de vagabonds. Comment l’a montré Bronislaw Geremek, dans son ouvrage Inutiles au monde. Truands et misérables dans l’Europe moderne (1980), le XIVe siècle correspond à l’émergence d’un discours répressif des élites urbaines vis-à-vis de ces « indésirables ». Citons ici en particulier l’œuvre fondatrice, et grand succès éditorial, de l’humaniste espagnol, Juan-Luis Vives, du début du XVIe siècle, De subventione pauperum, dans laquelle il dit en particulier « Que chacun mange le pain acquis par sa sueur et son travail » [6] et préconise de réaccoutumer les mendiants valides au travail, au sein de manufactures. Chez les penseurs du protestantisme nous retrouvons les mêmes injonctions à travailler, tel Jean Calvin, dans ses commentaires sur la Genèse, 2, 15, « Quand Dieu a voulu que l’homme s’exerçât à cultiver la terre, il a condamné en la personne de celui-ci l’oisiveté et nonchalance » : les mendiants valides, là encore, sont considérés comme des parasites, et à qui il faut dorénavant refuser l’aumône, au risque sinon de les maintenir dans leur péché – alors qu’à l’époque médiévale le mendiant est comparé au « membre souffrant de Jésus-Christ », que tout chrétien a le devoir de secourir. Ainsi, à mesure que la misère urbaine se fait plus visible, la mendicité tend à être associée à la peccamineuse oisiveté, soit, dans les représentations collectives, une perturbation de la loi naturelle et de l’équilibre social.

C’est à cette époque que se mettent en place les premières expériences de mise au travail forcé des pauvres. Concrètement, cette politique se traduit par la création des premières maisons de travail et d’assistance, prenant les noms de Spinhuis aux Provinces unies, d’hôpitaux généraux en France ou encore de workhouses en Angleterre, dont les objectifs principaux sont de rendre à nouveau « utile » le pauvre, mais surtout de le remoraliser, avec le soutien des personnels religieux, la paresse étant considérée comme l’un des sept péchés capitaux. Ces mesures s’attachent donc à corriger les mœurs des mendiants oisifs par la prière et une rigueur quasi-monacale au sein de ces établissements d’assistance. C’est également dans ces « institutions totales », pour reprendre l’expression de Michel Foucault, que s’opère une taxinomie des pauvres, c’est-à-dire une nouvelle classification censée rendre plus efficace le contrôle des marginaux [7].

« À mesure que la misère urbaine se fait plus visible, la mendicité tend à être associé à la peccamineuse oisiveté, associée, dans les représentations collectives, à une perturbation de la loi naturelle et de l’équilibre social. »

Malgré tout, pour les hommes d’Église, en particulier, souvent promoteurs de l’établissement de manufactures au sein des hôpitaux, le travail devrait être exempt de tout but productiviste : citons ici les exemples des workhouses anglaises, fondées au début du XVIIe siècle, dans lesquelles hommes et femmes sans travail sont avant tout reçus dans le but d’apprendre un métier et de se réinsérer dans la société : les produits de ces travaux manufacturiers ne sont pas ou très peu vendus, signe que l’imposition de ce travail dans les workhouses n’a aucun objectif pécunier – les établissements d’assistance sont d’ailleurs dans bien des cas largement déficitaires et ne fonctionnent alors que grâce aux dons des particuliers et des collectivités. À l’époque préindustrielle, la culture du profit reste ainsi secondaire – nous sommes encore loin du capitalisme marchand déréglé du XIXe siècle – ce qui fait dire à Karl Polanyi, dans La Grande transformation (1944), que la grande période allant du Moyen âge au XVIIIe siècle se caractérise par le lien intrinsèque unissant la morale chrétienne et l’économie : ce qu’il nomme une « société encastrée ». Dans cette politique de mise au travail, priment ainsi les aspects moraux, avec la volonté de réinsérer le pauvre dans la société et non de l’utiliser comme force productive [8].

Estampe anonyme représentant une workhouse en Angleterre, à la fin du XVIIIe siècle

Il existe bien un groupe d’économistes, au XVIIe siècle, les mercantilistes, qui postulent l’idée des bienfaits de l’exploitation d’une main œuvre paupérisée pour augmenter la production de certaines manufactures, mais l’expérience n’a jamais abouti. C’est véritablement à partir de la fin du XVIIIe siècle, avec le penseur anticlérical Jeremy Bentham (1748-1832), et son ouvrage Pauper management (1796), qu’est pensée l’idée d’une utilisation systématique et coercitive d’une main d’œuvre composée de mendiants et vagabonds pour produire des biens et des produits manufacturés, selon une visée capitaliste et marchande. À l’aspect religieux traditionnel, se substitue peu à peu une idéologie utilitariste, désormais en adéquation avec les nouveaux objectifs productifs des industriels européens. En matière d’assistance, le Travail passe donc d’outil de réinsertion des plus pauvres, à levier d’enchérissement des sociétés.

En définitive, deux conceptions du Travail, l’une négative et l’autre positive, cohabitent à l’âge préindustriel. Mais c’est bien à cette époque que s’ébauche une mystique du Travail, appréhendé dans sa dimension morale. À lire certains textes des moralistes de l’époque médiévale et moderne, nous ne pouvons pas nous empêcher de trouver des points communs avec l’argumentaire de certains hommes politiques contemporains, obsédés par la lutte contre l’oisiveté et l’assistanat, à ceci près que les Anciens considèrent globalement le Travail avant tout comme un outil de réinsertion, un moyen d’expier des péchés, et non comme un moyen d’augmenter les profits et les richesses, la culture du profit n’apparaissant réellement que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, et au XIXe siècle, dans un contexte de déchristianisation, d’industrialisation et d’essor de la théorie économique libérale. Mais le retour à une vision morale du travail est-elle vraiment souhaitable, par ailleurs ? Indubitablement non, étant donné la forte pesanteur que cela induit pour le travailleur. Au siècle suivant, émerge, dans le sillage des libéraux et des marxistes, de nouvelles conceptions du travail, refusant notamment la culture chrétienne du Travail comme châtiment. Ces changements de sens de la notion de Travail, au XIXe siècle, seront l’objet de notre seconde étude.

Nos desserts :

Notes

[1] ALLEGRE Guillaume. « Revenus universels », Revue de l’OFCE, vol. 154, no. 5, 2017, pp. 5-17.

[2] Paul de Tarse, 2 Thessaloniciens 3/10.

[3] HASDENTEUFEL Simon, « Pouvait-on faire un burn-out au Moyen Âge ? », The Conversation, mars 2018.

[4] LE GOFF Jacques, article « Travail » in. GAUVARD Claude, ZINK Michel dir., Dictionnaire du Moyen Âge, PUF, 2002, p.1404.

[5] TENENTI Alberto, Florence à l’époque des Médicis, Flammarion, Paris, 1968.

[6] GUIGNET Philippe, « Le traitement social du paupérisme au miroir de l’humanisme érasmien : relectures du De subventione pauperum de Juan-Luis Vivès », in: Urbanités : vivre, survivre, se divertir dans les villes (xve-xxe siècle) : études en l’honneur de Christine Lamarre, collection Sociétés, Dijon, 2012, p. 191-205

[7] FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975.

[8] CARRE Jacques, La Prison des pauvres. L’expérience des workhouses en Angleterre, Vendémiaire, Paris, 2016.

Catégories :Société

1 réponse »

  1. Le travail comme moyen de transcendance (l’homme n’est pas seulement un animal pensant et/ou contemplatif, il a besoin de se confronter avec la matière et autre chose que lui-même, pour transformer et créer). Mais cela peut être aussi un moyen d’insertion sociale, de reconnaissance : car l’homme est par nature grégaire. Mais non pas un travail aliénant, par la mise en concurrence effrénée et une rationalisation à outrance. Cela est dénier sa vraie nature, qui est naturellement social, collaborative et créative ! Mais est-ce encore du travail tel que l’on peut l’entendre et le nommer.

Répondre à arnaud Annuler la réponse.

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s