Traducteur, entre autres, du philosophe libertaire Murray Bookchin, Xavier Crépin vient de traduire et de postfacer le livre des sœurs Barbara J. et Karen E. Fields, « Racecraft, ou L’esprit de l’inégalité aux Etats-Unis » (éditions Agone). Respectivement historienne et sociologue, ces deux auteures viennent de la gauche socialiste américaine et ont proposé l’une des plus brillantes critiques de « l’illusion de la race ». Ancrée dans une solide connaissance de l’histoire des Etats-Unis et des Afro-Américains, résolument opposée au capitalisme, elles y défendent par ailleurs un universalisme qui se veut radical et concret.
En dépit de la globalisation de l’édition universitaire et militante, force est de constater que l’importation d’œuvres anglo-saxonnes sur le racisme demeure fort sélective. De quoi porter à croire à un consensus à gauche outre-Atlantique, et à l’inexistence d’une alternative aux obsédés de la race. Il est vrai que face à une flopée de traductions toutes plus rédhibitoires les unes que les autres, l’opposition s’est trouvée bien maigre. Tout au plus pouvions-nous lire quelques sermons de centre-gauche de la part de personnalités comme Mark Lilla ou Thomas Chatterton Williams – autant d’auteurs ne devant leur voyage en francophonie qu’à leurs chiffres de vente. Des arguments parfois pertinents, souvent bien intentionnés, mais qui se refusent en général d’aller plus loin qu’une simple resucée des Lumières et du libéralisme de gauche.
Nous sommes bien en peine d’y trouver autre chose qu’un universalisme abstrait, dont nous connaissons de nombreux équivalents chez nous. Partageant les mêmes lacunes et les mêmes défauts, il se révèle inapte à proposer une alternative à cette fausse radicalité chic qui pullule sur les campus américains et dans les CA d’entreprise. Difficile, en effet, d’opposer à des personnes qui se targuent de représenter la radicalité une litanie de lamentations et de propositions petites-bourgeoises, où les idées abstraites semblent l’emporter sur les réalités matérielles et imaginaires des gens ordinaires. Et sans vouloir réduire l’œuvre à l’homme, il apparaît évident que ces personnalités au passé engagé inexistant et aux opinions inoffensives font pâle figure face à des Angela Davis ou des militants se revendiquant des Black Panthers. De fait, si l’on s’accorde pour dire que l’universalisme abstrait vaut mieux que les politiques identitaires, nous déplorons qu’il s’arrête en si bon chemin et refuse de s’attaquer au capitalisme – ce qui n’est autre que l’aboutissement logique de tout universalisme sincère. Ce faisant, il se révèle impuissant et incapable de comprendre l’articulation entre racisme, domination de classe et société capitaliste. L’ouvrage des sœurs Fields tombe ainsi à point nommé pour combler ces lacunes.
Le Comptoir : Qui sont Barbara J. et Karen E. Fields dans le champ intellectuel des USA et pourquoi cet ouvrage est-il si important ?
Xavier Crépin : Les sœurs Fields sont les tenantes d’une approche à la fois constructiviste et matérialiste des problèmes sociaux liés au racisme, qui est également très influencée par Weber ou Durkheim. Leur démarche est interdisciplinaire et se nourrit à la fois de la sociologie, de l’anthropologie et de l’histoire. L’importance de l’ouvrage tient à l’application rigoureuse de cette méthode matérialiste à la question de la race et du racisme aux États-Unis, à contre-courant de toutes les modes intellectuelles des dernières décennies, notamment les whiteness studies et par la volonté très politique de ne pas subordonner l’analyse à des considérations militantes.
Au début de leur livre, elles ont cette remarque percutante : elles affirment que le racecraft est « la marque indubitable que le racisme est passé par là ». Que veulent-elles dire par là ?
Le racecraft ou la fantasmagorie raciale, comme je le traduis parfois, sert à désigner un certain nombre de faits sociaux et individuels propres aux États-Unis. Cette dimension collective (le racisme n’est pas seulement une aberration individuelle) rapproche ce concept de celui de racisme structurel ou systémique, mais il est à la fois plus large et plus précis, dans la mesure où il ne désigne pas seulement des discriminations, mais des actions, des modes de pensées, des rites et rituels qui ne sont pas à proprement parler racistes, mais ne seraient pas possibles si le terrain historique et social des États-Unis n’avait pas été façonné par l’esclavage et la mise à part, pour des raisons économiques et sociales, des personnes d’origine africaine, la seule « race » proprement dite aux États-Unis : il suffit en effet d’avoir un ancêtre africain pour être considéré comme « noir » (c’est la one drop rule).
Les deux auteures utilisent le mot racecraft (fabrique de la race) en comparaison avec celui de witchcraft (sorcellerie). On pourrait se demander, a priori, en quoi le terme de « race », qui semble aussi ancré dans la science, pourrait être comparé à la pratique des sorcières. D’aucuns pourraient penser qu’elles signifient par-là que le concept de race est aussi absurde et superstitieux que celui de sorcellerie, mais elles ne disent pas tout à fait cela non plus. Pourriez-vous expliquer l’origine de ce lien et pourquoi les deux sont si comparables à leurs yeux ?
La démarche des sœurs Fields est basée sur un décentrage par rapport à la société étatsunienne, qui tient à la fois à la formation anthropologique de Karen Fields et à leur expérience des sociétés européennes et africaines. Vu de l’extérieur, et notamment des sociétés africaines où la sorcellerie tient encore une grande place, un concept comme celui de la race états-unienne paraît aussi fantastique, aussi dénué de toute base rationnelle que celui de la sorcellerie aux yeux des habitants des sociétés européennes ou états-uniennes. Le pouvoir de nuisance de ce concept, qui est d’origine extra-scientifique, contamine d’ailleurs souvent l’activité scientifique elle-même, qu’il s’agisse des sciences dures ou des sciences sociales, comme les sœurs Fields y insistent longuement.
Il est intéressant de voir que les deux auteures insistent à plusieurs reprises sur le fait que cette obsession de la race est très étatsunienne, en particulier dans son rapport à la question des Noirs. En Afrique ou ailleurs, les enjeux seraient différents et se poseraient d’une autre manière. Dans un pays comme la France qui se targue d’être universaliste – au point de faire voter par l’Assemblée la suppression du mot « race » dans la constitution il y a quelques années – on a donc souvent du mal à comprendre tous ces débats américains autour de la race et de la couleur de peau. Pourriez-vous nous expliquer quelle en est l’origine ?
Elle tient à l’histoire différente des deux pays, qu’il ne suffit pas de cataloguer comme « blancs » ou occidentaux pour comprendre leur fonctionnement réel. Il y a une histoire française de l’esclavage, du colonialisme et du racisme, qui est différente de l’histoire étatsunienne. Ainsi, alors que les pères fondateurs de la nation étatsunienne ont forgé le racisme pour justifier l’exclusion des esclaves et des descendants d’esclaves de droits théoriquement octroyés à tous, l’histoire de la Révolution française et de sa radicalisation, sous l’influence notamment des sans-culottes et de la révolution des esclaves de Saint-Domingue (où le racisme s’appuyait sur une hiérarchie complexe et l’existence d’une couche intermédiaire, celles des « mulâtres »), fut celui d’une tentative pour étendre les droits de l’Homme et les transformer en réalité pour l’ensemble de l’humanité, une tentative avortée que reprendra à son compte le socialisme ultérieur, sous ses différentes variantes. C’est cet universalisme révolutionnaire et cosmopolite qui reste d’actualité, pas la récupération ultérieure de celui-ci par une république bourgeoise qui en a dénaturé le sens pour le mettre au service de ses intérêts.
Les deux auteures discutent beaucoup de la question de l’histoire de l’esclavage. N’étant pas Américain, je dois avouer que de nombreuses références qu’elles mentionnent m’étaient jusqu’alors inconnues. J’ai cependant appris en les lisant que le réductionnisme de race posait énormément de problèmes dans l’analyse historique de l’esclavage : en voulant le résumer à des questions de racisme ou de race, la racecraft en occulterait certaines dimensions autant, sinon plus importantes. Pourriez-vous expliciter ?
Le problème des approches réductionnistes est que, au nom de motifs militants ou des jeux de pouvoir propres au champ académique, on prétend s’épargner une analyse précise des différents niveaux de réalité et de la place prise par des catégories et des pratiques d’ordre différent dans la réalité sociale. Ainsi le concept de race est transformé en concept abstrait et transhistorique, plaqué sur toutes les sociétés catégorisées comme « blanches ». Les sœurs Fields privilégient au contraire une approche historique et génétique des problèmes liés à la race et au racisme. Elles montrent ainsi que, historiquement, ces derniers sont apparus à un moment précis de l’histoire des États-Unis, dans une société qui était depuis longtemps divisée en classes, mais où le racisme n’avait jusqu’alors pas de place.
« C’est cet universalisme révolutionnaire et cosmopolite qui reste d’actualité. »
Pour elles le concept de race est non seulement politiquement néfaste, mais aussi scientifiquement inopérant. Il ne peut être utilisé comme une catégorie scientifique ou politique. Comment dès lors analyser le racisme et le combattre, sans y faire appel ?
La distinction entre catégorie analytique et catégorie pratique est fondamentale dans Racecraft. Elle signifie que le regroupement arbitraire d’un certain nombre d’individus sous une étiquette commune ne suffit pas à constituer ceux-ci en un groupe cohérent, doté d’intérêts communs et exempt de divisions internes. Le groupe des « noirs », comme celui des « blancs », n’est pas constitué par des échantillons interchangeables d’une catégorie abstraite, mais par des individus dotés d’intérêts et de caractéristiques différentes, notamment de classe. Le concept de race, un peu comme celui de « nation » ou de « peuple », sert à masquer cette diversité individuelle et ces antagonismes de classe, et à promouvoir le mythe d’une communauté imaginaire et homogène regroupée derrière un chef ou un leader qui prétend la « représenter ». Il existe aux États-Unis tout un courant de combat contre le racisme, qui ne sépare pas celui-ci de la lutte pour le socialisme et l’émancipation universelle de toute la société. Pour celui-ci la mise au jour des divisions des classes, qui traversent des « communautés » présentées comme homogènes, qu’elles soient « blanches » ou « noires », permet de combattre de front le racisme et l’exploitation capitaliste.
De nombreux débats actuels tournent autour de notions telles que « cancel culture » ou « wokeness ». Les critiques proviennent souvent de la droite, mais de plus en plus d’intellectuels de la gauche (radicale) semblent élever leur voix contre certaines des manifestations les plus folles des « politiques identitaires » (identity politics). Cédric Johnson a par exemple critiqué le « blackwashing » et le mouvement Black Lives Matter, Adolph Reed Jr. a parlé de « McWokeism » et en France l’essai récent de Noiriel et Beaud a fait beaucoup de bruit en voulant critiquer l’usage de la race dans les sciences sociales. Où placeriez-vous ce livre dans ces débats ? Peut-on le rapprocher de l’œuvre des deux sociologues français cités précédemment ?
L’inconvénient de ces débats est qu’ils tendent souvent à enfermer les individus dans les limites de communautés abstraites, qu’il s’agisse de la République ou de la « communauté », c’est-à-dire au sein d’alliance interclassistes abstraites et homogènes. Les individus se voient réduits à leur « culture » et enfermés dans les limites de groupes d’appartenance abstraits, qui sont opposés à un universalisme souvent tout aussi abstrait. Il serait temps de revenir à cet universalisme concret que promouvait déjà un penseur comme Hegel et, de manière plus ambiguë, Aimé Césaire.
« Il existe aux États-Unis tout un courant de combat contre le racisme, qui ne sépare pas celui-ci de la lutte pour le socialisme et l’émancipation universelle de toute la société. »
Quant aux deux ouvrages mentionnés, leur point commun est qu’ils cherchent à affranchir l’analyse scientifique des impératifs militants et de ce subjectivisme épistémologique si à la mode aujourd’hui, où le chercheur prétend parler au nom d’une catégorie abstraite de « dominés » interchangeables, au lieu de leur donner les moyens de mieux comprendre le monde dans lequel ils vivent et donc de mieux le combattre.
Nos Desserts :
- Un entretien avec les deux auteures sur le site de Marianne
- Et un autre (en anglais) pour le magazine socialiste Jacobin
- « Ne laissons pas le « blackwashing » sauver les capitalistes » par Cédric Johnson dans la revue Lava
- « Ces marxistes américains qui critiquent l’obsession de la race » sur le site de Marianne
- Interview de Xavier Crépin à propos de sa traduction de Changer sa vie sans changer le monde de Murray Bookchin
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