Poursuivons l’esquisse du sentiment nostalgique à travers les époques, en nous intéressant ici à la recherche de « l’âge d’or », comme refuge face à la Modernité. L’idée de Modernité désigne ici un concept qui a comme traits caractéristiques la confiance dans le progrès, considéré comme une valeur foncièrement positive, mais aussi le refus du caractère figé du passé. Nous pouvons faire remonter la Modernité (mot apparu en 1822 dans un article de Balzac) à La Renaissance, au XVIe siècle, sous l’effet de transformations de grandes ampleur, dans le domaine des sciences, des modes de vie, de l’économie. Face à ces perturbations de l’ordre établi, s’expriment de nouvelles quêtes de « l’âge d’or ». Voici la seconde partie de notre étude sur les ressorts du déclinisme, et de son pendant, « l’âge d’or », dans le champ politique, littéraire et philosophique.
Le rêve d’un monde ancien
Une explication de cette quête de « l’âge d’or » est à rechercher dans l’état d’insécurité, dans lequel peuvent être plongés les Hommes face aux innovations affectant leur environnement. Ce n’est pas un hasard si Raoul Girardet remarque, dans son ouvrage Mythes et mythologies politiques, l’exacerbation du sentiment nostalgique à la fin de l’époque moderne, surtout au XVIIIe siècle, époque de grands bouleversements sociaux, politiques et économiques, avec les premières formes d’ « exode rural », d’industrialisation, de libéralisation du commerce des grains et d’enclosures (privatisation des pré-communaux), en Occident. Des prédicateurs catholiques, tels que le Père Jean Croiset (Parallèle des mœurs de ce siècle et de la morale de Jésus-Christ, 1729), dénoncent l’obsession de la réussite, du luxe et de la dépravation morale et sexuelle qui seraient caractéristiques du XVIIIe siècle. En contre-point, ce siècle est marqué par la profusion des romans pastoraux – citons ici l’Astrée (1607), d’Honoré d’Urfé, l’un des plus grands succès éditoriaux de l’époque, dont l’esthétique emprunte à « l’âge d’or » classique transposé en Auvergne – des romans philosophiques, célébrant l’ « état de nature » contre la civilisation matérielle urbaine – en particulier sous la plume de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) dans La Nouvelle Héloïse (1761) ou encore de Denis Diderot (1713-1783) dans son Supplément au Voyage de Bougainville (1779).
Dans sa version laïcisée, sans référence à la faute originelle, « l’état de nature » désigne ici un état d’innocence, intacte, qui s’exprime en particulier dans un rapport harmonieux entre l’Homme et la Nature. Cela amène parfois à une idéalisation des sociétés dites primitives, qui se traduit notamment par la diffusion de l’image du « bon sauvage » tahitien, dont Diderot déplore la progressive corruption au contact des mœurs et de la pensée occidentale. C’est aussi l’image fantasmée des bergers du Bas-Valais, dont Rousseau valorise la société fonctionnant en apparente autarcie, avec son propre circuit monétaire. À l’opposé des villes corruptrices des corps, régies par l’argent, le profit, la recherche du luxe et la concurrence, des auteurs du XVIIIe siècle vantent au contraire les campagnes, nouvelles Arcadie, où régneraient l’austérité des mœurs, la solidarité communautaire, l’enracinement. Cette recherche de la Vertu se retrouve en particulier dans l’œuvre de Rétif de la Bretonne (1692-1764), fils d’artisans bourguignons, teintée d’une forte nostalgie pour l’ordre immuable de son village, et son intrinsèque convivialité (La vie de mon père, 1779). Difficile néanmoins de succomber à ce type de fantasme, quand on sait que la solidarité villageoise, qui a pu effectivement exister à travers notamment l’usage des communs, de la charité, est plus motivée par l’instinct de survie, que par des valeurs morales dont les populations rurales seraient, par essence, pourvue.
(Les paysans du Bas-Valais) « viventdans l’abondance sans jamais manier un sou […] Les denrées y sont abondantes, sans aucun débouché au-dehors, sans consommation de luxe au-dedans, et sans que le cultivateur montagnard, dont les travaux sont les plaisirs, devienne moins laborieux ». Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloise, 1761.
Un idéal communautaire et austère, assez équivalent, se retrouve chez des auteurs prérévolutionnaires, comme Rousseau, ou même parfois acteurs de la Révolution, comme Louis Antoine de Saint-Just (1767-1794) ou Gracchus Babeuf (1760-1797), à travers leur valorisation du système de valeurs romain (le Mos majorum) ou spartiate. Dans ses Fragments sur les institutions républicaines (1793), « l’Archange de la Révolution », Saint-Just, fustige en effet la décadence morale de la monarchie en prenant pour modèle les cités antiques de Sparte et de Rome – Sparte est également très présente dans le Contrat Social (1762) de Rousseau. Dans son œuvre, Saint-Just part du postulat que de bonnes institutions peuvent participer à épurer les mœurs, d’où sa valorisation, quelque peu naïve, de l’égalité entre les (citoyens) spartiates, de leur austérité légendaire, de leur solidarité, de leur éducation à finalité militaire, et de leurs vertus de courage, dont les Révolutionnaires français devraient s’inspirer pour tenir tête à la coalition contre-révolutionnaire. « L’âge d’or » de Saint-Just, et de nombreux Révolutionnaires, ne prend donc pas ici les traits d’un Eden, où régnerait l’abondance, mais bien les traits d’une époque d’une grande rigueur, centrée sur un idéal d’abnégation et de communion populaire.
Le Peuple et l’âge d’or
Cette dimension nostalgique ne se retrouve pas seulement dans la littérature, largement produite par les élites, mais aussi parmi le commun peuple, comme le prouve la mobilisation récurrente du thème de « l’âge d’or » dans les révoltes populaires à l’époque médiévale, sous l’Ancien Régime, et même encore dans la première moitié du XIXe siècle. Prenons ici l’exemple de la célèbre révolte des nu-pieds de Normandie, qui a éclaté en juillet 1639. Elle prend pour point de départ le marché à Avranches lorsque les sauniers (en charge de la culture du sel), craignant la suppression de leur privilège de quart-bouillon, s’en prennent à un gabeleur (chargé de collecter la gabelle). La jacquerie s’étend peu à peu à une grande partie du bocage du Cotentin et prend la forme de pillage des bureaux du fisc. Les curés participent également à la résistance en se mêlant à la foule émeutière, dans leur défense de la dignité du pauvre, face l’égoïsme des riches. Les villes de Rouen et Caen s’engagent à leur tour dans une forme de contestation politique en développant une rhétorique provinciale traditionnelle qui oppose le « doux gouvernement » des anciens ducs de Normandie aux exactions du cardinal de Richelieu. Le cri de ralliement, « vive le roi sans la gabelle », exprime en cela le rêve d’une société harmonieuse vivant sous l’autorité d’un roi qui est d’abord un roi de justice, délié de l’emprise néfaste des ministres et des financiers. À travers la mobilisation d’un passé mythifié, les révoltés rappellent ainsi les gouvernants à leur responsabilité, et à leur nécessité de respecter le « bien commun ». Le mythe de « l’âge d’or » peut donc aussi avoir une fonction de communication politique, à laquelle les protagonistes croient sincèrement, ou non. Nous pouvons également y voir dans cette insurrection fiscale une lointaine référence à l’âge d’or classique dans le sens où la société de Saturne ne connaît ni la fiscalité, ni même une organisation de l’État.
En outre, dans la droite ligne des révoltes populaires de l’Ancien Régime, nous retrouvons cette même quête de « l’âge d’or » dans la première moitié du XIXe siècle, dans le contexte de la mécanisation du travail en Europe occidentale, et des phénomènes de bris de machine, par les ouvriers, étudiés en particulier par l’historien François Jarrige dans son ouvrage Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle (1780-1860). L’augmentation des bris de machine à partir de la fin du XVIIIe siècle (environ 10% des conflits du travail) naît d’une peur des ouvriers vis à vis de cet outil dont la vocation serait de remplacer le travail manuel et donc à engendrer l’exclusion des hommes et femmes du marché du travail. Aussi, s’exprime une dévalorisation du produit qui découle de la machine. L’art du geste, héritier de longues traditions artisanales (comme chez les typographes) serait dès lors menacé. Les révoltes contre la machine, notamment le luddisme (du nom d’un mythique briseur de machines, John Ludd), concernent également les conditions de travail dégradées : loin de faciliter le travail de l’ouvrier, la machine serait un outil pour l’aliéner. En cela, nous retrouvons dans le discours des ouvriers et des premiers militants socialistes une sacralisation d’un « temps d’avant » la machine, où l’ouvrier était maître et non esclave de sa machine.
Dans un registre plus moralisant, Pierre-Jospeh Proudhon (1809-1865), le théoricien de l’anarchisme français, constate notamment dans Justice, livre IIII, que la France vit une crise morale et qu’elle a « perdu ses mœurs », avec l’industrialisation, et son corollaire, la déqualification du travail, et exalte en retour le travail de l’artisan (voir l’ouvrage de Thibault Isabel, Pierre-Joseph Proudhon, L’anarchie sans le désordre). Un même dégoût pour la Modernité se lit chez Charles Fourier (1772-1837) l’inventeur des phalanstères, structures collectives dans lesquelles les membres de la communauté travaillent à différentes tâches à différents moments de la journée. L’exacerbation de l’idéologie communautaire, exprimé en particulier dans le socialisme dit utopique du XIXe siècle se construit ici en négatif par rapport à l’idéologie individualiste et libérale de l’époque. Enfin, ce goût socialiste pour l’ « âge d’or » s’exprime avec force sous la plume de Charles Péguy (1873-1914), attiré par le mythe d’une vieille France préindustrielle, aux mœurs austères, laborieuses, deux traits apparemment contradictoires avec « l’âge d’or » classique ou chrétien, mais qui rappellent à Péguy une enfance heureuse, protégée et encadrée solidement par la Tradition : la recherche d’un passé rassurant, d’un univers clos sont en cela deux autres ressorts importants de la nostalgie.
« J’ai vu toute mon enfance rempailler les chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main que ce même peuple avait taillé ses cathédrales […] tout le mal est venu de la bourgeoisie. C’est la bourgeoisie capitaliste qui a infecté le peuple. ». Charles Péguy, L’Argent, 1913.
Avec la bourgeoisie, et ses valeurs immorales centrées sur la recherche du profit, c’est tout un esprit de labeur, mais aussi toute une solidarité villageoise, qui se serait évanoui. Difficile néanmoins d’accorder du crédit à ce type d’analyse nostalgique, quand on connaît l’antériorité du capitalisme. Loin d’être un « âge d’or », l’Ancien régime finissant, surtout à partir des années 1680, a pu déjà consacré, dans une certaine mesure, une culture profit, comme l’ont récemment affirmé Claire Lemercier et Pierre François dans leur Sociologie historique du capitalisme (2021).
Toutefois, si le socialisme dit utopique du XIXe siècle, et ses derniers chantres au XXe siècle, avec Péguy et Simone Weil, expriment volontiers une envie de retourner à un « âge d’or », le marxisme, quant à lui, possède une vision de l’Histoire incompatible avec cette idée. En effet, selon le marxisme, l’Histoire est linéaire, procédant par étape – l’esclavagisme antique, le féodalisme, le capitalisme bourgeois, la dictature du prolétariat, et enfin le communisme. Aucun « âge d’or » n’est possible dans ce récit, par essence, progressiste. Nous pouvons néanmoins lire, ça et là, dans les écrits des différents auteurs marxistes, notamment chez Engels, à ses débuts, mais aussi chez Paul Lafargue (Le droit à la paresse, 1880), gendre de Karl Marx, des références à des époques jugées plus heureuses que la leur ; ainsi est-il de l’exaltation de la liberté et de l’oisiveté des Germains par Lafargue, ou encore la vision esthétisante de la vie champêtre préindustrielle de la campagne anglaise par Friedrich Engels, dans sa Situation de la classe laborieuse (1844). Mais ces références valorisantes apparaissent moins comme des « âges d’or », que comme des époques imparfaites, certainement plus égalitaires, plus libres que le XIXe siècle, mais dont il n’est pas question d’entretenir la légende. Le récit des marxistes est bien progressiste, et le passé est considéré, tout au plus, comme un point d’appui, mais jamais comme un retour en arrière souhaitable.
In fine, les ressorts de cette recherche de l’âge d’or sont divers. D’une part, la nostalgie entre souvent en écho avec une angoisse liée aux bouleversements des temps présents ; en cela, la recherche de « l’âge d’or » serait le révélateur d’une insécurité, d’une peur et d’un manque de confiance face à l’avenir, comme le prouve en particulier la forte mobilisation de ce thème chez les populations déclassées, ou en cours de déclassement social, lors des grandes époques de bouleversements économiques. D’autre part, nous pouvons également être tentés de réduire cette quête de « l’âge d’or » à un simple trait de personnalité, à une forme de naïveté, voire même à une forme d’aigreur lié à l’avilissement. Enfin, pour certains psychologues des années 1960(Jung notamment dans Problèmes de l’âme moderne), le phénomène de nostalgie s’apparenterait plutôt à une régression, à une pulsion de retour vers la quiétude de la première enfance, que l’on retrouverait plutôt à un âge avancé. Cette infantilisation de l’être humain, et de son inconscient, conduit pourtant à ignorer les expressions nostalgiques des hommes et femmes plus jeunes, parfois légitimement mal à l’aise avec les pesanteurs de leur époque. Une chose est certaine, la quête d’un passé idéalisé nous renseigne beaucoup sur nos angoisses, nos espérances, mais surtout sur notre propre époque.
Nos desserts :
- La première partie de notre étude sur les origines mythologiques et religieuses de « l’âge d’or »
- Au Comptoir, nous avions interviewé l’historien Thomas Bouchet à propos des socialistes utopistes du XIXe siècle
- Ainsi qu’Édouard Jourdain, auteur de plusieurs ouvrages sur Proudhon
- Et le philosophe Robert Redeker à propos de sa réflexion critique sur la notion de progrès
Catégories :Société
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