Culture

« Scintillation », l’aveuglante noirceur de John Burnside

Le ténébreux roman de John Burnside est un monde réduit à la convergence de lieux mystérieux : une forêt d’ébènes polluée aux teintes horrifiques, une usine chimique désaffectée aux vapeurs fantastiques, une ville inamicale au nom dystopique (l’Intraville, le « ghetto des ouvriers empoisonnés », face à l’Extraville, le ghetto des nantis). Récit polyphonique, « Scintillation » fait sourdre les voix brisées et rageuses de la poésie et de la politique sous l’étoffe dense et râpeuse du thriller fantastique.

C’est une histoire sur laquel plane le voile de la mort, celle de cinq enfants de l’Intraville introuvables depuis des années. Exilés dit-on. Ces petits chenapans auraient pris la clé des champs et seraient taillés la route pour découvrir le vaste monde. Vaste blague dont personne n’est dupe. Les corps n’ont jamais quitté l’Intraville : quand on y naît on y meurt. Morts ou vivants, ils hantent les bois sinistres, habitat surnaturel peuplé de créatures étranges et oppressantes. Mais si personne ne croit aux fadaises des fugues à répétition, chacun s’efforce à maintenir sauves les apparences. Le scandale serait trop monstrueux, la fuite insubmersible.

Parmi les « enfants perdus », comme les surnomment les habitants désœuvrés de cette presqu’île fantôme, se trouve le meilleur ami de Leonard, 15 ans, arpenteur des lieux maudits, des classiques littéraires et des dessous des filles. Il n’accepte pas sa disparition, il refuse le mensonge.

Sexe, lecture et anarchie

Editions Points, 2012, 312 p.

Contrairement à John Morrison, le policier chargé de l’enquête des disparitions dont le rêve est d’intégrer la communauté, d’y avoir sa place, Leonard, jeune misanthrope atteint d’une lucidité maladive n’a pas plus de considérations pour l’école (« le contraire de l’école, c’est les livres ») que pour ses congénères. Englués dans leurs trivialités amoureuses, polluants son atmosphère avec leurs désirs d’ados frustrés, ils lui offrent un spectacle dont le pathétique le dispute à la fascination :

« Le vaste monde froid et sauvage se compose principalement de deux choses pour lesquelles je ne suis pas très doué : les autres gamins, et l’école. Enfin bon, ce n’est pas que les autres gamins m’insupportent tant que ça, juste que la politique des relations, c’est franchement chiant. Cathy a envie de sortir avec Tommy sauf que lui veut sortir avec Kerry, qui est la meilleure amie de Cathy. De son côté, Kerry a envie de sortir avec lui, mais elle ne veut pas faire souffrir Cathy. Dieu sait comment on peut avoir envie de sortir avec Tommy, déjà, vu qu’il n’a pas vraiment inventé l’eau chaude, mais bon voilà, c’est ça les gamins. De petits adultes, plein de susceptibilité et de sentiments froissés. Puis, tout à coup, voilà qu’ils pètent tous les plombs, tout le monde baise ou castagne tout le monde et, avant même de comprendre, on a maille à partir avec toute sorte de gens à qui on ne donnerait même pas l’heure si on pouvait éviter. »

Leonard préfère la fréquentation des livres et des filles. Outre l’Homme-Papillon qui l’instruit avec bienveillance sur les mystères de la nature et Elspeth qui lui fait découvrir un amour sauvage et sensuel, c’est John le bibliothécaire qu’il côtoie le plus souvent. C’est la rencontre entre le maître un peu pédant et le jeune prétentieux à qui-on-ne-la-fait-pas. Les premiers regards sont électriques mais le courant passe bien. John lui fait découvrir de curieux ouvrages, à l’instar de ce surprenant Anarchist CookBook, parfait petit manuel pour terroriste en herbe ayant réellement existé :

« – Ce livre enseigne comment tuer et mutiler les gens, il a dit. C’est vrai quoi, enfin un livre véritablement utile.
Il a cité, à nouveau :
– « Les oreilles : s’approcher d’un ennemi par-derrière et lui asséner une gifle sur les deux oreilles à la fois peut le tuer sur le champ. Les vibrations causées par le coup lui feront exploser les tympans et entraîneront une hémorragie interne. »
Il était réellement enthousiasmé.
– Je ne savais pas ça, il a dit. Tu le savais, toi, Leonard ?
Je n’ai pas répondu. Je ne m’étais pas rendu compte que John vouait un intérêt aussi profond et durable aux différentes manières de niquer les gens. »

The Anarchist Cookbook de William Powell (1971)

Lecteur omnivore, Leonard n’est pourtant pas dupe des simulacres de révolte contenus dans les livres. Ceux-ci peuvent ouvrir la voie, faire apparaître des pistes, susciter l’envie, sauver l’Homme même mais pas faire naître les tripes nécessaires pour trouer la peau d’un autre. Le pouvoir de la lecture trouve chez lui des limites en des circonstances particulières, extrêmes. On peut potasser un livre de recettes anarchistes, concocter des gâteaux islamistes, élaborer des cupcake crypto-fascistes ou des madeleines post-situationnistes, on ne passera pas à l’acte sans prendre le risque de tout perdre, sans un sacrifice total de sa propre personne :

« Je savais, bien sûr, que ce qu’on lit dans un livre ne compte pas vraiment, parce qu’il faut avoir la volonté de tuer quelqu’un pour en arriver à le faire vraiment et que, la volonté, ça ne se potasse pas dans les livres. Les techniques qu’on maîtrise, ça ne compte pas, il faut être vraiment prêt à passer à l’acte. Le truc étonnant chez la plupart des gens, compte tenu de la haine qu’on se voue les uns aux autres, c’est qu’on n’est pas prêt à ça. On fantasme là-dessus à longueur de journée, mais on ne pourrait pas le faire. À un niveau enfoui, cette donnée-là régit tous nos échanges. C’est aussi simple que ça. Même dans les endroits où on respecte le plus la loi, ce qui fait la différence c’est qu’un homme est capables de tuer et un autre, pas. On met ces deux hommes dans la même pièce, et peu importe les autres facteurs qui entrent en jeu. C’est la différence qu’il y a entre s’en foutre et ne pas s’en foutre. Si mal que ça aille, la plupart des gens continuent de tenir à quelque chose. C’est ce qui les rend si tristes, putain, et c’est ce qui les rend beaux. »

Pourtant, il y a matière à révolte. L’embrasement couve mais ne prend jamais. Il faudrait tout abattre pour tout recommencer. Mais le pourrissement des âmes est tel…

« Peut-être que les ravages industriels ont fantasmé des arrières-mondes obscurs où règnent folie et chaos. »

Poésie des souterrains

Fasciné par la violence, Leonard se met à fréquenter une bande pas très fréquentable, celle de Jimmy Van Doren. S’ensuivront des rivalités avec les garçons, une romance avec une fille (l’extravagante Eddie), et un pacte avec le diable lors d’une virée terrible dans l’antre des bois empoisonnés. L’occasion alors pour l’auteur de dépeindre la psychologie noire de ses personnages, de pousser jusqu’aux limites leur sensibilité juvénile et cruelle.

À ce compte, les lieux macabres que constituent la forêt et l’usine abandonnée renferment des images épouvantables. À moins que ce ne soit l’œuvre de l’imaginaire collectif de charger ces endroits lugubres de forces maléfiques. Peut-être que les ravages industriels ont fantasmé des arrières-mondes obscurs où règnent folie et chaos. On y traîne, on s’y perd, on y sombre. Une chose est sûre, l’horreur de la découverte du premier garçon tué est un tel choc pour Morrison que remontent des terreurs longtemps enfouies dans les tréfonds de sa conscience. En témoigne une digression horrifique renvoyant à une peur panique bien connue :

« Morrison s’était remémoré l’histoire de Thomas a Kempis, le saint qui avait réellement été enterré vivant, ce qui n’avait été découvert que des années plus tard, quand Thomas fut exhumé pour recevoir une sépulture plus distinguée après sa canonisation. Selon les descriptions de l’époque, le corps était ratatiné et convulsé, les bras recroquevillés sous le couvercle du cercueil comme si l’auteur de L’Imitation de Jésus-Christ était mort en s’efforçant de se dégager, la pulpe des doigts hérissés d’échardes et de sang séché comme autant de chardons à force de labourer et de griffer le bois de son ardeur désespéré à se libérer. Morrison avait entendu ce récit à l’école alors que sa mère gisait sur son lit de malade : quand elle fut morte, il prit l’habitude de se rendre au cimetière qui entourait l’église et de s’allonger sur la tombe, l’oreille collée au sol, pour écouter. Il était terrifié à l’idée que sa mère soit encore en vie tout au fond, prisonnière six pieds sous terre, en train de griffer et de hurler pour qu’on la libère. »

L’inhumation précipitée de Antoine Wiertz (1854)

Morrison est au fond du trou, contraint par le magnat du coin, Brian Smith, à faire profil bas sur sa découverte. L’enquête n’avance pas, elle s’embourbe dans l’hypocrisie générale et l’inertie du désespoir. Conscients de leur impuissance et de leur lâcheté, les autorités accordent une journée d’impunité totale aux enfants de la ville, comme pour se faire pardonner le crime de ne pas avoir réussi à secourir un des leurs, pour s’absoudre du péché d’omission, « le péché de ne pas vouloir savoir ; le péché de tout savoir et de ne rien faire. Le péché de connaître les choses sur le papier mais de refuser de les connaître dans nos cœurs. » C’est donc un ouragan de colère triste, défouloir face à la peur des adultes, échappatoire contre l’angoisse de la mort qui enserre le cœur des enfants à chaque nouvelle tragédie :

« Le jour d’école qui suit la disparition d’un des nôtres, on erre dans la ville et les terrains vagues, en volant tout ce qui a l’air d’avoir de la valeur et en cassant tout le reste. Signe de la honte qu’éprouvent les autorités : quoi qu’on fasse, il n’y a pas de répercussions. Ils se sentent coupables parce qu’ils savent qu’ils nous ont lâchés. On devrait incendier la mairie et le poste de police, ces jours-là, et peut-être enfin leur forcer la main. Mais on ne le fait jamais. 
On casse des vitrines. On pique du vin bon marché dans la boutique Spar. On va jusqu’à l’usine et on reste là-bas à sniffer de la colle ou à se murger avec le vin qu’on a volé, puis on rentre chez nous la tête à l’envers et on monte chacun dans sa chambre, on se branche chacun sur sa chaîne hi-fi personnelle et on pleure toute les larmes qu’on a dans le corps, ou bien on reste assis sur un bord de fenêtre ou un toit quelque part, à contempler le ciel. 
Certains d’entre nous – les solitaires, les sans amis – vont à l’usine et cherchent un truc dangereux à faire, quelque acrobatie de trompe-la-mort à laquelle personne n’assistera mais qui restera inscrite dans la chair, et dans l’esprit, testament vivant de notre envie d’en finir avec le monde. »

On n’en finit pas avec ce monde. Le récit se clôt sans réponses dans le bain d’un lyrisme ténébreux rendant grâce à l’effroi et au suspens qui accompagne le lecteur tout au long de cette étrange odyssée en terre souillée. Le monde ne finit pas. Il se recompose, recommence sous les augures d’un tourbillon de mouettes folles. Ce n’est pas un hasard si leur furie orne la couverture de l’édition française : premier indice, retour à la case départ, à l’origine du monde, encore et encore…

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