Le Musée d’ethnographie de Genève (MEG) présente, jusqu’au 21 août, « Injustice environnementale. Alternatives autochtones », une stimulante exposition sur les peuples autochtones face au changement climatique. Si les responsables du musée revendiquent vouloir « décoloniser le musée », nous avons trouvé que l’exposition autorisait une lecture universaliste. Codirectrice du MEG, Carine Ayélé Durand a accepté de nous répondre.
Le Comptoir : Pouvez-vous résumer le propos de l’exposition « Injustice environnementale. Alternatives autochtones » et ce qu’on y trouve ?
Carine Ayélé Durand : L’exposition aborde les questions du changement climatique et des dégradations environnementales accélérées par celui-ci à travers le monde. Elle a été réalisée en collaboration avec des représentants autochtones provenant de régions aussi diverses que la Norvège, la Tanzanie, l’Alaska, le Maroc ou l’Indonésie. L’exposition rappelle que les peuples autochtones, qui représentent environ 5 % de la population mondiale, sont parmi les premières victimes du changement climatique en raison de leur interdépendance avec les écosystèmes dans lesquels ils vivent. Nous partons aussi du constat que les peuples autochtones préservent et protègent 80 % de la biodiversité de notre planète. Nous abordons ce sujet au moyen d’installations artistiques contemporaines, de témoignages vidéo, mais aussi d’objets issus des collections du MEG, de poèmes, de contes et de chants.
Entendre la voix des autochtones est au cœur du processus de manière à faire prendre conscience aux visiteurs et visiteuses qu’une relation à l’environnement basée sur le soin, le respect et la reconnaissance de notre interdépendance avec toutes les espèces est possible, pour autant que soient reconnus et appliqués les droits des peuples autochtones.
Le MEG revendique son ambition de « décoloniser le musée ». Qu’est-ce que cela implique dans la pratique et quels aspects retenez-vous des études décoloniales ?
Concrètement dans nos pratiques nous visons à : améliorer la transparence concernant le contexte de collecte des objets des collections du MEG ; attirer l’attention sur les asymétries dans la représentation des perspectives des colonisateurs et des colonisés et présenter de manière adéquate la manière dont les peuples colonisés ont réagi face à la violence et à l’exploitation ; donner de la visibilité à des histoires ou des personnes qui ont été précédemment (et sont souvent encore) ignorées ou marginalisées ; abandonner volontairement l’autorité et le pouvoir à de nouveaux acteurs et de nouvelles actrices qui ne sont pas professionnels du musée ; nous abordons ce vaste terrain à partir de huit programmes principaux. Le programme « Décoloniser les collections », que je coordonne, est plus spécifiquement centré sur la manière de décoloniser nos pratiques, depuis la perspective de nos collections historiques. Il se décline en cinq projets qui ont débuté en 2020.
Décoloniser le musée, dans la pratique, revient en premier lieu à comprendre la place importante qu’ont eu les colonies dans l’agenda national suisse. Nous questionnons à partir de la recherche de provenance sur les collections le rôle que les musées suisses en général et le Musée d’ethnographie de Genève en particulier ont joué, par leur propre mise en exposition, pour faire mieux connaître le colonialisme en Suisse.
Le processus décolonial en cours au musée devrait également pouvoir mettre en lumière les nouvelles formes de « colonialité » pratiquées par les milieux de la finance internationale, les firmes multinationales dans les domaines de l’agroalimentaire, de l’exploitation des ressources minières et de la pharmacie par exemple. Il doit aussi permettre de révéler au public les pratiques de co-construction des savoirs et de co-gestion des collections que nous appliquons dans le cadre du plan stratégique 2020-2024 et au-delà. Par co-gestion, nous entendons nous décentrer par rapport au concept de propriété des collections. Nous entendons revendiquer plus largement l’idée que nous avons des obligations vis-à-vis des descendants des personnes qui ont produit les objets que nous trouvons dans les collections du MEG aujourd’hui – objets matériels, mais aussi enregistrements sonores, photographies ou archives manuscrites.
Nous souhaitons modifier nos pratiques professionnelles de manière à co-construire et partager équitablement les savoirs concernant l’étude, la manipulation ou la mise en valeur des collections dans des expositions par exemple. Cela revient à reconnaître les droits de propriété intellectuelle des ayant-droits culturels et transformer nos pratiques d’acquisition, de recherche et de mise en valeur des collections. Nous entamons une réflexion à ce sujet et mettons cela en œuvre en nous appuyant sur les recommandations et études de partenaires tels que l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), la division des peuples autochtones et des communautés locales du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) et le Mécanisme d’experts sur les droits des peuples autochtones (EMRIP).
Dans notre réflexion nous avons pris en compte les études de Walter Mignolo et Arturo Escobar, entre autres, sur la « décolonialité ». Nous nous sommes aussi beaucoup intéressés au mouvement d’indigénisation (Indigenization) en cours principalement en Amérique du Nord et dans le Pacifique, au sein des milieux académiques, juridiques et artistiques autochtones. Selon l’anthropologue Arturo Escobar, la « colonialité » se fonde sur une infériorisation « prétendument naturelle des lieux, des groupes humains, des savoirs et des subjectivités non occidentales ». Cette infériorisation prend appui notamment sur l’extraction des ressources et l’exploitation de la force de travail. Cette approche nous intéresse tout particulièrement en ce sens qu’elle n’isole pas les humains des écosystèmes dans lesquels ils se trouvent et avec lesquels ils interagissent (notions d’interdépendance entre les espèces humaines et non-humaines et de responsabilités réciproques à prendre en compte et re-valoriser comme nous l’évoquons dans l’exposition temporaire actuelle). Nous sommes donc particulièrement sensibles aux études d’écologie décoloniale telles que celle pratiquée par Malcom Ferdinand par exemple (cf. Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen).
L’intérêt donne à voir que des injustices touchant des peuples autochtones, de même que les réponses qu’ils produisent, ressemblent à celles de populations non autochtones. Car l’« infériorisation » dont parle Arturo Escobar… a frappé aussi des populations occidentales, en particulier prolétariennes et rurales. L’exposition ne parle-t-elle d’enjeux non pas propres aux seuls autochtones, mais universels (souveraineté sur son territoire et son destin, enracinement au sens où l’entendait Simone Weil [1], transmission et lien au passé, « juste » échelle d’une communauté, autonomie…) ?
C’est exactement cela ! L’exposition souhaite justement mettre en avant le fait que les enjeux qu’affrontent les peuples autochtones nous touchent et nous concernent tous, humains et non humains. C’est justement la force des peuples autochtones, je trouve, d’avoir pu défendre leurs droits en rappelant à tout-un-chacun que la souveraineté sur son propre territoire est un droit universel pour tous, autochtones ou non. Une dimension supplémentaire sans doute à creuser un peu plus est de montrer que ces injustices affectent également les entités non-humaines qui entretiennent des liens d’interdépendance avec nous, humains.
Les théoriciens décoloniaux ont beaucoup critiqué la raison, la science, l’épistémologie supposées occidentales et occidentocentrées. L’exposition semble pourtant davantage approfondir l’effort scientifique de rechercher la vérité et non s’en émanciper. Dans quelle mesure votre usage du terme « décoloniser » ne recouvre-t-il pas plutôt l’ambition d’approfondir cet effort scientifique de recherche de vérité (sur les pratiques, les imaginaires, la symbolisation, les luttes…) ?
J’aurais plutôt dit que l’exposition cherche à nous émanciper de l’idée que l’eau, les végétaux et les animaux ne sont « que » des ressources à exploiter. L’exposition cherche selon moi à nous éloigner de l’idée qu’il y aurait une vérité. Je dirais par ailleurs que le terme « décoloniser » recouvre selon moi deux moments clés : le premier consistant à prendre conscience de nos pratiques et imaginaires pour, ensuite, dans un second mouvement, nous décentrer et peut-être nous en émanciper et apprendre à faire, penser et imaginer autrement.
Un Walter Mignolo ou un Ramon Grosfoguel – qui n’ont aucune implication auprès des peuples indigènes ou afrodescendants d’Amérique, ne parlent aucune langue indigène – fantasment beaucoup les peuples « originaires » et entendent valoriser des « épistémès opprimées » par la rationalité européenne et la science, par la « colonialité » etc. L’exposition montre pourtant qu’il n’y a pas de culture indigène en quelque sorte « pure », « non contaminée » par la modernité et de l’autre côté « la science occidentale », mais deux registres distincts et complémentaires : le registre culturel qui est celui des symboles, contes et rites, et le registre de la science et de la rationalité qui permettent de porter des revendications politiques. Est-ce que, au fond, les idéologues décoloniaux ne sont pas démentis par les peuples autochtones eux-mêmes, moins manichéens dans les faits ?
Dans les faits, je dirai que les peuples autochtones utilisent un large registre qui incorpore non seulement les données scientifiques (je n’emploierai pas le terme de vérité car la démarche scientifique consiste justement toujours à apporter constamment de nouvelles données pour étendre nos connaissances [2]) mais aussi les savoirs traditionnels (connaissances météorologiques, contes comme celui du saumon ou peintures acryliques chez les autochtones d’Australie par exemple). Tous ces éléments sont largement utilisés par les autochtones pour faire valoir leurs revendications sur le plan juridique. Il serait trop limitant de considérer que les peuples autochtones n’utilisent qu’un seul registre ou passent d’un registre à l’autre. Je dirais qu’ils parviennent à assembler l’ensemble des registres d’une manière, en effet, complémentaire et de mobiliser l’un ou l’autre et parfois l’un et l’autre pour appuyer leurs revendications et défendre leurs droits.
« La souveraineté sur son propre territoire est un droit universel pour tous, autochtones ou non. »
Dans Crítica de la razón neocolonial, Andrea Barriga pointe une confusion chez Quijano, que l’on retrouve dans la pensée décoloniale, qui consiste à inclure sous le vocable de « savoirs » des champs de la connaissance dont les buts sont distincts : la « science occidentale » et les « cosmovisions » [3]. Ne se trompe-t-on pas en faisant entrer dans la catégorie des « savoirs » des démarches n’ayant ni le même usage ni les mêmes buts ?
C’est une excellente question et cela mériterait vraiment un débat avec les collaborateurs de l’OMPI qui travaillent sur les expressions culturelles autochtones et les savoirs traditionnels. J’ai personnellement tendance (peut-être à tort) à mettre sur le même plan les savoirs dits scientifiques et les pratiques artisanales, artistiques, rituelles, orales. Tout cet ensemble de pratiques constitue à mon sens des savoirs distincts, difficilement comparables en termes d’efficacité, mais complémentaires et nécessaires pour comprendre notre relation au monde.
Les buts et les usages des savoirs dits scientifiques et savoirs dits traditionnels (ce terme m’irrite, mais je n’en ai pas trouvé de plus approprié) sont peut être différents, mais je suis fascinée par les tentatives répétées d’allier ces formes de savoirs distincts pour répondre à des enjeux climatiques (je renvoie au TED Talk de Hindou Oumarou Ibrahim, que nous avons interviewée dans le cadre de l’exposition). Nous avons interviewé un pasteur de Tanzanie sur la question des savoirs météorologiques traditionnels dans le cadre de l’exposition. Il collabore activement avec des météorologues et des climatologues et cela serait sans doute fascinant d’écouter sa réponse à cette question.
On a vu des théoriciens décoloniaux – Enrique Dussel et Ramón Grosfoguel notamment – soutenir des États bolivariens qui prétendent défendre les peuples autochtones. L’exposition rappelle même qu’Équateur et Bolivie ont constitutionnalisé le principe quechua de Suwak Kawsay (« vivre bien »). Pourtant, l’extractivisme n’a jamais cessé d’y ravager les territoires indigènes. L’indigénisme apparaît comme un outil idéologique ou de communication. Quand des États prétendent reconnaître et défendre des indigènes mais laissent se poursuivre leur exploitation, le prisme « racial » et « culturel » décolonial ne montre-t-il pas ses limites politiques ?
Dans les faits, de nombreux États signent depuis plusieurs siècles des traités, des conventions et des déclarations qui inscrivent les droits des peuples autochtones à disposer de leurs territoires et à pratiquer leurs cultures. Au quotidien, les pratiques politiques, économiques et sociales qui ne respectent pas ces droits démontrent bien en effet les limites des théories décoloniales et du droit international. Il y a en effet un « prétendu » soutien politique et c’est très perturbant. Les peuples autochtones continuent à lutter, résister et défendre leurs droits en négociant chaque point bien conscients de cette ambiguïté constante : soutien politique affiché d’un côté, poursuite des exploitations de l’autre.
Si, comme Aníbal Quijano, les décoloniaux considèrent la « race » (construction sociale, historique, discursive) comme plus déterminante que la classe sociale, l’exposition montre que les fléaux subis les peuples autochtones ne sont pas seulement liés à celle-ci. N’est-ce pas se tromper que de faire de phénomènes propres au capitalisme et à la forme politique « État » (croissance, avantages comparatifs, utilitarisme, division mondiale du travail, développement, idéologie du Progrès) qui frappent les autochtones mais aussi les non autochtones, une question de race ?
Je ne suis pas une théoricienne de la décolonialité et n’ai jamais eu l’occasion de travailler profondément sur la notion de race. Ce qui, en revanche, me semble évident est que l’exploitation des ressources d’un territoire donné a permis de justifier la mise en place répétée de processus de domination et de dépossession des peuples concernés.
Nos Desserts :
- Au Comptoir, nous avions interviewé Malcom Ferdinand sur les liens entre écologie et pensée décoloniale
- Nous nous étions aussi entretenu avec Alain Policar et Nathalie Heinich à propos du concept d’universalisme
- Recension de l’ouvrage d’Arturo Escobar, Sentir-penser avec la Terre. L’écologie au-delà de l’Occident sur Cairn
- Notre article sur « La littérature postcoloniale et son carcan »
Notes
[1] « Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. Les échanges d’influences entre milieux très différents ne sont pas moins indispensables que l’enracinement dans l’entourage naturel », Simone Weil, L’Enracinement [1943], Flammarion, 2014.
[2] L’auteur, en posant la question, avait à l’esprit l’usage de vérités scientifiques qui ne sont ni relatives, ni amendables ou sujettes à modification, et qui servent réellement des luttes dans leurs visées concrètes – juridiques, politiques, médiatiques – ; à savoir, par exemple : le taux de métaux lourds dans un fleuve, des corps, des sols, à la suite d’une pollution au mercure et au cyanure due à l’extraction minière ; la hausse de la prévalence de certains types rares de cancer ou autre pathologie, de la mortalité ou de difformités physiques chez les humains, chez les animaux ou dans la flore.
[3] « Quijano est confus car, dans son effort à prendre en compte les cosmovisions autres, il parle constamment de savoirs. Mais dans les savoirs, on trouve une infinité de thèmes qui ne tendent pas nécessairement à être problématisés. Il est indéniable que chaque société possède sa cosmovision, ses connaissances relativement à la médecine naturelle et tout ce qui va avec, et qu’elle a une explication, si l’on veut, du fonctionnement du monde et des relations sociales. Mais on sait également que ces cosmovisions ne cherchent pas la compréhension ou l’explication de la même façon que le fait le « savoir » scientifique ou académique. Pour autant qu’on respecte les autres cosmovisions, nous ne pouvons nier ni la spécificité, ni les réussites relatives que la pensée scientifique a produit pour l’humanité. C’est à partir de cette façon d’appliquer la connaissance qu’ont été découverts les vaccins pour de nombreuses maladies qui, auparavant, avait fait des ravages à travers l’histoire de l’humanité, qu’on est parvenu à explorer l’univers, qu’on a développé toutes sortes d’outils qui facilitent la vie de l’être humain. Cela ne signifie pas que d’autres formes de connaissance ne soient pas valides, ou soient inférieures ; cela signifie simplement qu’elles sont distinctes […]. En outre, parmi les « savoirs », non seulement trouve-t-on les autres cosmovisions, mais aussi ce qu’on pourrait appeler le « sens commun » ou l' »opinion », ainsi qu’a été identifié ce type de « savoir » depuis Platon jusqu’à nos jours. La doxa se différencie de l’épistémè, ou savoir plus spécifique, car ce dernier recherche une réflexion et une connaissance systématique de ce qu’il veut connaître […] la science est un savoir qui cherche et nécessite la démonstration empirique ou factuelle […] », Crítica de la razón neocolonial, coord. Enrique de La Garza Toledo, Clacso, 2021.
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