Fiction

[Micro-fictions] Avortement

J’avais pris l’habitude d’effectuer de longues marches nocturnes à travers la ville de Grenoble. Un moyen de détente comme un autre, qui me permettait aussi de garder un œil sur le niveau de l’Isère, car les crues peuvent être fort importantes en cas de dégel rapide ou de pluies d’automne torrentielles… Non pas que quiconque compte sur moi pour m’acquitter de cette mission, mais nous ne sommes jamais trop prudents avec les fleuves. Lorsque je me faisais cette réflexion, il m’arrivait de dire tout haut « c’est sûr, c’est sûr » pour me conforter, et parce qu’il me semblait que ma pensée en valait la peine.

Lors de ces sortes de randonnée, je passais près des bars et des restaurants, assez loin pour que personne ne me remarque vraiment, mais assez proche pour entendre des bribes de conversations, et nourrir mon imagination. J’avais d’ailleurs collé un post-it, à la porte de mon frigo, sur lequel je conciliais les meilleures phrases qu’il m’ait été donné d’entendre en ces occasions. L’une disait « Karim Benzema a marqué, les électeurs du Rassemblement national sont en PLS ». Une autre, « Je pratique le sexe anal pour rester vierge », ou encore, « Je n’ai pas encore commencé le yoga, mais c’est sur ma to do liste ». Voilà pour un petit échantillon vaguement représentatif. C’était de la belle littérature.

Un soir, toutefois, je dus me montrer plus imprudent qu’à l’accoutumée, ou alors un groupe de jeunes s’était davantage avancé sur le trottoir et m’obligeait à passer en leur sein pour continuer mon chemin… Ils stationnaient devant un bar nommé Barberousse, et je dus les intriguer, car une des jeunes filles m’interpella en ces termes : « Hé inconnu ! ». Je me sentis obligé de me retourner. J’avais tout de même quelques compétences sociales à faire valoir. De celles qui vous permettent de baiser de temps en temps, sans toutefois pouvoir posséder d’amis. Dans leur groupe de cinq, on trouvait de tout, aussi bien au niveau des corpulences, de la taille que des couleurs de peaux. On aurait dit un casting pour une nouvelle série Netflix. J’étais peut-être l’acteur qui leur manquait, songeai-je, le lunatique potentiellement dangereux. Après quelques mots de conversation ou je fus très adroit pour me normaliser, en prétendant être en étude de médecine, ou encore en employant des mots tels que osef, dinguerie, et délire, on m’invita pour un verre à l’intérieur.

Une fois dans le Barberousse, je fus surpris par la densité de jeunes gens qui festoyaient. L’odeur était celle d’une salle d’examen pleine à craquer, avec un peu plus de parfums piquants et entêtants, et aussi d’odeurs d’entrejambes. Une fois les premières tables franchies, la lumière s’appauvrissait franchement et ne venait plus rebondir qu’avec d’extrêmes difficultés sur les voûtes en pierre poussiéreuses.  Déjà, notre petit groupe hétéroclite ne savait plus quelle direction était la plus judicieuse à prendre. Pour aller où, déjà ? Au bar les consommations étaient coûteuses, et la queue pour y accéder immense… On pouvait peut-être essayer d’aller là-haut, sur la grande mezzanine, de laquelle certains dossiers des gros fauteuils rouges qui y étaient entassés dépassaient un peu, laissant voir des nuques blafardes et de chevelures de femmes ? Mais là-bas aussi, il nous sembla qu’il n’y aurait plus de place pour s’asseoir…

Nous finîmes, dès lors, par nous séparer petit à petit, en grappes de nuages, en agencements équivoques, au gré des envies d’aller aux toilettes, des connaissances qui hélaient un tel, puis un tel, des disparitions soudaines dans le flux des corps. Je ne fus pas long à me retrouver seul, relativement éloigné de la dégustation du breuvage que l’on m’avait proposé. J’explorai donc les lieux, faute de mieux.

Le Barberousse était finalement plus grand qu’il n’en n’avait l’air. Il comptait beaucoup de travées, d’arrières salles avec des ambiances et des musiques différentes ainsi que des fumoirs.   Une ferveur joyeuse régnait dans tout l’établissement. En pour cause, j’appris qu’une association étudiante, « En tout genre » avait convié beaucoup de ses sympathisants pour fêter l’allongement du délai légal d’avortement en Colombie, qui venait de passer de quatre à six mois de grossesse, si mes souvenirs sont bons. « Alors t’es content ? » me demanda celle qui m’avait appelé dans la rue et que j’avais retrouvée, par hasard, au détour d’un couloir.  Son prénom était Amanda, et son joli ventre lisse laissait apparaître un nombril serti d’une imitation d’émeraude. Elle faisait partie, elle aussi, de cette association, et attendait ma réaction à l’heureuse nouvelle politique qui nous venait d’Amérique du Sud.

L’étais-je, content ? Je pris le temps de la réflexion. Amanda trouva cela suspect et me pressa de répondre. « Nan j’en ai rien à foutre » déclarai-je finalement, incapable de mentir à cause de mon positionnement délicat sur le spectre autistique. Il y’avait des choses au sujet desquelles il ne fallait pas plaisanter, l’avortement en était une. Avant de tourner les talons, Amanda prit tout de même le temps d’essayer de scruter mon âme, à travers mon regard. Qu’étais-je, en définitive, comme type de démon ? Semblaient demander ses grands yeux aux prunelles enflammées. Puis, son corps svelte se perdit en direction de la grande salle qu’emplissaient de copieuses fumées artificielles parfumées à la fraise. « Adieu Amanda » dis-je tout haut.

Avant de partir, je me résolus à obtenir un verre au bar. Par chance, je trouvai justement un tabouret, raisonnablement abrité de la musique atroce et suffisamment proche des serveurs pour avoir leur attention en des délais corrects. L’un d’eux, le plus proche, faisait son travail avec une passion visible, en dansant même un peu alors qu’il emplissait les verres. C’était un tout petit bonhomme, avec une queue de cheval très soyeuse, et probablement des troubles érectiles.  Un léger accroc se produisit avec cet individu lorsque je voulus commander une Suze.  Je crois qu’il pensa que je venais de proférer une insulte, peut-être même contre sa mère. Les hommes qui prennent grand soin de leurs cheveux ont toujours un rapport complexe à la mère. Je ne suis pas Freud, mais je vous le dis quand même.  En moins de mots, et gratos. Je me rabattis rapidement sur un wiskey coca, dans l’optique de désamorcer les tensions naissantes.

À ce moment-là, un jeune mal fagoté, probablement un contrôleur de gestion, vint s’asseoir auprès de moi, avec l’envie visible d’entamer une conversation. Il sentait le foin, lorsqu’il a pris l’humidité et qu’il pourrit. « Ça va mec ? » me demanda-t-il. Mais je n’eus pas le temps de répondre car il me demanda presque aussitôt si j’étais content par rapport « à l’allongement des délais d’avortement chez les colombiens ». C’était comme un jeu, cette question, peut-être que tout le monde la posait à tout le monde, c’était peut-être un thème de la soirée auquel je n’avais pas prêté attention …  « Nan, j’en ai rien à foutre » déclarai-je pour la seconde fois.

Par chance, il devait être plus bourré qu’Amanda, ou peut-être moins sensibilisé à la question des droits des femmes qu’elle, car il ne s’en offusqua pas. Au contraire, il me regarda différemment, comme quelqu’un de fascinant et un peu dangereux à la fois. Il semblait presque ému. D’un seul coup, il se mit à crier dans mon oreille (car la musique venait de bénéficier d’une hausse de volume) « Moi non plus je suis pas hyper à l’aise avec ça ! Mais j’ose pas trop le dire. Sauf qu’il y’a de bonnes raisons de ne pas se réjouir ! ». Il sortit de son pantalon noir son smartphone qui possédait une coque représentant Naruto et Sasuke en train de s’affronter, et me désigna d’un doigt replet à l’ongle tordu et noir certaines lignes affichées sur son écran.

Il s’agissait de la page Wikipédia intitulée « grossesse ». L’endroit qu’il m’indiquait donnait à voir, entre autres choses, une représentation d’un fœtus à cinq mois de grosse. « Mec, au seuil du 6e mois de grossesse, le fœtus mesure 28 cm et pèse 700 g environ. Son cerveau se développe à vitesse grand V, à hauteur de 250 000 divisions de cellules nerveuses à la minute et une gaine protectrice se forme autour de sa moelle épinière ! » hurla-t-il de plus belle. Mais cette fois-ci, inutilement, car une chanson venait de se terminer, et nous étions précisément en train de profiter d’un instant de silence bien mérité. Quelques visages se tournèrent vers nous. Celui d’Amanda, notamment, revenue par le hasard des migrations corporelles aux alentours de mon emplacement. Son mignon petit visage affichait une désapprobation facile à deviner.

Après cela, mon compagnon sembla plongé dans une grande torpeur. J’en profitai pour lui raconter quelques considérations que j’avais au sujet de la vie…  Il n’était plus du tout jovial. Mon grand soleil noir lui avait comme irradié dessus, en plein sur son grand front graisseux. Ses gros yeux de bœuf presbyte brillèrent bientôt d’une malice nouvelle, comme un poison. C’était toujours ça de gagné.  On ne le reprendrait plus, j’en étais sûr, à demander aux uns et aux autres s’ils étaient contents, pour un oui, pour un non. Désormais, il était presque aussi triste que moi. C’était mon disciple de la déprime. Il s’appelait Clément. Il insista pour me suivre lorsque je voulus m’en aller et j’accédai à sa demande. Il ouvrit la voie, écartant la foule sur notre passage, créant un sillon parfaitement praticable. Je suivis, le maintien très noble, le visage grave.

Nous finîmes par émerger du Barberousse, et nous nous regardâmes à nouveau, avec l’étrange sensation de nous découvrir une seconde fois. En passant près du parc Paul Mistral, je lui mentis en prétendant devoir uriner. Puis, une fois suffisamment caché par un arbre, je m’en fus en courant, en un sens opposé. Après quelques mètres, je me mis à jubiler. Je dus même faire quelques pauses tant je riais à gorge déployée. Ça doit être ce genre d’euphorie que ressentent les tiques, lorsqu’ elles refilent leur maladie de Lyme à qui mieux mieux. De trop rire, je finis par vomir, en plein dans les eaux noires et brillantes de l’Isère. Pour la faune, pour les silures.

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3 réponses »

  1. En légende de la photo qui accompagne le lien de cette micro-fiction sur Tweeter et surtout dans la newsletter :
    « Photogramme du film « Les Magnétiques », Vincent Cardona, 2021″ (merci pour lui, ce film magnifique a reçu le César (très mérité) du premier film, et c’est bien de citer la provenance d’une photo, même si elle n’a rien à voir avec le sujet du texte).

  2. Qu’est-ce qui compte le plus, la liberté ou sa possibilité? La naissance, ou la possibilité de ne pas naître? N’en avoir rien à foutre ou l’option de s’engager? Pour ma part, ni l’un ni l’autre et les deux à la fois. La liberté est une salope qui se fait enfiler par tous les trous, par la dictature, la tyrannie, et l’anarchie. Lequel préférez vous être des 4?

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