En ce début de soirée, le soleil se noie dans de la poussière d’or, et la recrache violemment, tel un vieux soufflet. Son étrange lumière cisaille les silhouettes de ceux qui marchent sur l’esplanade, découpant leur mouvement, rendant irréels les êtres et les visages… Même les plantes grasses et les arbres malingres, soigneusement répartis, paraissent s’être entichés d’une grande tristesse mêlée de résignation.
Le combat de boxe aura lieu assez proche des gratte-ciels pour que ceux-ci nous offrent le reflet de nos corps depuis les vitres brûlantes de leurs étages sans fin. C’est sur cette même esplanade que j’ai battu, il y a cinq ans, celui qui se faisait appeler le Rhinocéros et qui s’était rendu célèbre par une robe de chambre en soie violette qu’il portait constamment, et qu’il enfilait aussitôt ses combats terminés. Quand j’y repense, je me dis que c’est le dernier combattant de l’ancien monde avec lequel j’ai boxé. Ensuite, les choses ont changé, graduellement. À cause de l’argent, bien sûr, mais aussi à cause des attentes du public. Les règles des ancêtres avaient rapidement été jugées désuètes. Pas assez spectaculaires, pas assez divertissantes. Des opinions furent recueillies qui indiquaient des désirs fantasques difficiles à croire… Et nous, boxeurs, devînmes les jouets des esprits tordus qui supervisaient, par le truchement de l’argent, à la destinée de nos chairs éprouvées. Le match d’aujourd’hui en serait une illustration de plus.
Pietro, l’organisateur du combat a insisté pour que de grossières chaînes d’acier lestent nos poignets. Il a dit que cela ferait venir du public, que ce serait « beau à l’œil », et que cela rajouterait un élément d’incertitude. On ne dit pas non à Pietro, sous peine de perdre ses contrats, sa réputation, voire pire… Et si j’en juge par l’agitation qui règne autour de moi, il avait raison. J’ai rarement vu tant de familles se presser un jour de semaine… Pietro, c’est l’amour du détail macabre, de la trouvaille cruelle qui fera parler. Il m’avait déjà fait combattre au-dessus d’une fausse à requins, dans une rame du métro aérien, sur le toit d’un centre commercial, éclairé par un flambeau… Toutes ces trouvailles sortaient de son esprit avec une facilité déconcertante, et parvenaient presque chaque fois à trouver de fervents supporteurs.
Justement, tandis que je marche vers le ring, je le vois qui s’agite dans un de ses impeccables costumes. Sa dent mauvaise et massive lui dépasse un peu de la lèvre inférieure, brillante comme un diamant. À cet endroit de l’esplanade, le vent souffle fort, obligeant le public à retenir chapeaux, perruques et casquettes. Son sourire s’élargit à mesure que je m’approche. Il me méprise, et m’admire en même temps, à cause de mon désintérêt naturel pour l’argent et aussi parce que même si je perds souvent, les gens se déplacent pour moi. « Tu vas voir, c’est grandiose ! » me lance-t-il enthousiasmé alors que j’arrive à sa hauteur. Ce n’est pas un bon présage. C’est lui-même qui m’entrave les poignets, à l’aide des fameuses chaînes qu’il a tant désirées. J’entends qu’on rit de moi. Pietro aussi. Il susurre à mon oreille « en sous-poids, sous-payé et sous-estimé » avant de me tapoter la joue et d’adresser un grand sourire à la foule. Malgré l’antipathie que m’inspire le personnage, je ne peux m’empêcher de me souvenir que c’est lui qui m’a sorti de prison pour m’offrir de combattre. Il a toujours cru en moi, seul, la plupart du temps…
Aujourd’hui, j’affronte une teigne du gang des Maestros. Ils possèdent la plupart des immeubles qui jouxtent l’esplanade, justement. Ce sont des escrocs, à mi-chemin entre l’agent immobilier et le tenancier de cabaret. C’est eux qui ont insisté pour construire le ring, à leurs frais. Précisément, on abaisse les immenses rideaux noirs pour le traditionnel grand dévoilement du thème de combat. La foule pousse un soupir admiratif. Nous découvrons une arène rectangulaire aux allures de salon du New-York des années 1920. La reconstitution est saisissante. Il y a des commodes en bois laqué, un tourne-disque qui crachote du Duke Ellington (l’artiste préféré de Pietro), une table entourée de fauteuils profonds sur laquelle un jeu de cartes artificiellement usées a été dispersé. Au sol, on trouve des tapis rouges et moelleux frangés d’or, et suspendu au centre entre deux bibliothèque, un immense tableau du fleuve Hudson. Vaguement protégée par un minbar, il y a aussi une femme au décolleté profond qui porte un boa, de longs gants en satin blanc et qui tripote un immense porte-cigarette dont elle semble ne savoir que faire… N’eût été tous les thermaphones braqués sur nous, on aurait pu s’y croire.
Bientôt, mon adversaire me rejoint sous de chaleureux applaudissements. Il ne semble guère gêné par ses chaînes, comme s’il s’était entraîné à en porter. Des cheveux drus, la face camuse, peau blafarde, style slave. Ses vastes tatouages luminescents montrent des pieuvres et des méduses qui entremêlent leurs tentacules autour d’un vaisseau à trois mats. Lorsqu’il bouge le bassin, une brève animation les fait se déplacer sur son corps, miracle de la dernière technologie dont se sont emparés les tatoueurs du gang des Maestros. Pietro s’empare d’un mégaphone pour nous présenter, mais je n’entends plus rien. Je cherche un point faible, j’étudie le décor. Après quelques secondes, on souffle dans un cor, c’est le signal du commencement du combat.
Immédiatement, je craque ma capsule de boost dissimulée sous la langue. Je l’ai achetée avec presque toutes mes économies, elle est sensée me donner un surplus de puissance impressionnant. Je n’ai pas le choix. J’ai trop perdu ces derniers temps. Et puis je n’ai pas confiance dans l’équité de ce combat. C’est la toute première fois que je triche. J’en aurais pleuré en d’autres circonstances. L’effet du boost ne dure qu’un moment, c’est pourquoi je me précipite à l’attaque. Une immense vague de chaleur me traverse le corps, j’ai la sensation que mes vertèbres se solidifient en même temps qu’elles s’assouplissent, je dois contenir un rire euphorique pour ne pas rendre visible ma triche. Même le public semble avoir pris le parti de m’encourager. Le combattant des Maestros est surpris par ma force et mon agressivité. Après quelques esquives, il finit par subir mes coups, recroquevillé contre une bibliothèque dont les faux volumes rétroprojetés ondulent à chaque impact.
J’enchaîne crochets et uppercuts mais j’ai la sensation que sa chair ne marque pas les coups et qu’une sorte de carapace invisible le recouvre. Aucune plainte, aucun son n’émane de lui, il semble même ne pas chercher à se dégager. Soudain, il me repousse, fouettant ma tempe avec la chaîne de son poignet droit. Pour la première fois, son regard s’attarde sur le mien. Il a des yeux d’un bleu délavé, presque gris dans lesquels la lueur du soleil couchant s’amuse à dessiner des motifs. Il est évidemment drogué, lui aussi. Il prend alors l’initiative tandis que mon boost s’amenuise déjà, marchandise de piètre qualité. C’est à mon tour de tituber sous la pluie de ses coups. Mes pieds se prennent dans le tapis, je me cogne au minibar où l’hôtesse figurante suit probablement avec des yeux indifférents la tournure que prend le combat.
Acculé, je me mets justement dos à elle, les reins calés sur son comptoir en acajou où s’entrechoquent des coupes en cristal et des shakers qui ne serviront jamais. Je ne suis pas totalement dominé, mes esquives suffisent à m’éviter de trop gros dégâts. Le bruit de nos chaînes qui s’entrechoquent fait siffler mes tympans. Profitant d’une accalmie, j’arrive à l’atteindre d’une droite à la tempe, depuis l’extrémité de mon gant. Il reste brièvement surpris.
C’est alors que le bras de l’hôtesse frôle ma joue, dans un mouvement très rapide, tel celui d’un serpent qui jaillit. Elle tient dans son poing une lame extrêmement fine, dissimulée dans son porte cigarette. Je vois avec stupeur cette dernière venir se ficher dans l’œil droit du champion des Maestros. Le sang gicle, épais, parcouru des cristaux de servilités, marque de fabrique de ce clan qui se prémunit ainsi des trahisons. Après une fraction de seconde, mon adversaire hurle. Un cri de bête, effroyable. Quant à moi, j’ai la stupidité de me dire que cette femme a peut-être réalisé un geste d’amour pour moi. Qu’elle est déjà mon amie.
Je me retourne indifférent à l’effroi qui naît alentour. Ses yeux sont banals, mais d’une banalité exceptionnelle à notre époque où la plupart des citoyens ont modifié l’apparence de leurs prunelles à coups de teintes phosphorescentes et autres lentilles numériques offertes avec les abonnements aux jeux à gratter. Les siens sont marrons, tout simplement. Ils sont magnifiques. Dans le public des coups de feu partent, des corps s’écroulent. C’était un coup monté contre les Maestros.
À suivre ?
Catégories :Fiction
Joli texte!