Si la démocratie représentative semble aujourd’hui indépassable, l’Histoire nous montre que cela n’a pas toujours été le cas. Sur fond de révolution ou d’insurrection, le mouvement ouvrier a, à plusieurs reprises, cherché des alternatives au modèle du gouvernement représentatif. Parmi celles-ci, l’expérience du conseil ouvrier est l’une des plus intéressantes et des plus abouties, et elle fut plébiscitée tant par la marxiste Rosa Luxembourg que par la républicaine Hannah Arendt, qui y voyait le « trésor perdu des révolutions ». Elle est la preuve de l’imagination politique des classes populaires.
Dans la longue nuit de la postmodernité, l’essoufflement des classes populaires et la disparition du mouvement ouvrier semblent avoir donné une impulsion toute puissante aux représentants d’un peuple absent. Des intellectuels aux politiciens en passant par les grands patrons, qu’ils soient de gauche ou de droite, qu’ils méprisent ou adulent “le peuple”, tous se mettent d’accord, tacitement ou non, pour dire que ce même peuple n’est pas la source des solutions aux crises contemporaines.
Il fut un temps où le débat se voulait clivé entre partisans de la spontanéité révolutionnaire – le peuple allant faire la révolution par lui-même, au risque de négliger les questions de pérennité et d’organisation – et la nécessité d’une structuration du mouvement – au risque de privilégier une avant-garde “éclairée” représentée par la bureaucratie du Parti majusculé. Mais il a été anéanti au profit du rien caractéristique de notre époque : il n’est plus question de révolution, il n’y a plus de débat entre léninistes et spontanéistes, mais une espèce de mutation propre au nouvel esprit du capitalisme où la spontanéité peut être vantée comme nouvelle liberté (la “spontanéité” de l’enfant à l’école, la “spontanéité” des agents participant au marché capitaliste, etc.) lorsque la société n’a jamais été autant bureaucratisée, régulée, observée, rationalisée, etc. [1]. Dans le même ordre des choses, le débat bourgeois se focalise aujourd’hui sur la question de la protection des citoyens : entre les souverainistes de tous bords et les fanatiques de l’ouverture des frontières, il s’agit de savoir si l’on va “protéger” la population (de la mondialisation, de l’insécurité, de l’immigration, etc.) ou, au contraire, la jeter sans merci dans la guerre globalisée de tous contre tous, en espérant que se réalise le rêve attalien d’une réussite individuelle par la créativité, le dynamisme et le nomadisme.
L’illusion théoricienne
Protégé paternellement par l’État ou jeté dans l’arène à coups de soulier, le peuple demeure spectateur de sa propre histoire, balloté à droite et à gauche par ses gestionnaires pour un résultat équivalent. Privatisé et atomisé à outrance, ne se contentant plus que des miettes que lui laissent ses élites – jusqu’à ne plus militer que pour de vagues avancées sociales corporatistes ou l’accroissement infini des droits sociétaux –, il a complètement oublié ces temps héroïques où il forgeait son propre avenir à coups de luttes sociales acharnées, d’érections de barricades, de grèves générales révolutionnaires ou d’autogestions radicales. L’histoire officielle n’ayant plus en face d’elle ni communautés populaires autonomes, ni identité de classe, peut revendiquer le monopole du passé tout en infligeant une amnésie totale aux héritiers des héros populaires. Dans ce contexte, l’un des objectifs majeurs de tout militant honnête et réellement révolutionnaire est de rappeler à tous que l’inventivité face au danger, l’ingéniosité contre la domination, furent de tous temps l’apanage des humbles et des révoltés. « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve » dit l’aphorisme célèbre du poète et philosophe allemand Friedrich Hölderlin.
Depuis la catastrophique révolution industrielle, la classe ouvrière n’a cessé de créer, sans l’aide d’aucun intellectuel, les outils de combat contre le capitalisme, ainsi que les projets de changement de société. Des coopératives ouvrières aux journaux clandestins, des syndicats autogérés aux communes insurrectionnelles, des mutuelles aux écoles prolétariennes, le peuple n’a jamais attendu quelques savants théoriciens pour créer les ferments d’un renversement total de la société. Par la pratique consciente et autonome de l’opposition, par la création délibérée d’une réelle responsabilité dans un monde déresponsabilisant – le prolétaire étant le sujet par excellence, l’homme à qui on a enlevé toute indépendance et toute charge de direction –, il a plus fait contre le capitalisme que tous les minutieux et jargonants traités philosophiques. Les théoriciens dits révolutionnaires n’en ont eu que plus de mal à l’accepter. Comme l’exposait Martin Breaugh dans L’expérience plébéienne, de Marx ne comprenant pas tout de suite la Commune à l’hostilité de Lénine aux Soviets russes de 1905, les théoriciens déconnectés du réel ont de tout temps cherché à cadrer cette “expérience plébéienne” de liberté populaire dans leurs théories, refusant cette première quand elles ne suivait pas ces dernières… Les origines de cette illusion théoricienne prennent racine dans la tradition platonicienne de la philosophie politique [2] qui postule l’idée d’une direction coordinatrice et théoricienne déconnectée d’une base chargée d’en exécuter les schémas et les ordres.
« L’inventivité face au danger, l’ingéniosité contre la domination, furent de tous temps l’apanage des humbles et des révoltés. »
Ainsi, comme le rappelait Cornélius Castoriadis dans son texte magistral sur la révolution hongroise en 1976 (La source hongroise), « Le projet révolutionnaire n’est pas la conséquence logique d’une théorie correcte. Dans ce domaine, les théories successives sont plutôt des essais de formulation universelle de ce que la masse des hommes – les ouvriers d’abord, puis les femmes, les étudiants, les minorités nationales, etc. – expriment depuis deux siècles dans leur lutte contre l’institution établie de la société – que ce soit lors des révolutions, à l’usine, ou dans leur vie quotidienne. En “oubliant” cela, l’intellectuel “révolutionnaire” se met dans une contradiction ridicule. Il proclame que sa théorie lui permet de comprendre, et même de juger, l’histoire – et il semble ignorer que la source essentielle de cette théorie est l’activité historique passée du peuple. Ainsi se rend-il aveugle à cette activité telle qu’elle se manifeste dans le présent – aveugle, par exemple, à la Révolution hongroise.
Allons jusqu’au bout de notre remarque : considérons l’œuvre de Marx. […] Ce sont les idées politiques qui animaient Marx qui font la différence. Mais quelle est la source de ces idées ? Il n’y a pratiquement rien là-dedans – rien, en tout cas, qui ait encore quelque pertinence et quelque valeur aujourd’hui – que l’on puisse attribuer à Marx lui-même. Dans ces idées, tout, ou presque, prend sa source dans le mouvement ouvrier tel qu’il se constituait entre 1800 et 1840 ; tout, ou presque, figure déjà noir sur blanc dans la littérature ouvrière de cette époque. Et quelle est l’unique idée politique nouvelle dont Marx ait été capable après le Manifeste communiste ? Celle de la destruction de l’appareil d’État par la “dictature du prolétariat“ – “leçon”, comme il l’a souligné lui-même, de la Commune de Paris : leçon incarnée dans l’activité des ouvriers parisiens et, en premier lieu, dans la nouvelle forme d’institution qu’ils créèrent : la Commune elle-même. Cette création, Marx, en dépit de sa théorie et de son génie, n’avait pas été capable de la prévoir. »
Les conseils ouvriers
Réconciliant la liberté “politique” des Anciens avec la liberté “privée” des Modernes, le projet révolutionnaire a cherché à réaliser l’autonomie radicale de la majorité. Dans ce cadre-là, le plus bel exemple mis en place durant la modernité est sans nul doute le conseil ouvrier, l’une des formes les plus abouties de ce désir d’autonomie populaire.
Contre la configuration dominante de la démocratie durant la modernité, caractérisée selon Breaugh par « un espace public au sein duquel la lutte pour le pouvoir suppose une compétition entre différents types de patriciens : 1) le notable “vertueux” et “sage” (gouvernement représentatif), 2) le militant doué et efficace (partis politiques), et 3) le technocrate compétent et ingénieux », les conseils ouvriers ont été l’une des plus radicales tentatives de démocratie directe. Issus du mouvement ouvrier, s’inspirant de la Commune de Paris de 1871 et reprenant souvent des institutions médiévales telles que le mir et le vetché en Russie [3], ils apparurent pour la première fois durant la révolution russe de 1905, et émergeront comme l’une des revendications et l’une des méthodes de lutte après à la révolution russe de février 1917. Soviets pour les Russes, Räte pour les Allemands, les conseils ouvriers sont ce que Hannah Arendt appelait le « trésor perdu des révolutions ». Durant le XXe siècle, ils apparurent à plusieurs reprises lors de périodes révolutionnaires, notamment en 1918 en Allemagne, en 1956 en Hongrie ou en 1968 en France. Contre l’État centralisé, contre les partis politiques, contre la bureaucratie, les conseils ouvriers explosaient spontanément, organisant un pouvoir autonome, se préoccupant des affaires quotidiennes des travailleurs et se réappropriant les moyens de production. Ceux-ci instauraient un nouvel espace public “plébéien” (Habermas), où était remise en valeur la vieille notion grecque d’isonomie, c’est-à-dire l’égalité devant la loi ainsi que l’égalité de participation dans son élaboration. Oskar Anweiler, auteur du livre Les Soviets en Russie : 1905-1921 publié en 1972, relève trois caractéristiques générales communes aux conseils : « 1. assujettissement à une catégorie sociale placée dans une relation de dépendance ou d’oppression ; 2. démocratie directe ; 3. mode révolutionnaire d’institution. » Leur tendance sous-jacente « n’est autre que l’aspiration à réaliser une participation, la plus large et la plus immédiate possible, des individus à la vie publique, par le biais d’assemblées générales, – l’idée d’autosouveraineté des masses liée à la volonté de transformer la société par des moyens révolutionnaires ».
« Le mépris pour la vie courante dans ce qu’elle a de riche en perspectives d’avenir est ainsi la preuve même du triomphe du capitalisme. »
Le conseillisme, outre un courant organiquement lié au type d’expérience des conseils, était un courant révolutionnaire « issu de la gauche de la social-démocratie, qui se fraya un chemin – mouvant – à la lisière du communisme léniniste et de la pensée libertaire, quelque part entre les trotskysmes et les anarchismes » [4]. À l’instar de la grève générale, il se voulait une forme de troisième voie, cette fois entre le léninisme et l’anarchisme. Si son rapport à la question de l’organisation est complexe et polémique – avec un pôle plus spontanéiste et un autre ne refusant pas l’idée d’une organisation extérieure au mouvement des masses –, il s’est toujours opposé aux théories léninistes de l’avant-garde : le conseillisme refusait la substitution léniniste du Parti comme organe de décision politique aux conseils, vidés de toute substance. Contre cela, les conseils ouvriers devaient donc être à la fois moyens et fins : outils de combat anticapitaliste chargés d’organiser et d’unifier les diverses luttes ainsi que de former un second pouvoir entrant en conflit avec celui de l’État ; institutions capables de reconstruire la société, de « proposer en positif une transformation des rapports sociaux : réorganisation collective de la production, gestion démocratique par en bas des affaires publiques, déprofessionnalisation et diffusion des fonctions politiques » [5].
Revaloriser l’expérience quotidienne des travailleurs
L’une des raisons qui expliquent sans doute l’oubli de ces formes de révolte est le mépris pour l’expérience quotidienne des travailleurs. Perchés sur leurs livres, glorifiant de somptueuses abstractions ou de complexes lois déterminant l’histoire et l’économie, hantés pour certains par les épiques révolutions du passé, beaucoup oublient que les germes de la société à venir se trouvent aujourd’hui dans les projets (boulangeries autogérés, coopératives locales de consommateurs et de producteurs, bars populaires) et les actes d’opposition quotidiens des gens. Le mépris pour la vie courante dans ce qu’elle a de riche en perspectives d’avenir est ainsi la preuve même du triomphe du capitalisme. On en oublierait même que le capitalisme ne survivrait pas s’il n’y avait pas des travailleurs à la base faisant preuve d’ingéniosité pour résoudre les erreurs des dirigeants déconnectés du réel – de la machine à réparer et améliorer en passant par les adaptations des ordres à la contingence et aux imprévus. Quand un ouvrier trouve un moyen d’éviter la dictature du chronomètre, il ne tire pas au flanc, mais il lutte contre le productivisme capitaliste ; de même pour ceux qui tous les jours protestent contre l’abaissement des salaires par les différents types de grève.
La lutte quotidienne a ainsi réalisé bien plus pour l’augmentation des revenus et du niveau de vie que le progrès technique, les lois de l’économie ou la propagande militante… Hélas, comme le rappelait Castoriadis dans Pouvoir ouvrier (supplément mensuel à Socialisme ou Barbarie, mars 1959) : « Cette idée chez les ouvriers que ce qu’ils vivent, ce qu’ils font et ce qu’ils pensent “n’est pas important”, ce n’est pas seulement ce qui les empêche de s’exprimer. C’est la plus grave manifestation de l’asservissement idéologique au capitalisme. Car le capitalisme ne peut survivre que si les gens sont persuadés que ce qu’eux-mêmes font et savent est de la petite cuisine privée, sans importance, et que les choses importantes sont le monopole des gros Messieurs et des spécialistes des divers domaines. Constamment, le capitalisme essaie de faire pénétrer cette idée dans la tête des gens. ». Il est temps aujourd’hui de décoloniser cet imaginaire !
Nos Desserts :
- Cet article a été initialement publié dans le 1er numéro papier de La Revue du Comptoir
- Au Comptoir, nous avons interrogé les Comités syndicalistes révolutionnaires réclamant « un socialisme qui soit l’émanation de la vie quotidienne »
- Nous nous étions entretenu avec Sixtine d’Ydewalle, co-organisatrice de l’exposition « Vive la Commune ! »
- Emission de France Culture sur le socialisme et le mouvement ouvrier en Allemagne depuis 1875
Notes
[1] Lire à ce sujet l’ouvrage de David Graeber, Bureaucratie, éditions Les Liens qui Libèrent, 2015
[2] Voir notamment Hannah Arendt contre la philosophie politique ? de Miguel Abensour aux éditions Sens & Tonka, 2006
[3] Le mir était une institution médiévale autonome fondée sur la propriété collective de la terre, et qui administrait de manière démocratique et directe le partage des produits du travail de ses membres. Le vetché était l’institution politique qui, dans les républiques russes médiévales, se chargeait d’élire et révoquer les personnes tenant les postes importants, comme le prince ou l’évêque. Le vetché était par ailleurs souverain et discutait des affaires politiques (guerre, paix et lois de la cité), faisant pression sur les notables de la féodalité
[4] Yohan Dubigeo, « Le conseillisme ou l’étroit sentier de l’auto-émancipation », dans Autonomie ou Barbarie, sous la direction de Manuel Cervera-Marzal et d’Eric Fabri, Le passager clandestin, 2015
[5] Yohan Dubigeon, « Oskar Anweiler et les soviets : ce que les conseils ouvriers nous disent aujourd’hui », Dissidences n° 6, 2013
Catégories :La Revue du Comptoir n°1, Politique