Culture

« Le Feu Follet » de Louis Malle : l’élégance du désespoir

Adapté du roman de Pierre Drieu la Rochelle « Le Feu Follet » de Louis Malle (1963) ressort ces jours-ci en copie restaurée par Malavida et diffusé en avant-première dans le cadre d’une rétrospective du Festival Lumière 2022. Essayons, si nous le pouvons, « d’arrêter un homme qui voyage avec son suicide à la boutonnière. » (Jacques Rigaut, « Pensées »).

Éditions Gallimard, 1931, 215 p.

Revoir le film de Louis Malle soixante-ans après sa sortie c’est se heurter de nouveau à l’objet, intemporel, de la détresse d’un homme qui « passe sa vie à attendre », séparé des êtres et du monde, et qui se dirige vers la mort. Cet homme c’est Alain Leroy (Maurice Ronet, d’une perfection troublante), dandy fatigué traînant son amertume le long des boulevards gris de Paris et bercé par les crépusculaires Gnossiennes d’Erik Satie. Tentant de soigner son addiction à la drogue, Alain est fatigué de regarder les autres vivre. Il n’a pas très envie « d’entrer dans la vie » malgré les protestations et les encouragements de ses proches.

Le docteur La Barbinais tente de le persuader que la vie est bonne, mais, comme l’écrit Drieu, la lucidité du personnage lui impose la retenue : « Il n’osait pas lui protester que la vie était bonne, faute de se sentir en possession d’arguments bien aigus. » Quels poncifs pourraient prodiguer à Alain ceux qui ne cessent de s’apitoyer sur sa mauvaise mine et ses coups de cafard, ceux qui lui font subir leur pitié désapprobatrice (« c’est un raté et un envieux » assène un poète toxicomane) ?

La platitude bourgeoise

Alain déteste la médiocrité, notamment celle de son ami Dubourg. Celui-ci a encombré sa solitude d’une femme et de deux filles, il étudie les dieux égyptiens et s’empâte dans sa routine ennuyeuse. Un bourgeois dont l’excessive dévotion à la vie n’a d’égal que l’optimisme béat. Le représentant, en somme, de ce que Bernanos appelait les « imbéciles heureux ».

Partant, Dubourg ne manque pas de sermonner son ami, lui reprochant son attitude d’adolescent frustré : « Tu fais l’apologie de l’ombre parce que le soleil te brûle les yeux. » Ce à quoi Alain réplique : « Si tu es mon ami tu m’aimes comme je suis. Pas autrement. » Mais comment un homme qui passe son temps à justifier ses compromissions peut entendre la simple détresse d’une âme en peine refusant de se plier à l’époque ? Si Alain se réfugie dans la drogue c’est par crainte des femmes, ces êtres qu’il n’arrive plus à désirer mais qui lui octroient le peu de richesse lui évitant de se soumettre à l’esclavage salarié. Et la drogue devient sa réalité première, lui fait perdre ses amis, éloigne ses amours : « Il n’y avait que la drogue […] le monde était la drogue même. » Ayant plu par le passé peu lui importe de plaire désormais. Ce n’est pas une force de la nature comme Brancion, un intellectuel comme Dubourg ou une incarnation solaire de la vie comme son amie Solange. Mais l’ombre dissimulée derrière les silhouettes de ces trois forces de la vitalité.

La bêtise des cuistres est un des symptômes de cette dépréciation du monde : « Les gens du monde sont des demi-intellectuels à force d’être gavés de spectacles et de racontars, les intellectuels qui deviennent gens du monde à force d’irréflexion et de routine. » Alain est un nihiliste au sein d’un monde qui déborde de politique, ainsi que l’illustrent ses retrouvailles au Café de Flore avec deux amis engagés dans l’OAS (Louis Malle transpose l’histoire du roman dans l’après-guerre d’Algérie). Il n’est traversé d’aucune idée et déteste les littérateurs qui se gavent de mots : « Son esprit, c’était une pauvre carcasse récurée par les vautours qui planent sur les grandes villes creuses. » Traversé par un éclair de mélancolie, assis seul à la terrasse du troquet, Alain voit défiler la vie de ceux qui acceptent de s’y jeter. La sensation d’isolement le pousse à replonger dans son vice de l’alcool, à se retirer en soi-même loin de l’agitation urbaine.

« Comment un homme qui passe son temps à justifier ses compromissions peut entendre la simple détresse d’une âme en peine refusant de se plier à l’époque ? »

La vie impalpable

Alain est un dandy, narcisse perdu dans un monde sans consistance, dans lequel il ne peut avancer les mains : « Quand je touche les choses je ne sens rien. » Mais c’est le narcissisme du dégoût de soi, non pas l’ersatz égotiste contemporain de ceux qui aiment à la fois leur image et leur être. Alain est un illusionniste préférant l’élégance de sa projection fantasmée dans le monde plutôt qu’une vaniteuse revendication identitaire du « moi ». De là, le soin tout particulier qu’il porte à son allure, prenant le temps de choisir sa chemise, sa cravate, ses boutons de manchettes… pour tenter, une dernière fois, « de captiver les gens, les retenir, les attacher », pour que « rien ne bouge plus autour de lui ».

Comme le note justement le critique Ludovic Maubreuil : « Le dandy n’est pas un simple misanthrope : il est toujours tiraillé entre son envie d’être au monde et sa profonde défiance envers ce qu’il considère comme une succession de mascarades. Il souffre de sa différence mais souffrirait plus encore de la renier ; alors il la cultive. Le dandysme ou l’art de sublimer le mal de vivre. » Délicat de cœur mais dépourvu de sensibilité tactile, Alain ne croit plus à la réalité du monde car il n’a aucune prise sur elle : une vitre le sépare du personnage interprété par Jeanne Moreau, les visages croisés dans la rue disparaissent comme des fantômes, les photographies de Dorothy, l’épouse américaine, sont des rêves perdus…

Le film de Louis Malle, magnifiant le sentiment d’impuissance du personnage, se termine par un plan fixe sur le beau masque d’Alain, barré par une surimpression d’outre-tombe : « Je me tue parce que vous ne m’avez pas aimé, parce que je ne vous ai pas aimés. Je me tue parce que nos rapports furent lâches, pour resserrer nos rapports. Je laisserai sur vous une tache indélébile. »

La vie humilie. Elle ne va pas assez vite. C’est le drame et la beauté de ceux qui, n’arrivant pas à la toucher, veulent l’accélérer. Ceux qui la traversent comme un éclair dans la nuit définitive, comme « une trace brillante qui s’efface dans le néant. »

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