Culture

Annie Ernaux, « Passion simple » : trente ans plus tard

Gratifiée d’un prix Nobel en octobre 2022, Annie Ernaux constitue une inépuisable source de réflexion sur les relations hommes/femmes. « Passion simple », paru en janvier 1992, offre un condensé minutieux de l’amour-passion, sans en nier la part nécessairement douloureuse.

Passion simple, court ouvrage d’environ quatre-vingts pages, a fêté ses trente ans cette année. Et si ce livre est relativement peu cité parmi les grandes œuvres d’Annie Ernaux, il porte pourtant en germe de nombreuses thématiques que l’écrivaine mettra à l’honneur dans des ouvrages plus longs, comme Se Perdre (2001), qui traitera aussi de sa liaison avec son amant soviétique.

Autopsie de la passion

Éditions Gallimard, 1992, 80 p.

Cette aventure, Ernaux la décrit, sans honte, comme une « obsession ». Quel autre mot employer en effet quand on admet ne plus avoir « rien fait d’autre qu’attendre un homme », durant un certain laps de temps ? Rappelons-nous Roland Barthes, si juste en peu de mots : « Suis-je amoureux ? – Oui, puisque j’attends. » Cette attente est « continuelle » pour Ernaux.

L’amant, lui, reste toujours « insaisissable », en dépit des « après-midis passés à faire l’amour », peu prolixe sur ses sentiments, « réservé, moins enclin à se livrer » tandis qu’elle, ne se prive pas de décortiquer, à l’os et avec cette écriture fine qu’on lui connaît, cette passion qui la ravage. Elle guette les signes (plus ou moins fantasmés) de l’éloignement de son amant (« Je me disais qu’il passait peut-être toute une journée sans penser une seconde en moi »), et surtout elle vit dans la terreur de le voir rentrer en URSS, ce qu’il finira par faire. Apocalypse du cœur qu’elle décrit en deux phrases tranchantes et nues : « Il est parti de France et est retourné dans son pays il y a six mois. Je ne le reverrai sans doute jamais. »

« Personne ne donne autant de son temps, de son cœur, de son corps, de son énergie vitale, sans aimer. »

Pas de psychologisation

La tentation serait grande, à l’heure d’une psychologisation à outrance des relations, de taxer cette histoire de « problématique » – en ce qu’elle prend absolument toute la place dans la vie de l’héroïne – et l’objet de cette passion de « toxique » – en ce qu’il s’est non seulement gardé de lui promettre un amour éternel, mais aussi car il ne lui a jamais soufflé le moindre mot d’amour… Depuis quelques années, ces deux termes se sont subrepticement glissées dans notre quotidien amoureux. Il n’est pas un pan de la société (politique, militant, développement personnel), qui ne se les soit pas appropriés. En lisant Ernaux, il est pourtant certain que celle-ci ne perçoit pas cette liaison comme une aventure nocive. Elle qualifie même de « don reversé » ces mots qu’elle couche sur le papier, que l’homme jadis aimé « ne lira sans doute pas » et « qui ne lui sont pas destinés ».

Aimer, une folie ?

Personne ne donne autant de son temps, de son cœur, de son corps, de son énergie vitale, sans aimer. Pas même pour un amant ou une amante aux prouesses charnelles. À son stade le plus extrême, l’amour-passion (Eros) parvient à priver celui qui aime de ses facultés les plus élémentaires. « Les mots et les phrases, le rire même se formaient dans ma bouche sans participation réelle de ma part ou de ma volonté », raconte ainsi Ernaux. Cet amour-passion est aussi étroitement lié à la mort (Thanatos), car la rupture apparaît sinon impensable, du moins insurmontable. « J’ai désiré que l’avion dans lequel je revenais de Copenhague s’écrase si je ne devais jamais le revoir », assume encore l’écrivaine. Une telle attraction pour le néant est tout à fait cohérente avec le mécanisme de la passion car tout est « manque sans fin », quand l’autre n’est pas là.

Christine de Pizan (1364-1430)

Six siècles avant Ernaux, Christine de Pizan, poétesse d’origine vénitienne, considérée comme l’une des premières féministes, tenait peu ou prou les mêmes propos dans son poème Plus que nulle autre dolente :

« Las ! Mon cœur en versera,

Ha ! Larmes maintes,

Jamais il ne s’en détachera,

Toujours il s’y attachera,

Seule Mort l’en détachera,

Qui m’a atteinte. »

Ce que d’aucuns appellent de nos jours un lien d’« emprise » pour qualifier une relation est en réalité le propre de tout amour-passion. C’est un abandon d’une large part de rationalité, et une perte de conscience de la temporalité. Ernaux évoque un désir de « temps réversible » qui rejaillit dans ses rêves, où elle imagine l’amant disparu qui se multiplie à l’infini dans une gare, un café, un taxi.

Pour l’écrivaine, qu’importe pourtant « l’absence de dignité », qu’importent ses conduites envers cet homme qu’elle aurait pu trouver « insensées » chez les autres avant de connaître pareil amour. « Vivre une passion pour un homme ou pour une femme » reste un « luxe » pour lequel on peut être capable de tout.

Ella Micheletti

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