Société

Alexandre Schiratti : « Il faut refaire du vélo un objet de désir pour l’ensemble de la population »

Alexandre Schiratti, géographe spécialiste des mobilités et cycliste lui-même, vient de faire paraître « Prendre la route », aux éditions Arkhê. Il y retrace l’histoire du cyclotourisme, autrement dit le voyage à vélo, une discipline qui réunit aujourd’hui de plus en plus d’adeptes. Une célébration de la petite reine bienvenue à l’heure où le monopole de l’automobile n’est toujours pas remis en cause malgré ses externalités négatives et où la démocratisation de l’avion est vue comme un progrès à encourager.

Le Comptoir : Votre livre retrace l’histoire du cyclotourisme et, par suite logique, celle du vélocipède. À ses débuts (la draisienne est inventée en 1817), le vélo est surtout l’apanage des bourgeois. Mais, au fur et à mesure, son usage va se répandre : on passe de 5000 vélos en 1870 à 50 000 vingt ans plus tard. Qu’est-ce qui explique cette dynamique ?

Sortie des usines Lumière en mars 1895.

Alexandre Schiratti : Avant de m’intéresser dans mon livre à la pratique du vélo, il me semblait en effet essentiel de faire quelques rappels sur l’histoire de l’objet en tant que tel, une histoire d’ailleurs assez méconnue, où Paris prend une place fondamentale. L’objet précède la fonction. Lorsqu’il est inventé, on se demande bien ce qu’on va pouvoir faire avec cette étrange machine nommée vélocipède. Pour expérimenter ses différentes pratiques, des parades en ville, des grands voyages, des courses de vitesse, il faut du temps, et surtout de l’argent. Le vélocipède est donc réservé à une certaine élite économique, aristocrates et simples bourgeois, médecins, ingénieurs, entrepreneurs, etc.

Le vrai point de basculement arrive dans les années 1890. La bicyclette, comme on l’appelle désormais, est produite de manière industrielle. Dans les villes, elle devient compétitive avec le tramway pour se rendre au travail. Et l’ouvrier qui possède pour la première fois son véhicule peut enfin partir s’aérer le dimanche. On estime qu’en 1900, environ un million de bicyclettes sont en circulation en France.

Dans l’historique que vous dressez du voyage à vélo, certains cyclistes (inconnus du grand public) ont réalisé de véritables exploits. Ainsi d’Albert Laumaillé, qui, dans les années 1870-1880, pédala près de 216 000 km sur les routes d’Europe et d’Algérie. Ainsi d’Adrien de Baroncelli qui fut le premier à s’élancer en milieu alpin. Ainsi, enfin, de Thomas Stevens, le premier cycliste voyageur, qui fit littéralement le tour du monde. Leurs prouesses, sur des engins pourtant peu développés, laissent pantois… Avons-nous affaire à des héros de la discipline ?

Le XIXe siècle est sans aucun doute celui des pionniers, des aventuriers, de celles et ceux qui vont pousser dans leurs derniers retranchements les limites du corps humain. Les premiers voyageurs à vélo en font partie, pour diverses raisons : tester et promouvoir le matériel, écrire des guides touristiques, des récits de voyage ou simplement assouvir leur appétit de découvrir le monde. Pour une époque en mal de héros comme la nôtre, ces performances peuvent sembler des exploits, elles sont certes impressionnantes mais relèvent de l’inutile. C’est bien souvent la raison pour laquelle les cyclistes sont plutôt vus comme des fous que comme des héros. C’est ce panache dans l’inutile que j’ai voulu raconter dans mon livre.

Les femmes ne sont pas en reste, et on découvre avec plaisir la figure d’Annie Londonderry, pendant féminin de Thomas Stevens. En quoi le vélo a-t-il pu être un outil d’émancipation, en particulier pour les femmes ?

Portrait d’Annie Londonderry à la fin de son tour du monde.

Pour beaucoup, l’arrivée de la bicyclette est vue comme la possibilité d’accéder à une liberté de mouvement, à l’intérieur comme à l’extérieur des villes. Cependant, les femmes ne peuvent pas totalement en profiter, et ce pour plusieurs raisons. Leur pratique de la bicyclette est d’abord suspicieuse, accusée de provoquer d’indésirables émois sexuels, puis les activités de grand air sont accusées de détourner la femme de son rôle d’épouse et de mère, et enfin, malgré les modèles féminins venus du Royaume-Uni, il est difficile de pédaler vêtue d’un corset et d’une jupe longue. La bicyclette regroupe donc plusieurs manières d’accéder à une liberté nouvelle et va devenir un élément au cœur des revendications des premiers mouvements féministes, en Europe et aux États-Unis. La suffragette Susan B. Anthony aura d’ailleurs cette célèbre déclaration sur la bicyclette : « Je pense qu’elle a fait plus pour émanciper les femmes que n’importe quoi au monde. »

« Les cyclistes sont plutôt vus comme des fous que comme des héros. C’est ce panache dans l’inutile que j’ai voulu raconter dans mon livre. »

La figure de Paul de Vivie, dit Vélocio, retient toute notre attention. À la fin du XIXe siècle, il partage, dans sa revue Le Cycliste forézien, un idéal de vie, fondé sur ce qui deviendra la devise de Pierre de Coubertin : un esprit sain dans un corps sain. Il sera d’ailleurs l’inventeur du terme « cyclotourisme » et parmi les premiers contempteurs de l’automobile. Décelez-vous son inspiration dans certaines pratiques cyclistes actuelles ?

Vélocio est une figure bien connue des cyclotouristes français et ses « sept commandements » sont toujours enseignés dans les écoles de vélo. Infatigable entrepreneur, il est suivi par des milliers d’adeptes qui se retrouvent dans son éthique de la pédale. C’est pourtant une figure étonnante pour l’époque, et finalement assez peu connue. Poète à ses heures perdues, il vit dans sa passion du vélo une forme de purification du corps, de l’âme, mais aussi de la nature. Il est végétarien et se revendique « naturiste », à une époque où le mot « écologie » n’existe pas encore. Le cyclotourisme, lorsqu’il est seul sur les routes, est pour lui une manière d’être en communication immédiate avec les éléments naturels, en fuyant la ville, sa pollution et les vices du monde urbain, des motivations qu’on pourrait penser contemporaines. J’ai été surpris par l’avant-gardisme de ses écrits. Lorsque l’automobile apparaît, au tournant du XXe siècle, il est un des premiers à en faire la critique, à dénoncer le bruit, la pollution, le danger et à remettre en cause l’accélération du monde – des idées qui seront reprises bien plus tard par des philosophes critiques de la société industrielle tels que Paul Virilio ou Ivan Illich.

Maurice Leblanc, HG Wells, Alfred Jarry, Zola, Clemenceau, Tolstoï… De nombreux écrivains se sont pris d’affection pour la bicyclette. Qu’est-ce que la pratique du vélo leur apportait de si précieux ? 

Cioran à vélo sur la Promenade des Anglais.

Reprenant le flambeau de philosophes « marcheurs » (Rousseau, Nietzsche), plusieurs auteurs s’initient à la bicyclette à la fin du XIXe siècle et mettent en avant sa dimension méditative. Cet état est très bien résumé par Émile Zola : « J’aime la bicyclette pour l’oubli qu’elle donne ». Cette affection n’est pas due qu’à leur expérience individuelle du vélo. Il représente alors un symbole de vitesse, de progrès, de liberté mis à portée de tous, autant de sujets que ces auteurs souhaitent explorer dans leur littérature.

Ceux de la génération suivante continueront à pédaler, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, notamment Cioran, qui en fait son meilleur antidépresseur, puis Sartre et Beauvoir, qui pédaleront plusieurs milliers de kilomètres pour « prendre l’air » pendant l’Occupation, et qui nous laissent de nombreux témoignages de leurs randonnées où les douleurs du corps prennent largement le pas sur celles de l’esprit.

Alors que le coût d’un vélo paraît aujourd’hui bien dérisoire comparé à celui d’une automobile, la petite reine demeure, dans l’imaginaire collectif, un marqueur bourgeois (bohème), systématiquement renvoyé aux urbains aisés des métropoles. Comment expliquez-vous cette contradiction ?

On ne peut pas parler d’une pratique ni d’une vision unique du vélo. Le Tour de France, par exemple, est l’expression d’un cyclisme des classes populaires, traditionnellement pratiqué comme adulé par les classes ouvrières et paysannes.

Depuis les années 1970 et les premiers soubresauts de la crise écologique, le vélo est devenu le véhicule préféré des personnes critiques de la société de consommation. Baba-cools, hippies, porteurs de cause en tous genre se mettent à voyager autour du monde avec leurs lourdes sacoches. Le vélo est porteur d’une utopie de la lenteur, d’un retour à la nature, d’une convivialité retrouvée. En ville, il séduit les gens inquiets par les nuisances de l’automobile (bruit, pollution, accidents…), ralentit et laisse souvent dans l’incompréhension ceux qui croient que le progrès ne peut passer que par une accélération du monde. Il est une des expressions d’un clivage naissant entre les écologistes et le reste de la population.

L’automobile, par ailleurs, s’est largement imposée sur notre route, à tel point que le partage de la chaussée est souvent problématique. Le cycliste, notez-vous, reste trop souvent peu respecté, klaxonné, mis en danger… et les chiffres de la mortalité routière vous donnent raison. Quel regard portez-vous sur ces deux camps qui se font face ? Malgré le développement d’infrastructures cyclables de plus en plus nombreuses, le cycliste a-t-il perdu la bataille ? 

Éditions Arkhé, 2022, 260 p.

L’espace public urbain, par sa rareté, est le terrain d’une conflictualité particulière, là où les clivages d’habitude larvés se révèlent au grand jour, parfois avec violence. Je crois que les choses ont changé, ou du moins sont en train de changer. Les politiques de réduction de la place de la voiture en ville, même si elles restent insuffisantes, et la progression des aménagements cyclables rendent le vélo plus compétitif que tout autre mode de transport en zone dense. Il se transforme en un choix rationnel et devient désirable, particulièrement chez les jeunes. Il n’en perd pas moins sa dimension symbolique, au regard des luttes contre le changement climatique, et le combat à mener est à mon sens autant infrastructurel que culturel. Il faut refaire du vélo un objet de désir pour l’ensemble de la population.

« Le vélo est porteur d’une utopie de la lenteur, d’un retour à la nature, d’une convivialité retrouvée. »

Il est aussi le reflet d’un très fort clivage géographique. Dans les périphéries, où vivent quand même les deux tiers des Français, la dynamique est totalement inverse, la part des déplacements à vélo a continué à diminuer dans les années 2010. Les villes continuent inlassablement à s’étendre, rendant ce mode de transport encore moins compétitif. Permettre au vélo de sortir des centres-villes est à mon sens le prochain grand combat à mener. Il existe plusieurs moyens, mais les infrastructures seules n’y arriveront pas, il s’agit désormais de réduire les fractures entre centre et périphérie et lutter réellement et efficacement contre l’étalement urbain.

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