Politique

Voltairine de Cleyre : La Liberté, mère de l’Ordre ?

Voltairine de Cleyre (1866-1912), militante anarchiste féministe américaine, a longtemps été occultée de la sphère intellectuelle de la gauche radicale. Issue d’un milieu ouvrier, elle fut une élève brillante assoiffée de culture et de beauté. Dans son recueil « Y’a-t-il plus fier et plus libre que nous ? » réédité récemment chez Payot, nous pouvons lire certains de ses plus grands textes.

Au moment où la réaction gagne l’Europe, ces écrits nous rappellent les grands principes libertaires comme l’action directe, la liberté sexuelle ou encore l’importance de la conscience individuelle.

Éditions Payot Rivages, 2023
224 p.

D’emblée, le recueil s’ouvre sur une question : « Pourquoi je suis anarchiste ? » Si de nombreux théoriciens, jouissant d’une situation privilégiée, s’attardent longuement sur des principes éthérés pour répondre à cette question, Voltairine de Cleyre répond que son anarchisme n’est pas tant le fruit d’un goût pour les lettres qu’une réponse physiologique à une urgence sociale : « Les conditions sociales m’oppressent ; et je dois faire quelque chose avec ma tête. » Peu adepte des développements oiseux, cette dernière, vitaliste aux accents nietzschéens, met un point d’honneur à ancrer sa réflexion dans le monde concret de la chair dont parlait Husserl : en effet, l’idée contestataire ne saurait être causa sui, elle est bien plutôt la fine pointe d’un édifice dont les fondements sont à chercher dans une complexion particulière.

L’écrivaine, en plus de souffrir de conditions sociales difficiles, vient d’un milieu prolétaire, ce qu’elle ne manque pas de rappeler. Écœurée dès sa plus tendre enfance par la division du travail et par les iniquités engendrées par celle-ci, la jeune Voltairine de Cleyre ne peut se résigner au statu quo dont souffrent les damnés de la terre. Si la disparité des richesses la révolte, c’est également l’ensemble des travers de la société bourgeoise qu’elle brocarde avec véhémence.

« De Cleyre encourage la libération de celles-ci du joug de l’Église et de leur mari, qui les transforment en poupon et en marionnette irresponsable. »

Ainsi, vigilante au monde réel, elle observe méticuleusement tous les artifices d’une société américaine marquée par la distinction sociale : au sein de celle-ci, la bourgeoisie donne le ton. Monopolisant la terre, le bon goût, la mode, mais aussi les mœurs, cette classe détentrice des moyens de production est une immense machine à gommer les différences. À l’inverse, la militante libertaire voit dans l’anarchisme un horizon social au sein duquel l’individu pourrait déployer ses potentialités sans avoir recours à la coercition imposée par une caste : « J’aspirais à la liberté de mouvement, à la fertilité du sujet, à la simplicité et au refus de la honte. »

Si d’aucuns aiment décrire la gauche radicale comme une force politique collectiviste indifférente aux singularités, Voltairine de Cleyre nous rappelle que c’est bien la réaction qui, par ses structures oppressives, annihile les forces vives de l’individu.

Le philosophe Claude Lefort (1924-2010)

Revenant également sur le statut des femmes au XIXe siècle, De Cleyre encourage la libération de celles-ci du joug de l’Église et de leur mari, qui les transforment en poupon et en marionnette irresponsable. Acculées à l’espace domestique (Kinder, Küche, Kirche), ces dernières se doivent, selon la militante, d’épouser l’humanisme comme arrachement dont parlait Claude Lefort.

Enfin, l’autrice revient sur la vertu cardinale du mouvement libertaire qu’est l’autonomie : à la manière de Marx, De Cleyre ne manque pas de rappeler que son versant libéral n’est qu’une poudre aux yeux qui ne renvoie à rien de concret. A contrario, elle s’attache à défendre « l’obéissance à la loi que je me suis prescrite moi-même » décrite par Rousseau : si la division du travail entraîne une hétéronomie poussée, l’idéal anarchiste prescrit l’indépendance maximum vis-à-vis des structures globalisantes dirigées par les possédants.

Dans le sillage de la philosophie des Lumières, Voltairine de Cleyre souhaite arracher les masses à leur état de minorité afin qu’elles se transforment en individus souverains, « monarques libres », dont la fin existentielle n’est pas la servitude mais la soif inextinguible d’apprendre par soi-même.

L’action directe comme réplique à l’iniquité

Tout d’abord, il s’agit pour la militante américaine de dissiper une confusion présente au sein du corps social par le biais d’une conférence donnée en 1912 : l’action directe ne peut constituer une atteinte à la vie et aux biens d’autrui. Récupérée par des journalistes et des polémistes américains malhonnêtes de l’époque, cette notion devait être clairement définie par la militante. Progressiste, l’autrice voit dans l’action directe un moyen très efficace de faire plier les maîtres d’un ordre social : « Toute personne qui a le projet de mener une action, et l’a effectivement mené à bien, ou qui l’a exposé à d’autres afin d’emporter leur adhésion, sans demander à des autorités extérieures d’agir à sa place, a eu recours à l’action directe. »

Elle énonce plusieurs exemples qui illustrent parfaitement ce que sont les actions directes : les grèves, les boycotts ou encore les expériences coopératives relèvent de celles-ci puisqu’elles découlent d’initiatives individuelles et collectives qui n’ont pas cherché l’approbation des dominants. À l’encontre d’une certaine tradition marxiste, Voltairine de Cleyre se fait l’apologiste du spontanéisme : la réplique des opprimés à un ordre social délétère ne peut s’originer dans une direction imposée par un parti ou une avant-garde. Elle est bien plutôt un affect qui trouve lui-même sa racine au sein de conditions matérielles objectives : « Ces actions ne sont généralement pas le produit d’une longue réflexion sur les valeurs respectives d’une action directe ou indirecte, elles sont les répliques spontanées de ceux qui sont acculés par une situation. »

« L’action directe éveille les consciences, elle est l’étincelle qui embrase la plaine. »

Si certains penseurs naïfs ont pu se faire les thuriféraires d’une non-violence en dépit de toutes les humiliations subies par les prolétaires, Voltairine de Cleyre réaffirme avec vigueur que le degré de violence d’une société est toujours décrétée par les exploiteurs. Certes, l’État possède le monopole de la violence sur le plan légal, mais ce n’est pas pour autant que cela est légitime : confondre la légalité et la légitimité revient à avaliser les pires avanies.

« Même lorsque l’État fait de bonnes choses, il s’appuie toujours sur la matraque, le fusil ou la prison pour installer et conserver son pouvoir ». Ainsi, si De Cleyre est anarchiste, elle fait sienne l’analyse marxiste de l’État selon laquelle ce dernier n’est que l’outil de la bourgeoisie pour pérenniser une inégalité sociale factice (Anti-Dühring).

Henri Julien, la grève des ouvriers du canal Lachine, publiée dans L’Opinion publique (10 janvier 1878.)

En outre, il nous semble logique de cantonner les actions directes anarchistes à la modernité. Cependant, la militante nous rappelle qu’il n’en est rien : ainsi, la révolte des Quakers et celle de Bacon sont des exemples paradigmatiques de cette manière de lutter. S’ils n’utilisent pas toujours la violence, les acteurs politiques peuvent également refuser de payer leurs impôts ou de partir à la guerre : tout est bon dans la désobéissance civile pour faire feu de tout bois contre l’injustice.

En nous rappelant de nombreux faits historiques, Voltairine de Cleyre enterre l’idée selon laquelle le progrès social vient de la réforme : si la démocratie bourgeoise a pu, de temps à autre, être vectrice d’émancipation, elle ne peut, par sa logique interne, être porteuse d’un avenir radicalement égalitaire. Si nous nous enorgueillissons, à juste titre, du droit des femmes et des congés payés, il ne faudrait pas oublier que ces conquêtes parachèvent les luttes viriles initiées dans les rues par des individus déterminés et courageux, qui devaient souvent faire face à une brutalité policière inouïe.

En somme, l’action directe éveille les consciences, elle est l’étincelle qui embrase la plaine : si les masses se complaisent souvent dans leur état somnolent, ce mode d’action les révèle à leur propre condition. À la manière de la littérature engagée sartrienne, l’action directe éclaircit le maillage social par lequel nous sommes aliénés et nous pousse à nous affirmer comme des individus autonomes dont la soif de liberté ne peut s’étancher.

Ce développement est l’occasion pour la militante d’ironiser sur les élections bourgeoises : « Les exploiteurs remettront leur pouvoir au peuple. Et pendant ce temps ? En attendant, soyez pacifiques, travaillez bien, respectez les lois, faites preuve de patience et menez une existence frugale. » Si la représentation politique mène à une délégation du pouvoir, le mouvement libertaire préconise au contraire la prise de pouvoir personnelle : s’il est possible de demander des miettes aux dominants, ils ne lâcheront pas les commandes. Selon l’écrivaine, la liberté ne se demande pas, elle se prend.

Gloire à l’Homme au plus haut des cieux

Ivan Kramskoï, Le Christ dans le désert (1872)

Après avoir dénoncé l’esclavagisme sexuel des femmes mais aussi les préjugés de son époque, Voltairine de Cleyre fait également une belle part à la littérature libertaire dans un court essai : L’anarchisme en littérature.

« La liberté ne se demande pas, elle se prend. »

Cependant, avant d’aborder celle-ci, l’écrivaine revient sur la philosophie anarchiste : citant le Christ, pour lequel elle éprouve de la sympathie, de Cleyre dépeint le christianisme comme une trahison du message évangélique. Empêtré dans un mode de vie ascétique et hiérarchique, l’individu médiéval est écrasé par le corps social qui le surplombe : « Partout l’individu fut contraint. » À la manière d’un Jacques Ellul avant l’heure, l’autrice dénonce une Église assoiffée de pouvoir et hypocrite qui aurait troqué le christianisme égalitaire des catacombes contre le christianisme romain et dominateur de Saint-Paul.

À l’encontre de cette coercition odieuse, Voltairine de Cleyre réhabilite la plénitude d’être qu’est l’anarchisme : inspirée par la culture grecque mais non par son esclavagisme, enthousiasmée par le communisme chrétien mais non par sa haine de la spontanéité, la militante revendique la liberté totale, à la fois sur le plan matériel, et sur le plan spirituel. Si elle valorise le culte de la beauté et l’égalité, elle ne manque pas de souligner les défaillances des systèmes sociaux grecs et chrétiens : à l’inverse, l’idéal libertaire peut conjuguer la quête esthétique individuelle et la recherche de l’égalité dérivée de la bonne nouvelle christique. Si les sociétés stratifiées antiques et catholiques bénéficiaient exclusivement aux élites qui les gouvernaient, l’anarchisme s’adresse à « l’individu ordinaire ». Préconisant un juste équilibre entre le désintéressement et l’égoïsme, l’idéal anarchiste souhaite promouvoir l’égalité, sans pour autant renoncer à la liberté et à l’initiative individuelle : si la liberté libérale est un miroir aux alouettes, la liberté libertaire voit au contraire l’individu comme un horizon à atteindre permettant l’éclosion des potentialités de chacun : « Sois toi-même et à travers l’expression de ton individualité, tu apprendras la tempérance. »

François Rabelais (1494 – 1553)

Avant de citer moult exemples littéraires, de Cleyre attribue au libre-examen protestant la genèse de l’idée anarchiste. Citant Burke, théoricien conservateur, et Jefferson, l’autrice démontre que ceux-ci, en dépit de leurs idées, voient le gouvernement comme un mal dont nous ferions bien de nous débarrasser.

Au sein de la littérature française, Rabelais et Rousseau sont considérés comme les précurseurs de l’autonomie radicale : si l’idéal de l’Abbaye de Thélème « Fais ce que voudras » rappelle les slogans libertaires, le Contrat social encourage l’avènement d’une société où les citoyens participent pleinement à la vie politique. En Allemagne, Althusius était fédéraliste avant l’heure, faisant l’apologie des petites fédérations gérées par ses habitants.

« L’autrice dénonce une Église assoiffée de pouvoir et hypocrite qui aurait troqué le christianisme égalitaire des catacombes contre le christianisme romain et dominateur de Saint-Paul. »

Enfin, c’est le transcendentalisme américain qui est cité comme courant littéraire radical : la vie de Thoreau dans les bois de Walden mais aussi la maîtrise de soi décrite par Emerson font partie des modes d’être au monde dont Voltairine de Clerc se fait le relais.

Ce recueil majeur, composé d’essais et de poèmes, nous livre la substantifique moelle d’une œuvre injustement oubliée. Au moment où les droits sociaux tirés de l’humanisme sont gravement ébranlés, Voltairine de Cleyre nous rappelle à quel point l’idéal libertaire, loin d’être celui de l’oisiveté, est celui des femmes et des hommes pleinement réalisés.

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