Culture

Baudelaire, le monstre du réel

La monstruosité constitue lexpérience quotidienne du marginal. Inadapté au réel et aux prises avec ses angoisses – quelles soient physiques ou morales – le marginal souffre d’être une anomalie. Plus précisément, cest parce que le marginal cristallise tout ce quil y a de plus dis-fonctionnel dans la nature humaine, quil pose problème, quil fait tache. La littérature a vu fleurir de nombreux poètes et écrivains nés de ce sentiment d’être en marge. Des plus célèbres, on retiendra surtout celui qui a cherché à en cultiver le Mal : Baudelaire.

L’expérience de soi passe d’abord par l’expérience de l’autre. Ce va-et-vient cherche à établir un équilibre entre l’individu et la société. Lorsque ce mouvement échoue, il aboutit à un désaccord entre soi et le monde. Pis encore, un désaccord avec soi-même. Incapable de s’échapper de ce tourment initial, l’être doit trouver une issue qui l’extrairait de la réalité de son environnement. C’est ici que la figure du marginal apparait, cet individu à côté. De ce corps étranger au monde va découler, au mieux, un créateur. Cliché ordinaire du génie incompris, le poète est celui qui a trouvé comment faire avec. Afin d’élaborer une expérience moins aride du monde, le poète devient alchimiste, il transforme la matière la plus vile en une texture délicate et chatoyante. Néanmoins, ce passage ne se fait pas sans heurts. Pour transfigurer le réel, le marginal-créateur est contraint d’abandonner sa part d’objectivité, « et l’homme impatient se change en bête fauve ».

Le dégoût initial

L’art baudelairien prend racine dans un contexte politique où la Révolution échoue, suivie du retour du désormais Napoléon III et de la défaite d’un engagement en faveur de la liberté – porté, autre autres, par Victor Hugo. Mais aussi, celui, plus intime, du père disparu et de la mère absente, puis d’une tutelle financière qui accompagne difficilement un goût prononcé pour le dandysme. Baudelaire n’investit aucune conviction, aucune morale, il est incapable de se reconnaitre dans la masse informe des autres qui « trottent, tous pareils à des marionnettes ». Sa conviction, sa morale, sont celles du sale, du vice, du bas. Pareil à Hugo, il estime que « le sublime est en bas » et que « souvent la fange est lustre ».

Cette vision romantique qui jalonne Les Contemplations est voisine des poèmes de Baudelaire. Elle accompagne le parti pris de l’Autre qui n’est déjà plus un autre pour la société. C’est-à-dire le choix des rejetés : les sans-abris, les malades, les prostituées, les vieux. Il ne croit pas vraiment en la défense du peuple, la société l’a condamné à n’être pas représenté. Néanmoins, afin de lui offrir une considération nouvelle, l’auteur scrute avec un tel acharnement la variété des aspects impropres de ce peuple qu’il en devient fascinant, sublime.

Inquiétante Étrangeté

Edvard Munch, Anxiété (1894)

Puisque le beau est « quelque chose d’ardent et de triste », c’est dans la fange parisienne que Baudelaire choisira sa matière première. De ses « Tableaux parisiens » se dessine un intérêt quasi obsessionnel envers un environnement urbain dont chacun porte la contagion. Tous ceux qui parcourent ces rues sont soumis à la violence d’une unité indépassable : le temps. Il est omniprésent, c’est « l’horloge » qui scrute avec dédain, qui malmène avec férocité. Ce temps amène à des injonctions économiques qui poussent à être vénal et qui aboutit à la frustration. Les passants deviennent des fugitifs que le poète cherche à capturer. Ce sont « des êtres singuliers, décrépits et charmants » qui illustrent la pertinence du geste baudelairien, celui de transformer la boue en or.

Mais l’observation de ces passants déjà condamnés ne cesse d’accentuer l’angoisse du poète. Ils illustrent la violence sociale – humaine – et la violence individuelle. Ils illustrent l’incapacité à dépasser sa condition et la mort déjà trop présente pour être ignorée. Baudelaire fait l’expérience des autres comme autant de figures de lui-même. Il ne les connait pas mais il lui semble les avoir déjà vus. Ce sont « des êtres disparus aux regards familiers ». Des êtres qui sont « encor des âmes ». Ainsi chaque inconnu entretient une fraternité avec Baudelaire. Mais de quelle fraternité parle-t-on exactement ? Sans doute celle qui vient d’une expérience commune du réel. Cependant, l’incertitude du poète demeure face à la distinction entre le rêve et la réalité. Et ces figures sont la résultante de la porosité entre deux mondes. Ces étrangers qui lui ressemblent sont à la lisière d’espaces opposés. Incapable de s’amarrer d’un côté ou de l’autre, Baudelaire choisit donc la quête sensorielle. De l’ivresse au parfum des cadavres, de l’érotisation de la mort à la putréfaction littérale, c’est de cette sensualité des bas-fonds qu’émerge un rapport à l’art inédit et résolument moderne.

Dès lors, l’horrible devient un objet de convoitise, une représentation du désirable. Et « la putréfaction devient le modèle même de la sublimation artistique », selon les mots du philosophe Hicham-Stéphane Afeissa. L’expérience douloureuse de l’autre et de la mort – qui guette – débouchent ainsi sur une représentation ambiguë de l’entité féminine, à la fois désirable et cruelle, mère protectrice et « muse malade ». Il aimerait observer son reflet dans les yeux de sa bien-aimée et y débusquer les dernières marques d’empathie puisque « ces monstres disloqués furent jadis des femmes ».

« De l’ivresse au parfum des cadavres, de l’érotisation de la mort à la putréfaction littérale, c’est de cette sensualité des bas-fonds qu’émerge un rapport à l’art inédit et résolument moderne. »

L’expérience du double, l’impossible miroir

René Magritte, La Reproduction interdite (1937)

Le miroir fonctionne comme une illusion de la surface. Il est l’unique réceptacle sur lequel on se perçoit à la fois comme soi-même et à la fois comme un autre. Les Parisiens étaient des miroirs déformants sur lesquels le poète trouvait un reflet partiel. Ils étaient la surface d’un miroir sans tain, la réponse supposée d’une énigme infranchissable. Chercher son double c’est chercher la preuve de son existence. Mais, on l’a vu, Baudelaire doute du réel. Les corps baudelairiens sont donc malmenés, disloqués, morcelés. Naturellement, la femme aimée subit ce traitement. La poitrine, les flancs, le cœur, les pieds sont autant de parties chéries mais aussi démembrées (« Remords posthume »). Considérés indépendamment les uns des autres, ces membres appartiennent à un corps qui n’est pas encore mort mais qui n’est pas tout à fait vivant.

L’expérience du miroir est l’expérience du moi, malheureusement, l’être n’est jamais entier chez Baudelaire et la femme est un corps impossible à concrétiser. Pourtant, le poète veut y croire. Il cherche son reflet dans la femme, sa « sœur », sa compagne des plaisirs et des vices. Et, une fois encore, la communion est impossible. Il admire une femme qui ne lui accorde aucune estime, qui lui est infidèle, qui se moque de lui. Par ses vers, Baudelaire lui fait subir les pires sévices. Cette relation devient donc réciproque lorsqu’elle est pervertie. Ainsi la femme devient un miroir obscène dont il « voi[t] tour à tour réfléchis sur [s]on teint / La folie et l’horreur, froides et taciturnes ».

Personnification de l’atrocité de l’expérience humaine, la femme sera finalement considérée comme un vampire (« Métamorphose du vampire », « Le vampire »). Rien d’étonnant dans le choix de cette créature, certains mythes prétendent que les vampires n’ont pas de reflet dans le miroir. Posséder un reflet c’est posséder une âme, or la femme en est dépourvue, elle qui est faite de « débris de squelette ». L’expérience salvatrice du double est donc définitivement impossible. C’est alors que la métamorphose définitive s’impose, maintenant que le poète ne peut plus errer parmi les hommes. Il devient le monstre kafkaïen d’une réalité insupportable et achève une ultime transformation, la sienne.

« Et vos lueurs sont le reflet

De l’Enfer où mon cœur se plaît. »

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