Le bourgeois, un parasite ! Voilà un propos radical ! La bourgeoisie, une classe parasitaire ? La classe sociale qui a fait la Révolution française serait donc devenue un organisme qui se développe en se nourrissant passivement de notre labeur ? Sans hésitation répond Nicolas Framont. Et si nous ne le percevons pas c’est selon lui parce que nous regardons les choses à l’envers.
Avec Selim Derkaoui, Framont a publié en 2020 un livre intitulé La Guerre des mots, combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie dont l’objectif était précisément de déconstruire l’idéologie dominante en montrant comment son discours cherche à donner des choses une représentation inverse de la réalité, par exemple quand on utilise l’expression « dialogue social » pour dissimuler l’asymétrie du rapport de forces entre le capital et le travail. Le parti-pris de Nicolas Framont est qu’il faut commencer par ce travail de renversement de la perspective si l’on veut mettre fin au parasitisme. Le choix du mot de « parasites » est le signe que le renversement de la domination commence justement par la manière dont on nomme les choses.
La bourgeoisie serait donc la classe parasitaire qui se fait passer pour la classe productive, qui parle de méritocratie quand ses rejetons sont des héritiers (voir le parcours emblématique de Rodolphe Saadé, PDG de CMA-CGM sur lequel revient le livre), qui glorifie la prise de risque quand elle sait pouvoir bénéficier du capital matériel et symbolique propice à la réussite, etc. Cette description anatomique du parasitisme est d’abord économique. Framont s’inscrit dans la tradition marxienne de la critique de la valeur et de la plus-value. La bourgeoisie fait en effet de la valeur d’échange la finalité de la production afin d’en espérer le gain monétaire le plus important, et doit pour cela tout contrôler, des moyens de production jusqu’au prix du travail. La bourgeoisie est donc une classe dominatrice par nature, sa richesse étant fondée sur l’utilisation la moins entravée possible de la force de travail du salarié sans laquelle aucune valeur ne serait créée. Le parasitisme est logé au cœur de cette économie car la plus grande part de la richesse est captée par la classe qui ne la produit pas. La question de bon sens qui se pose alors est de savoir s’il n’est pas possible d’arriver à un résultat bien meilleur du point de vue du bien-être collectif précisément sans ce parasitisme.
Mais l’originalité de Framont n’est pas dans ce rappel. Elle semble plutôt dans sa volonté de se situer sur le terrain de l’hégémonie idéologique de la bourgeoisie pour saisir ce qu’il appelle sa « toxicité ». La puissance de la bourgeoisie ne serait pas ce qu’elle est sans la culture qu’elle a réussi à imposer partout. Au travers de son storytelling, de sa vision du monde, ses lieux communs, notamment au cinéma, à la télévision (mention spéciale selon Framont à Quotidien et aux Grandes Gueules), elle légitime en permanence le monde comme il va, en le naturalisant et en invisibilisant celles et ceux qu’elle domine. Elle dispose à cette fin de solides courroies de transmission, via ce que Framont appelle les « sous-bourgeois » (qui compte en son sein quelques figures médiatiques omniprésentes, telles Raphaël Enthoven ou Nicolas Bouzou, dont Framont dresse les portraits).
Mais à s’en tenir là, le propos ne serait pas très différent de la critique sociale à laquelle Nicolas Framont se livre dans la revue qu’il a créée et qu’il dirige, Frustration. Parasites serait alors une manière de frapper les esprits en qualifiant ainsi un phénomène économique, social et culturel dont chacun peut faire l’expérience à travers la chronique de la société capitaliste de marché (versement de dividendes, précarisation d’une part croissante du salariat, attrition des droits sociaux) et son idéologie spontanée ou élaborée (discours du « mérite », doxa libertarienne, religion de l’ « offre », diatribe récurrente contre l’État social et la redistribution – « le pognon de dingue » – etc.). Idéologie qui tourne à la propagande au fur et à mesure de la concentration de la presse dans quelques mains. Mais le livre va au-delà en analysant la concomitance de cinq grands phénomènes que sont « la grande dépossession », « la grande subvention », « la grande complexification », la « grande démission », et pour finir « la grande destruction ».
« Framont s’inscrit dans la tradition marxienne de la critique de la valeur et de la plus-value. »
De la dépossession à la destruction
Comment la dépossession, qui est au cœur du parasitisme social et économique, mène droit à la destruction de la vie ? Telle est la question que pose Framont, et reconnaissons-le, c’est aujourd’hui la question. À travers la « grande dépossession », Framont pointe la privatisation croissante des biens publics (le récit de l’histoire de Direct Energies est édifiant en matière de prédation d’un bien commun). À travers la « grande subvention », il met en lumière le « contre-transfert » de la dépense publique, les dirigeants et possédants de l’économie étant les grands gagnants fiscaux de ces dernières années : CICE, fin de l’IS, flat tax, « quoi qu’il en coûte », aides directes et indirectes. La « grande complexification » montre à quel point le néolibéralisme produit de la complication normative et réglementaire (maints exemples sont donnés, dont à nouveau la régulation du tarif de l’électricité). La dégradation structurelle du travail, qui se traduit par une subordination accrue, conduit à la « grande démission » des salariés alors même que le travail est au cœur de la construction de soi. (En quoi la réforme des retraites participe de ce monde à l’envers qui est désormais ce à quoi on reconnaît la domination : « la vie au travail se dégrade, et bien prolongeons-en la durée ! »).
Se profile alors la « grande destruction » des équilibres naturels et du vivant. Destruction qui a déjà commencé et qui se poursuit en dépit de notre connaissance des effets du parasitisme économique pris dans la fuite en avant de la valorisation marchande du monde. Ce que montre Framont c’est que la marchandisation parasitaire du monde, qui a su enrôler l’État, accouche de deux phénomènes concomitants et contradictoires : la volonté du plus grand nombre d’échapper à un système qui ne peut survivre qu’en continuant à s’imposer au plus grand nombre ! C’est cette contradiction massive qui intensifie l’antagonisme de fond au cœur de la société capitaliste et qui explique la montée de la violence sociale quand les moyens institutionnels de contester font de plus en plus défaut.
Une fois les « faux remèdes » écartés (fuite en avant néolibérale, nationalisme identitaire ou économique), Framont se met en quête des « vrais ». C’est le mérite du livre de ne se réfugier ni dans un catalogue techno-programmatique, ni dans l’exhortation juvénile à vivre le grand soir de l’expropriation. Mais plutôt d’interroger la possibilité même de trouver l’ « antidote », c’est-à-dire, selon Framont, « une substance capable d’empêcher un corps d’exercer ses effets toxiques ». Pour cela, il ne faut pas seulement se désintoxiquer du discours bourgeois mais aussi de l’intériorisation du regard bourgeois sur soi (ce qu’il appelle « (ré)apprendre la fierté sociale »). S’en libérer permet de prendre conscience de la réalité du rapport de domination qui structure la société (« apprendre le rapport de force et renoncer – temporairement – au dialogue »), de construire une « morale de classe » et d’« organiser la classe laborieuse » (« sans donner tout le pouvoir aux sous-bourgeois » précise-t-il !).
L’enjeu est dans l’avènement d’une nouvelle conscience de classe. Construire une « morale de classe » et « organiser la classe laborieuse », telles sont les actions qui s’inspirent des débuts du syndicalisme ouvrier, en particulier au moment où les anarchistes partisans de l’action directe se rapprochèrent des syndicats, rapprochement qui donna naissance en 1906 à la C.G.T. Le fait que Framont se réfère à l’anarcho-syndicaliste Émile Pouget est significatif. La contestation sociale et politique doit en effet, et en même temps, prendre conscience de ce à quoi elle s’oppose et construire ses modes d’action à distance des partis et syndicats existants ou alors en les ressourçant fondamentalement à la fois par des pratiques de solidarité et d’entraide nées dans l’immédiateté de la vie sociale (caisses de solidarité, bourses du travail, cantines coopératives, etc.) et par l’abolition de toute distinction de classe en leur sein. C’est seulement à cette condition que la contestation pourra surmonter le double écueil d’une spontanéité stérile ou d’une confiscation institutionnelle.
« La marchandisation parasitaire du monde accouche de deux phénomènes concomitants et contradictoires : la volonté du plus grand nombre d’échapper à un système qui ne peut survivre qu’en continuant à s’imposer au plus grand nombre ! »
Remettre les choses à l’endroit n’est donc pas seulement déconstruire les discours qui justifient et renforcent le parasitisme ni dévoiler les mécanismes qui mènent de la dépossession du monde à sa destruction. C’est refonder un mode de contestation au plus près de la réalité concrète du travail, réalité sur laquelle il faut reconquérir petit-à-petit la « souveraineté » pour reprendre l’expression de Bernard Friot. Une contestation fondée sur une « fierté » d’être ce qu’on est et de se tenir à distance d’une culture « bourgeoise ». À propos de la bourgeoisie justement, faut-il à ce point l’identifier à ce phénomène de prédation et de parasitisme qui définit le capitalisme financier et la société du spectacle qui en est le cadre ? Que les parasites soient des bourgeois (et encore pas toujours !) ne signifie pas que tout bourgeois soit un parasite. Une bourgeoisie civique a porté des luttes majeures pour les droits humains et sociaux. Une certaine bourgeoisie a son rôle à jouer pour sortir de la barbarisation croissante d’une société marchande hors de tout contrôle. Et s’il est nécessaire que la thématique des classes sociales revienne au premier plan après des années de dénégation du dissensus, faut-il appréhender réellement la bourgeoisie de manière si homogène (même en distinguant une « sous-bourgeoisie » et une « petite bourgeoisie » dont les contours sociaux restent parfois intuitifs) et globalisante (d’aucuns, tels Bruno Amable et Stefano Palombarini, préfèrent parler d’un « bloc bourgeois » afin de disposer d’un concept opératoire pour penser la conjoncture politique). La discussion est ouverte. Mais cette remarque n’entame pas l’intérêt d’un livre audacieux et stimulant, d’une originalité salutaire pour penser le temps présent et sortir de ses impasses.
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