Bernard Charbonneau est un philosophe personnaliste du XXe siècle. Dans son ouvrage « Le Système et le Chaos », paru dernièrement chez R&N, l’auteur propose une critique radicale de la logique de la croissance à l’œuvre dans nos sociétés capitalistes. Ces dernières, obsédées par l’organisation technique, provoquent paradoxalement un chaos difficilement contrôlable. Au moment où les grandes firmes internationales prévoient d’éradiquer la mort et de nous envoyer dans l’espace, la modestie salutaire du penseur nous rappelle l’importance des limites.
D’emblée, l’auteur souhaite revenir sur les implications concrètes du scientisme européen qui s’est imposé comme le paradigme le plus vrai dans le monde humain. Débarrassé de ses anciennes chaînes, l’homme contemporain jette un regard sec sur l’écoumène : la raison supplante les vieilles habitudes multiséculaires et l’harmonie cosmique à laquelle un Grec ou un paysan catholique pouvaient s’ajuster a volé en mille éclats.
Or, Charbonneau nous fait remarquer que si une liberté a été conquise, elle se paye par une régression. En effet, la science réduit la complexité du vivant à un enchaînement de lois impersonnelles qui le régissent et cela n’est pas sans conséquence sur la façon d’envisager tout ce qui a trait à l’homme comme la morale, la responsabilité ou encore la liberté. Avec l’arrivée du matérialisme philosophique, nous savons avec Spinoza que l’homme pense selon les dispositions de son cerveau et qu’il se croit libre car « conscient de ses volitions mais inconscient des causes qui les déterminent » (L’Éthique). Ainsi, la déification de la science implique de facto l’acceptation de la nécessité : elle porte exclusivement sur « l’objectif, le matériel, l’impersonnel, l’intelligible et l’utilisable » tout en oblitérant de questionner l’esprit qui est condition de possibilité de son existence.
Fille de Prométhée, la technique liée au développement scientifique a la raison instrumentale pour elle : elle développe sans cesse les moyens en occultant parfois la question des fins éthiques soulevées par la raison pratique. Ainsi poussée jusqu’au bout de sa logique, la science peut être un moyen pour l’homme de se déprendre de sa responsabilité, quitte à verser dans une forme de nihilisme moral. À ce propos, l’inventeur de la bombe atomique Oppenheimer déclarait : « En science d’ailleurs les questions de bien et de mal ne se posent pas. » Dès le XIXe siècle un romancier russe comme Dostoïevski pressentait le danger de la justification du mal par la pesanteur des causes sociologiques (Crime et Châtiment).
En outre, la divinisation de la science induite par le désenchantement du monde (Entzauberung) implique également le remplacement de la Loi des dieux par la loi scientifique. Lorsque Auguste Comte annonce la fin des âges théologique et métaphysique, il prédit l’avènement de l’âge positif où seules les lois qui portent sur l’enchaînement des phénomènes peuvent être prises comme critère d’explication de ce qui nous entoure. Charbonneau écrit à ce propos : « Deux et deux font quatre n’est plus une simple règle d’arithmétique, mais le seul point fixe à quoi l’esprit humain puisse se raccrocher. » Profané, le monde humain est noyé dans le règne de la quantité, et le regard froid du scientisme réduit l’Homo Sapiens à être aliéné de son existence, toujours dépendant d’un tiers pour le soigner ou pour le manipuler sans vergogne.
En outre, Charbonneau revient sur la discrépance majeure qu’il existe entre scientisme et démocratie : si l’avènement des Lumières devait faire éclore une société de citoyens actifs et consciencieux guidés par la probité intellectuelle, il n’en est rien. Par le fait qu’elle soit réduite à un privilège indiscutable de savants, elle exclue la majorité de ce qui pourrait constituer un processus démocratique digne de ce nom. C’est notamment pour cela que les diverses émanations du totalitarisme cherchent à remodeler le corps social « d’en haut » pour le bien de ceux « d’en bas ». « Tout pour le peuple, rien par le peuple : telle est la devise du monde scientifique ». Ainsi, la psychologie demeure l’apanage des psychologues et la politique celle des politologues : cela démontre que plus le système économique technicien se complexifie, moins l’individu concret est autonome.
En somme, la démonstration établie par l’auteur peut se résumer par la formule célèbre d’Heidegger : « La science ne pense pas. » Si elle délimite des phénomènes, elle aborde rarement la question de l’être, condition de possibilité de tout ce qui existe.
Les moyens justifient les fins
Vers 1730, l’ordre social européen fondé sur la tradition catholique est sur le point de chuter. Si le monde ancien connaissait les techniques, le capitalisme moderne, qui prend racine dans l’industrialisation précoce de la sphère géographique anglo-saxonne, permet l’avènement de la Technique comme entité autonome. Puisque les individus se voient désorientés par l’érosion de leurs valeurs religieuses, ils se rabattent progressivement sur l’organisation matérielle de la société : cela donnera notamment sur le plan philosophique l’utilitarisme, le libéralisme ou encore le marxisme. Le bonheur, « nouvelle idée en Europe » selon la formule de Saint-Just, ne se trouve pas dans la prière du matin mais bien dans la recherche rationnelle de la félicité terrestre.
Tout cela n’est pas sans conséquence : la Technique impose sa loi. En effet, elle s’emballe, se soustrait au jugement humain qui porte exclusivement sur les fins, ce qui permet à cette dernière de se transformer en un monde clos qui obéit à une logique infernale à laquelle nous sommes tous assujettis. Cela permet à Charbonneau de brocarder avec force l’idée selon laquelle la Technique serait neutre par essence : « Elle ne semble telle que lorsqu’elle s’impose automatiquement à nous ce que nous prenons pour la neutralité de la technique n’est que notre neutralité vis-à-vis d’elle. Comme toute activité humaine elle a ses effets et ses fins propres. »
En outre, cette exaltation des moyens a une autre conséquence fâcheuse pour l’existence humaine, elle supprime purement et simplement l’idée de personne au profit d’un individu standardisé : « Elle substitue la réflexion et l’analyse au geste spontané, le plan à l’abandon à l’instant – et la liberté est imprévisible (…) Elle rationalise. » En décuplant à l’infini son fonctionnement, elle lie les populations qui se servent d’elle à une logique implacable, ce qui tend à réifier tout ce à quoi elle peut avoir à faire y compris les hommes : par exemple, le recensement illustre bien cette chosification devenue folle. Lorsque la technique recense, elle saisit l’être vivant dans le piège d’un signe, elle l’objective jusqu’à transformer la vie en chose et les noms en matricule. Ainsi, tout ce qui lui échappe finit par être ramené au général et à la « norme » en vigueur sans que sa validité soit questionnée. Cependant, Charbonneau ne cherche pas à occulter l’aspect ambivalent de la technique : elle nous libère autant qu’elle nous asservit ; tel le « pharmakon » décrit par les Grecs, elle est tout à la fois poison et remède. Enfin, comme le titre de l’ouvrage de Charbonneau l’indique, l’arraisonnement général des étants conduit à une systématisation excessive de ce qu’il englobe mais aussi à un désordre généralisé : le système pompier-pyromane engendre un chaos difficile à canaliser et souvent sur des grandes échelles.
Le phénomène bureaucratique
Charbonneau fait remarquer que la bureaucratie est avant tout le fruit de la raison surplombante sanctifiée par les Lumières : renvoyant au « calcul », la raison impose une règle impersonnelle à laquelle personne ne peut échapper. Ainsi, la bureaucratie, fruit de la Technique, s’étend sur toute la surface de la planète Terre sans aucun contre-pouvoir : les employés appelées « fonctionnaires » qui, comme leur nom l’indique, doivent fonctionner, subissent un rapport de subordination indiscutable. Comme l’écrit l’auteur : « L’homme est de plus en plus refoulé de l’un ou de l’autre côté de cette muraille – sans doute un jour invisible – qui sépare organisateur et organisé. » Sous prétexte d’efficacité, la technique brise la petite échelle au profit d’une grande structure où l’obéissance pure devient la loi d’airain du fonctionnement de la société. Si nous pouvons rationnellement nous questionner sur le bien-fondé de cette servilité sans bornes, les bureaucrates répondront toujours avec aplomb : « Ceci doit être ainsi fait pour le seul motif que ceci doit être ainsi fait. » La bureaucratie, engeance d’une Technique qui s’étend toujours plus au-delà de ses prérogatives initiales, finit par ôter tout sens de l’initiative et donc de la responsabilité à ses ouailles.
« Charbonneau ne cherche pas à occulter l’aspect ambivalent de la technique : elle nous libère autant qu’elle nous asservit. »
De plus, le phénomène bureaucratique tend à envisager la société comme un ensemble de problèmes à résoudre, et cela, toujours par le truchement du technicisme. Lorsqu’un problème point dans le corps social, il s’agit de régler la question (des retraites, du chômage, de l’addiction…) comme si on réparait une machine défaillante. Évidemment, ce processus finit par enrégimenter les corps dans une organisation technique gigantesque sur laquelle les individus n’ont que très peu de contrôle : « Mais ainsi niée, la contradiction de déchaînera et sous le nom d’organisation la bureaucratie prospérera d’autant plus. À moins que l’autre terme de la contradiction : l’homme, ne soit enfin éliminé. Faute d’adapter l’organisation à sa sensibilité ou à son esprit, on organisera l’humain. » Contrairement à ce que nous pourrions imaginer à première vue, ce problème dépasse largement les clivages idéologiques : le solutionnisme technicien prend autant sa source dans un certain libéralisme (« Il n’y a pas de problèmes, il n’y a que des solutions », Nicolas Sarkozy), que dans un certain marxisme (« L’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle est capable de résoudre », Marx, Contribution à la critique de l’économie politique). Comme nous l’avons dit plus haut, toute cette machinisation amène à négliger la question capitale des fins morales. Charbonneau en conclue que le bouleversement technicien entraîne fatalement la bureaucratie, la déresponsabilisation des individus et la dissolution de la notion de personne.
Cet ouvrage, dense et volumineux, interroge la dialectique entre l’organisation et le désordre inhérent au système technicien. Au moment où l’intégralité du vivant est la cible de la Technique et du pouvoir financier, la lecture de ce visionnaire ferraillant contre l’obsolescence de l’Homme est plus que jamais nécessaire.
Nos Desserts :
- Se procurer Le Système et le chaos chez votre libraire
- Au Comptoir, nous avons recensé deux ouvrages de Charbonneau : Le Totalitarisme industriel et Quatre témoins de la liberté : Rousseau, Montaigne, Berdiaev, Dostoïevski
- Nous avons interviewé Jean Bernard-Maugiron pour qui « La sacralisation de l’État et le culte du Progrès s’opposent à la conception de la liberté humaine d’Ellul et Charbonneau »
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Passionnante analyse qui engage notre responsabilité (tant qu’il nous en reste!), sur un double plan. D’abord, celui de l’analyse théorique : puisque « le personnalisme est un humanisme », il nous faut revenir au distinguo fort bien explicité par Alain Renaut entre « l’humanisme (valorisation de l’autonomie) et l’individualisme (valorisation de l’indépendance) ». De par mes études de terrain, je puis affirmer que des autonomes (ceux que Michéa appelle « partisans de l’humanité »), il y en a, en nombre – mais le même Michéa nous alerte : « le dressage juridique et marchand de l’humanité crée, jour après jour, le contexte culturel idéal qui permettra à l’égoïsme de devenir la forme habituelle du comportement humain. » Oui, « l’individu standardisé », « l’obsolescence de l’homme » fruit de l’union « de la Technique et du pouvoir financier », sont en bonne voie…
D’où notre seconde responsabilité : comment, (ce qu’en leurs temps ni Charbonneau ni beaucoup d’autres, tout aussi conscients et engagés que lui, n’ont su résoudre), arriver à « faire changer de direction l’histoire de l’humanité » (vœux commun à Gorz, Casoriadis, Badiou et bien d’autres) ? Nous aurions tous les éléments pour définir une stratégie enfin efficace ; reste à remplir une condition sine qua non : se débarrasser du carcan individualiste qui nous déresponsabilise, nous rend impuissants, devenir des « personnes » autonomes. La voie nous la connaissons : la praxis (Casoriadis, Debord, Laval…). Une démarche nécessairement COLLECTIVE !
Vous recensez sur votre site 43 « Bars » cousins du votre… Ne pensez-vous pas, qu’ensemble vous seriez plus efficaces ? Tourner le dos aux modes organisationnels centralisés hérités de la modernité certes ; mais si c’est pour reproduire des sortes de petites collectivités monadiques, « isolées et repliées sur elles-mêmes » pour parodier Mounier, quel intérêt ?
Réfléchissons ENSEMBLE aux moyens d’en sortir…
Perso, je suis prêt à aider (à près de 80 ans, mon égo ne me titille plus du tout!).
Un oubli ! Pour me contacter: vatrican.bernard@orange.fr