Politique

La valeur d’une non-vie

Chez nous, on dit qu’une vie vaut la peine d’être vécue parce que l’inventaire des possibles affiche un solde comptable positif. Tirons le fil jusqu’au bout : « Et une non-vie alors, ça vaut combien ? »

Les économistes de la santé ont un métier difficile. Ils doivent trouver des réponses à des questions qui ne se posent pas. Combien coûte un traitement ? Pour sauver qui ? De quoi ? Pourquoi ? Inévitablement, ils succombent à un certain idiotisme de métier. Ainsi, c’est le concept de valeur économique qui fut convoqué afin de traiter du trépas, en plus ou moins value. Toutefois, on y a mis les formes. Candeur et déférence avant tout, le décideur excipe d’un droit de bienveillance sur le gouverné, la pudeur enrobant le tabou. Mais rien à faire. À chaque fois on retombe sur la même dissonance, le truc qui passe pas : « La vie a un prix, et au-delà d’un certain prix, on ne sauve plus. » 

Bon, il est vrai qu’on avait déjà quelques doutes. On a pas attendu la valeur économique pour buter sur la vie qui vaut le coup, ou pas. Il existe un dilemme bien connu des spécialistes de morale et d’éthique qui nous plonge dans une profonde réflexion : le dilemme du tramway devenu fou et se dirigeant tour droit sur un groupe de vieux, à moins que nous n’actionnez la manette afin qu’il change de direction… pour écraser une jeune fille sur son vélo. Qui sauver ? De quoi serais-je responsable, ou coupable, si je choisis l’un ou l’autre, ou si je ne choisis pas ?

Il existe différentes versions du dilemme du tramway, très contemporaines : par exemple vous pouvez remplacer le tramway fou par la voiture automatique qui a buggé, ça marche aussi. Mais parmi toutes les illustrations possibles du dilemme, aucune n’aura été aussi démonstrative que la série de 24Heures chrono (2001 déjà) : « tu préfères que je bute ton fils ou ta fille ? », « ta femme ou ta mère ? », « ton chien ou ton chat ? »… Bref, que des dilemmes a priori impossibles à trancher. Et c’est bien normal. Car il existe des questions qui ne se posent pas.

Mais c’est plus fort que nous. On aime bien se poser des questions tordues. Alors on s’est dit qu’on aimerait bien trancher entre la valeur de Paul ou Pierre, et même entre la valeur de Paul aujourd’hui et celle de Paul demain, et même encore mieux entre la valeur de Paul vivant et Paul mort. On veut pouvoir répondre à ces questions, ne serait–ce que pour des raisons pratiques, de logistique, l’idée étant de mieux nous organiser dans l’espace et dans le temps. Promis, on ne casse rien de moral, on joue juste avec l’éthique. On veut juste évider le truc, mais on touche pas au corps.

Ok, ça donne quoi ? La valeur économique d’une vie se raconte de deux façons différentes, mais toujours avec un porte monnaie. La première façon consiste à faire le compte de tout ce que le gars serait susceptible de produire au cours de sa vie, et d’en déduire une valeur présente actualisant les bénéfices–coûts futurs. La deuxième façon consiste à faire le compte de tout ce que le gars dépense en cigarettes, alcool, voiture de vitesse, et d’en déduire le prix qu’il est prêt à payer pour vivre plus longtemps. Aujourd’hui, la bonne réponse à ces deux questions est trois millions d’euros. C’est pas mal.

Évidemment, on ne fait pas un calcul pour chaque personne. On n’a pas le temps. Mais si on l’avait, je ne vois pas trop ce qui retiendrait nos super calculateurs. Après tout, s’ils font cela c’est pour nous, afin de maximiser notre bien-être commun : le bien vivre–ensemble, durablement. On va quand même pas leur en vouloir de vouloir nous faire du bien. Mais quand même, on est peut être allé un peu loin. Peut être s’est–on laissé emporter par le phénomène. À tel point qu’on ne sait pas aujourd’hui ce qui pourrait l’arrêter. Jusqu’où nous mènera t’il ? Prolongeons le trait juste pour voir.

« C’est plus fort que nous. On aime bien se poser des questions tordues. »

Trop cher ? Trépas

Éditions Gallimard, 1942

On dit qu’une vie vaut la peine d’être vécue, parce que l’inventaire des possibles affiche un solde comptable positif. Si vous arrêtez la vie trop tôt, vous privez votre avenir de toutes ses potentialités. L’arrêt de la vie serait un manque à gagner. Avec un peu d’imagination on voit vite les limites techniques d’un tel postulat. En effet qu’en est–il alors de la non-vie des dictateurs sanguinaires ? Peut–on aussi dire que leur non existence aurait été vécue comme un manque à gagner pour l’humanité ? Peut–on vraiment dire que leur non-vie nous aurait privés d’un si grand dessein ? On trouvera toujours quelque illuminé pour soutenir la chose. Mais globalement, on a quand même l’impression que sans eux, c’eut pu être mieux.  

Tirons le fil jusqu’au bout. Comment peut–on être à ce point convaincu que demain accumulera du mieux-être au lieu d’en soustraire ? Quel est cet axiome angélique qui impose à nos lendemains de produire des expériences à vivre plus belles encore ? Il faut probablement être un peu pisse–froid au cœur sec et l’âme amère pour se poser ce genre de questions. Mais parfois elles s’invitent au débat et tisonnent les sens même des grands penseurs : Cioran et son inconvénient d’être né, Dostoïevski et son suicide logique (l’ingénieur Kirillov dans Les Démons), Camus et son absurdité de la vie (Le Mythe de Sisyphe). Le contemporain n’est pas en reste avec deux chercheurs particulièrement diserts sur le sujet : Derek Parfit qui ne voit pas très bien pourquoi on se soucierait de demain, et David Benatar qui pense carrément qu’il valait mieux ne pas naitre.  

La vie vaut–elle la peine d’être vécue ? Ne sais pas. Et la non–vie ? Préfère ne pas savoir. Mais que le grand calculateur se rassure, on veille à bien crever un jour.

« Notre attention peut fléchir. Il faut faire un effort pour être sur de mourir » Stéphane Chauvier

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1 réponse »

  1. Se poser des questions, c’est déjà y répondre, et trouver des raisons où il n’y en pas et à qui n’en a pas, c’est déjà une réponse. On passe son temps à chercher des réponses parce qu’on dispose d’un cerveau, seulement le hasard décide souvent pour nous en dehors de toute volonté ou désir de notre part. On subit souvent, malmené par un cerveau qui privilégie l’envie, le désir, la crainte… sans savoir la plupart du temps où nous mènent nos affects.

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