Culture

Feurat Alani : « L’invasion américaine de l’Irak est couverte d’une amnésie collective »

Né en 1980 à Paris, Feurat Alani est un grand reporter et écrivain français d’origine irakienne. Il est lauréat du Prix Albert Londres en 2019 pour son livre « Le Parfum d’Irak ». Publié aux Éditions Jean-Claude Lattès en mars 2023, « Je me souviens de Falloujah » est son premier roman. Cette odyssée familiale fait partie de la sélection finale du prix Marcel Pagnol 2023. Le roman est également finaliste du Goncourt du Premier Roman, du prix du roman Version Femina et du prix Amerigo Vespucci.

Le Comptoir : Vous publiez votre premier roman après avoir sorti un livre et une bande-dessinée sur vos souvenirs d’enfance et de journaliste en Irak. Comment concevez-vous le passage d’un registre littéraire à un autre ?

Éditions J.C. Lattès, 2023, 288 p.

Feurat Alani : C’est vrai que ce sont trois styles différents. Le Parfum d’Irak est une œuvre hybride, c’est un récit journalistique et une plongée subjective dans les souvenirs. La critique y a trouvé à la fois un angle littéraire qui évoque la madeleine de Proust et ses souvenirs, les sens, le subjectif et l’émotion, et aussi le cadre journalistique qui tenait sur deux plans. D’une part, on suit une chronologie avec mes souvenirs les plus lointains, jusqu’à une date précise, le départ des américains ; d’autre part, on s’attache à la petite histoire qui raconte la grande. Ce sont les souvenirs qui recoupent l’histoire de l’Irak, un pays découvert avec mes yeux d’enfant et qui disparaît au fur et à mesure que je grandis.

La bande-dessinée est un vrai travail journalistique sur le plan scénaristique parce qu’il s’agit d’un reportage effectué sur les armes américaines qui ont été déversées sur Falloujah, en collaboration avec un auteur illustrateur, Halim, qui ne connaît pas l’Irak. C’est un artiste qui a un regard graphique et scénique sur Falloujah. Une rencontre entre deux mondes. Nous avons été amenés à travailler sur ces bulles de dialogue, qu’on a faites ensemble. C’est un travail que je ne connaissais pas.

Le roman est un basculement dans le monde de la fiction où il a été difficile et long d’enlever l’habit du journaliste qui va regarder chaque détail. Il a aussi fallu accepter l’idée qu’il n’y a pas d’angle journalistique, qu’il n’y a pas de format, de devoir, de comptes à rendre. On fait un peu ce qu’on veut dans le roman. J’ai compris que la fiction, c’est également le réel. On saisit le réel, son intériorité, son entourage, son monde et, en même temps, l’imaginaire, les fantasmes, les questions auxquelles on n’a pas le temps d’avoir la réponse. La différence entre le roman et le récit ? Le roman permet de poser des questions dont les réponses sont multiples. Et, malgré tout, il y a tout de même un réflexe de journaliste, celui d’avoir le souci de la grande histoire. L’amnésie, l’exil et la quête de soi s’incorporent dans la grande histoire, celle de l’Irak méconnu. Les deux ne s’opposent pas mais le processus d’écriture est différent.

La publication intervient à une date symbolique pour l’Irak : la commémoration des vingt ans de l’occupation du pays par l’armée américaine et ses alliés. Aviez-vous une volonté de publier le roman à ce moment précis ?

C’était involontaire même si j’ai une obsession pour les dates et les symboles. L’idée du roman m’est venue à la disparition de mon père en 2019, au moment où j’arrivais au bout d’un cycle. Cette année, j’obtiens le prix Albert Londres mais mon père disparaît trois semaines avant cette consécration. C’est une immense joie de le recevoir et une immense tristesse de ne pas pouvoir le partager avec lui. Gagner ce prix est une forme de consécration pour mon père, celle d’avoir un succès et une reconnaissance. Nous partagions ensemble l’envie de réussir et la peur de l’échec. Au lieu d’une lettre d’hommage, j’aurais aimé lui adresser une lettre de remerciement, pour lui dire : « Cette réussite, c’est grâce à toi. » Sa disparition a été l’élément déclencheur de mon projet d’écriture. Mais effectivement, le roman sort symboliquement le mois de l’invasion et des vingt ans.

« Au-delà des positions idéologiques, le gouvernement français de l’époque tenait au respect du droit international. »

Ce roman est publié en France, un pays qui a eu une position héroïque vis-à-vis de l’Irak en s’opposant fermement au projet d’invasion américain. Y a-t-il un message de gratitude adressé à la France ?

Ce n’était pas le but mais je pense que, comme beaucoup d’Irakiens, je suis un grand nostalgique. Mais c’est une nostalgie qui se veut lucide dans le sens où je ne regrette pas une époque révolue, le fameux « c’était mieux avant ». Je crois quand même qu’il faut être capable de regarder en arrière et de voir ce qui a été. Il y a la nostalgie d’un Irak perdu, qui n’était certes pas parfait. On ne pouvait pas s’exprimer comme on voulait, etc.

Le 14 février 2003, Dominique De Villepin prononce un discours à l’ONU contre la guerre en Irak

Néanmoins, il y a certainement un hommage à la France qui a dit non. C’est l’une des fois où j’ai été extrêmement fier d’être Français. La position de la France était unanime et soutenue. Il y avait une cohésion entre les politiques et le peuple. Nous gardons certains moments forts en mémoire, on se rappelle très bien le discours de Dominique de Villepin. Au-delà des positions idéologiques, le gouvernement français de l’époque tenait au respect du droit international. La France avait compris qu’il y avait un autre enjeu derrière et ne voulait pas participer à ce scandale international, dont on a du mal à guérir aujourd’hui.

Toutefois, il y avait des intellectuels et des politiques qui étaient favorables à la guerre, que je n’oublierai pas, qui n’en démordent pas et qui disent : « Oui mais ». Ce « oui mais » est problématique. C’est une bonne chose d’être nuancé et lucide. Toutefois, il s’agit d’une invasion. Récemment, en discutant avec ces quelques intellectuels qui ont pris position pour la guerre, j’ai senti que certains admettent tout de même que la France a été exemplaire et que c’était une bonne décision.

Est-ce le roman d’une cause ?

Ce n’est pas une cause mais indéniablement je suis aussi Irakien, j’ai vu l’Irak sous différents angles et à différentes périodes. Je suis riche de l’Irak et amoureux de l’Irak. C’est une position que j’assume. Ce n’est pas courant. Je n’ai pas un regard dur sur le Moyen-Orient qui plaît à l’intelligentsia, au discours politiquement correct, qui permet de simplifier les choses, de placer les clichés dans les bonnes cases. Le fait que je dise que, moi, mon père, je l’aime, malgré les défauts qu’il a eus, je l’assume. Je n’ai pas de problèmes avec le père ou avec l’Irak que j’ai vu. Parfois, je sens qu’évoquer mon pays et mon père chéris, ce n’est pas politiquement correct. Les retours de lectures sont en revanche positifs. Les lecteurs apprécient l’amour assumé d’une culture et d’un pays.

Les souvenirs de Feurat Alani en Irak ont inspiré son premier livre Parfum d’Irak

Vous percevez-vous comme un écrivain engagé pour les Irakiens ? Est-ce un pays qui continuera de vous inspirer ?

J’ai du mal avec les termes d’« engagé » et de « militant ». En opposition avec mon père, j’ai voulu éviter les carcans, éviter d’être partisan d’une cause. C’est une facilité aussi. J’écris sur un thème, celui de la mémoire et de sa conservation. Je m’intéresse aux faits et aux choses à relater. Je ne dirai pas que je suis un écrivain engagé mais, par essence, être écrivain, c’est s’engager sur un pari qui est compliqué, celui de restituer une mémoire. Tous les auteurs ont ça en tête. Écrire une histoire, qu’on le veuille ou non, c’est aussi rendre hommage à une bibliothèque vivante. Quand celle-ci est identifiée à un père et que ce dernier s’éteint, nous trouvons ça injuste. C’est pourquoi il apparaît urgent de vouloir la reconstruire et la partager. Il ne faut pas être dupe : écrire c’est se raconter, avec l’idée de raconter l’autre aussi. Étant moi-même irakien, l’Irak ne sera jamais loin. Mais ça ne m’empêchera pas d’écrire sur d’autres sujets. Même si ce pays n’est pas mentionné, il sera toujours là.

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1 réponse »

  1. Etes-vous Français ou Irakien ? Qu’est-ce que ça doit être compliqué de ne pas se définir surtout quand on échappé au pire. Le ressentiment et une pathologie difficilement gérable. Quantité de gens regrettent un passé qui n’est plus, des habitudes perdues, des souvenirs enfouis qui s’effilochent dans une enfance qui ne reviendra plus.
    A qui la faute ? Parce qu’il faut bien attribuer des fautes aux autres pour s’épargner un jugement.
    A un dictateur au pouvoir illimité, j’ai nommé un certain Saddam Hussein qui se fichait de son peuple comme de sa première moustache, à un va-t’en guerre, Bush junior, qui entendait faire régner l’ordre dans un monde qui lui était étranger.
    Comme hier, en Irak, aujourd’hui en Ukraine, les ressentiments s’exacerbent envers les autres, ces autres qui comme nous sont menés comme des marionnettes par des dirigeants qui décident pour nous.

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