Politique

Mouvement social 2023 : Un bilan des bilans

Très tôt, des analyses relatives aux stratégies de lutte ont accompagné le mouvement social de 2023. Chacun a cherché à apporter sa réponse à la grande question du « que faire ? ». C’est évidemment absolument nécessaire et toutes les contributions sur le sujet sont les bienvenues. Mais à lire les textes mis en ligne par les sites de la gauche anticapitaliste, on ressent une certaine gêne. Car dans ces tribunes : qui parle ? Et de quoi ? Alors que la rentrée est toujours un moment propice pour les organisations politiques et syndicales pour se mettre en ordre de bataille pour les échéances à venir, peut-être est-il utile de dresser un bilan des bilans des mois passés.

Qui parle ?

Chacun des sites étudiés[1] possède sa propre ligne éditoriale. Les uns s’intéressent davantage à la vie politique, d’autres aux réflexions théoriques, certains, encore, principalement à l’actualité. En agglomérant l’ensemble des données, un profil d’ensemble se dégage cependant très nettement[2].

« Entrer en résistance pour les retraites (et pour le reste aussi) » sur Lundimatin : https://lundi.am/Entrer-en-resistance-pour-les-retraites-et-pour-le-reste-aussi

On peut d’abord relever la forte sous-représentation des femmes (21,1 %). Celles-ci ont pourtant été en première ligne dans de nombreuses mobilisations ces dernières années, qu’il s’agisse du mouvement des Gilets jaunes comme de luttes intersectionnelles (Ibis de Batignolles, Vert Baudet). Outre le fait que les lectrices peuvent se sentir non-représentées par ceux qui s’expriment, le contenu des textes élude une part importante de leurs préoccupations, non pas en raison d’un quelconque impératif biologique, mais du concret social : question du rapport viriliste à la violence de certains groupes, problématique de la garde des enfants quand il s’agit de participer à des actions longues, difficulté accrue pour faire grève en raison des salaires plus faibles, notamment.

Sur le plan géographique, les métropolitains sont sur-représentés (62,5 %, dont la moitié de « Parisiens »). Les ruraux (6,25 %) et, plus encore, les périurbains, sont largement invisibilisés. Certains auteurs peuvent, bien sûr, habiter le périurbain. Mais quand ils se présentent, ils se présentent significativement par leur lieu de travail, urbain ou métropolitain, non leur lieu de vie. Outre le mouvement des Gilets jaunes, déjà mentionné, ces territoires connaissent pourtant des luttes très fortes (multiples ZAD ou, plus largement, très nombreux conflits d’usages pour le territoire et les ressources).

Les jeunes (10,5 %) ont fait l’objet d’une attention particulière, avec l’espoir longtemps nourri de voir les lycées et les facultés rejoindre massivement le mouvement social. À l’inverse, les retraités (6 %) ont été peu écoutés. Leurs témoignages auraient pourtant pu utilement nourrir la réflexion. Les « morts » (Bookchin ou Castoriadis, par exemple) ont eu davantage la parole (près de 11 %) qu’eux.

Enfin, en termes de catégories sociales, les disproportions sont flagrantes.

Les « militants professionnels » ont occupé 25,71 % de l’espace, qu’il s’agisse des responsables politiques (départementaux ou plus : 7,5 %) ou des responsables syndicaux (départementaux ou plus :  8,5 %) ou de militants d’ONG.

« Carnet de grève [I] : « Il faut bloquer le pays » » sur Ballast : https://www.revue-ballast.fr/carnet-de-greve-il-faut-bloquer-le-pays-i/

Les « intellectuels » ont largement pris la parole, dans toute leur diversité : philosophes, écrivains, photographes, scénaristes, par exemple, pour un total de 57,14 %. Les plus représentés d’entre eux ont été les « chercheurs » et les maîtres de conférences (11,3 %) et les « sociologues[3] » (9,5 %).

Quelques cas restent non-identifiables (10 %). Il reste donc 7,14 % pour les autres actifs (collaborateur agricole, ingénieur, ouvrier, notamment). Les précaires sont largement absents. Il est quelque peu piquant, au sens premier du terme, que les classes populaires soient autant invisibilisés sur nos sites que dans les grands médias[4].

De quoi ?

On se permet de redire, encore une fois, que notre propos ne vise nullement à distribuer des blâmes. Le contenu des contributions mis en ligne ces derniers mois est très riche. Il témoigne d’une réelle diversité des positionnements politiques, d’une belle ébullition intellectuelle et explore de nombreuses pistes, appelant aussi bien au « sabotage » qu’à la « fête ».

Des apories reviennent cependant fréquemment.

« Réforme des retraites : Macron face au pays » sur Le Vent se Lève : https://lvsl.fr/reforme-des-retraites-macron-face-au-pays/

La première est assez mineure et relève du subjectif. Au fil des jours de lutte, à se lever tôt le matin pour aller tracter, à subir la tension des blocages, à rentrer tard le soir après une AG, la fatigue s’accumule. Lire alors les belles injonctions, parfois déconnectées du réel, de tel ou tel intellectuel sur ce qu’il faudrait faire, rend difficile la déglutition. Mais, après tout, on n’est pas là pour le bal. Passons.

La seconde contradiction est plus problématique : les articles posent des objectifs, mais donnent peu de méthode. Appeler au blocage, d’accord, mais comment ? La question cruciale n’est pas : faut-il bloquer ou non ? Elle n’est pas plus sur le choix des sites à bloquer : on peut tous en dresser des listes pertinentes. La question cruciale est : comment entraîner suffisamment de personnes pour que le blocage prenne et tienne ? De même, répéter qu’il faut engager une grève reconductible plutôt que des jours épars : facile. Trouver le moyen de mobiliser pour qu’une telle grève se réalise est autre chose.

C’est sur les verrous (organisationnels ou psychologiques, par exemple) à faire sauter et les leviers à activer pour faire masse qu’on aurait surtout aimé entendre des réflexions. Plus largement, le quotidien militant est largement occulté. Or il apparaît que le « groupe de combat » est un élément crucial de mobilisation. La camaraderie compte autant que l’idéologie quand il faut s’engager dans la lutte. En outre, une part importante des difficultés à se mobiliser tient à des enjeux locaux (présence de la hiérarchie).

De même, si les articles sont le plus souvent très théoriques, des témoignages (éboueurs, par exemple) ont également été régulièrement publiés. Mais il n’y a pas de mise en tension entre ces objets. Comme si la théorie n’était pas nourrie du réel et comme si le réel ne pouvait être transformé par la théorie. Les deux sphères paraissent étanches. Aurions-nous perdu le totem de la praxis ?

« Grève des éboueurs : notre surconsommation mise à nu » sur Reporterre : https://reporterre.net/Greve-des-eboueurs-notre-surconsommation-mise-a-nu

Enfin, on a relevé, pour une part, de nombreux articles s’intéressant aux syndicats et à l’unité maintenue des centrales. Pour une autre part, beaucoup de textes traitaient des mouvements plus informels, menant des actions hors des organisations traditionnelles. Très peu de contributions se sont questionnées sur les liens entre syndicats et non-syndiqués, qu’ils soient ou non organisés dans des collectifs. Or c’est une question aujourd’hui fondamentale sur les lieux de travail. Les syndicats n’ont plus les moyens de gagner un combat sans l’appui des non-syndiqués. Mais les non-syndiqués se tournent régulièrement vers les syndicats, qu’il s’agisse de s’informer, de répondre à une convocation hiérarchique ou de trouver un bus pour aller la manifestation.

Il ne s’agit pas de savoir si les syndicats ou les coordinations plus informelles sont bons ou mauvais : ils existent. Il s’agit de réfléchir aux articulations entre ces groupes. Le réel du travail montre que c’est une question indispensable. À titre d’exemple, on peut citer les actions menées dans le cadre des anciennes CHSCT. Récemment, une étude de la DARES a montré que la présence de sections syndicales dans les entreprises était une condition non-suffisante, mais nécessaire, pour mener des luttes et, surtout, obtenir des victoires.

En guise de bilan du bilan des bilans

Les tribunes publiées nourrissent utilement les luttes et on aurait été bien incapable d’en écrire la plupart. S’il fallait n’adresser qu’un mot à leurs auteurs, ce serait donc « merci ».

Mais allons éprouver leur métal dans le feu du réel et du concret des luttes et des préoccupations de ceux qui les mènent.

Cédric Kheírôn

Nos Desserts :

Notes

[1] Nous avons compilé les textes d’analyses du mouvement social ou de propositions stratégiques mis en ligne du 1er janvier au 31 mai 2023 par les onze sites suivants : Ballast, Basta !, Regards, Reporterre, LVSL, Contretemps, Le Monde diplomatique, Lundi Matin, Frustration et Le Comptoir. On ne précise pas plus volontairement dans la suite. Il ne s’agit pas de stigmatiser, de « benchmarker » ou de se complaire dans des querelles stériles entre chapelles, mais de partager une interrogation.

[2] Le lecteur de ces lignes pourra, à bon droit, se demander qui, ici, lui parle. L’auteur est Francilien. Engagé dans les luttes dans toutes leurs formes, il est syndiqué, mais il ne possède ni mandat ni aucune fonction syndicale particulière.

[3] Terme utilisé par les auteurs pour se désigner.

[4] Sur ce sujet, « Le traitement inégal des catégories sociales à la télévision », Observatoire des inégalités (11 avril 2023).

 

Crédit photo de Une : Serge d’Ignazio « Manifestation Retraites Acte 12 »

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