Politique

Laurent Gayer : « L’État peut déléguer sa violence aux polices du capital »

Laurent Gayer est politiste. Depuis vingt ans, il sillonne les rues de la plus grande ville du Pakistan : Karachi. Patiemment, il en restitue les logiques, les battements. Ça n’est pas une mince affaire. Car Karachi n’a rien d’harmonieuse : c’est un formidable embrouillamini, où se dispute l’arbitraire, la débrouille, l’empiétement, l’enchevêtrement… Gayer sait montrer, pourtant, tout ce que ce désordre a d’organisé. Son dernier livre, « Le capitalisme à main armée. Caïds et patrons à Karachi » (CNRS, 2023), fait parler des grands patrons et des petites frappes, des syndicalistes et des policiers, des islamistes et des vigilantes, des milices privées et des boss de quartier. Toutes ces voix, harmonisées par Gayer, nous éclairent sur ce qu’est le capitalisme, l’État et le pouvoir, (pas si) loin de nos rivages occidentaux…

Le Comptoir : Il est une phrase-culte de Max Weber contre lequel votre livre semble ferrailler tout du long, implicitement : « L’État possède le monopole de la violence légitime. » Que penser de cette sentence, à la lumière de vos résultats ?

Laurent Gayer : L’État ne possède pas ce monopole : il le revendique et, surtout, il se réserve le droit de qualifier tel ou tel usage de la force de légitime. C’est un aspect essentiel et souvent oublié de la définition de Weber. Pour lui, l’État se définit moins par l’effectivité du monopole que par sa capacité à définir les conditions dans lesquelles l’exercice de la violence est tolérable. Au Pakistan, l’État n’a pas le monopole de la violence physique. Il la partage, la délègue, et dans certains cas s’accommode de la myriade d’acteurs non-étatiques qui persistent à user de la coercition physique.

Le modèle capitaliste est concurrentiel, c’est entendu. Mais ses promoteurs vantaient les vertus pacifiques de cette concurrence : rien n’est plus nuisible au « doux commerce » que la guerre et la coercition. Au contraire, il amène avec lui les « mœurs douces » et la « paix », nécessaires à son épanouissement. À Karachi, pourtant, cet adage semble avoir du plomb dans l’aile : l’écrasante violence qui y règne n’empêche pas la ville d’être un pôle du commerce mondial. Au contraire, c’est même la violence qui semble permettre la bonne santé du capitalisme en ces contrées. Doit-on en conclure que le capitalisme charrie avec lui la coercition, voire la guerre ?

CNRS Éditions, 2023, 416 p.

D’emblée, précisons que le commerce n’a jamais été aussi doux que les économistes libéraux le postulaient. Le mercantilisme s’est accompagné de violence, de prédation, de colonialisme. Arnaud Orain, et d’autres historiens de l’économie, le soulignent aujourd’hui. Il est vrai, cependant, que Marx faisait de cette violence la spécificité de la phase « d’accumulation primitive » du capital, notamment lors de la transition des sociétés agraires au capitalisme industriel. Cette violence marque ainsi, en Angleterre, le mouvement des enclosures. Marx poursuit en affirmant que le recours à la coercition extra-économique s’estompe, au profit de la « contrainte muette du marché ».

« Au Pakistan, l’État n’a pas le monopole de la violence physique. »

Selon moi, ce recours à la coercition extra-économique, à des fins d’extraction des ressources, de contrôle de la main-d’œuvre et d’extraction de la plus-value, persiste tout au long de l’histoire du capitalisme. Elle n’est pas spécifique à ses phases fondatrices. Le recours à la violence, à la surveillance, à l’espionnage des travailleurs marque également l’histoire du capitalisme dans sa phase moderne, industrielle. Cette remarque vaut aussi pour le capitalisme « vert » d’aujourd’hui : la « transition écologique » suscite, à son tour, son lot de violences et d’entreprises prédatrices. Escadrons de la mort, milices et autres polices du capital ont sécurisé des mines de lithium, des parcs d’éoliennes, etc. Les figures coercitives changent de visage au fil du temps, mais restent tristement contemporaines.

Y a-t-il une collusion entre les milieux économiques et criminels de Karachi ?

En Asie du Sud, durant la période coloniale, le capitalisme industriel s’est développé dans de grands centres urbains : Ahmedabad, Bombay, Calcutta. Les patrons y passaient des deals informels avec les mauvais garçons, les voyous du quartier, les « grands frères » (appelés dada à Bombay). Pour les patrons, le gain est évident : ces voyous et figures de la pègre tiennent le quartier ; de ce fait, ils peuvent fournir de la main-d’œuvre aux usines, contrôler la population ouvrière et, surtout, relayer dans les quartiers ouvriers l’ordre patronal. Lors des grèves, ces gros bras peuvent également être mis au service des patrons, à des fins de répression.

Après la partition de l’Inde et la création du Pakistan, en 1947, la pratique se perpétue à Karachi. Ce n’est pas un hasard : le patronat pakistanais est composé de marchands ayant migré d’Inde, amenant dans leurs bagages leurs capitaux, leur expérience et leur personnel. Les gros bras formés dans les grands centres industriels de l’Inde s’installent ainsi à Karachi. Au fil des ans, ce système se nourrit de la violence ordinaire propre à la ville. De sorte qu’à côté des grands frères importés de Bombay, s’épanouit une myriade de virtuoses de la violence aux couleurs locales : petits voyous de quartier et représentants de partis politiques militarisés. Ces derniers font de certains quartiers de la ville des enclaves, en leur pouvoir officieux. Ils tiennent même, quelquefois, les patrons sous leur gouverne : ceux-ci doivent les ménager, pour avoir accès aux rentes économiques qu’ils contrôlent. Ainsi, ces partis contrôlent l’approvisionnement en eau de Karachi, indispensable à l’industrie textile.

L’État, selon le lieu commun, est l’arbitre suprême : celui qui établit la justice équitablement, et qui ne laisse aucun pouvoir concurrent (ni l’économie, ni la religion, ni un mouvement révolutionnaire, etc.) s’ériger en adversaire. On n’imagine pas un État accepter de perdre du pouvoir au profit d’une autre instance. Face à l’État, comment l’industrie a-t-elle réussie à s’imposer comme une instance de coercition indépendante ? Les rapports entre l’État et l’industrie sont-ils toujours antagonistes, ou l’État pakistanais a-t-il trouvé son intérêt dans la prise d’autonomie de cette autre instance ?

Il faut toujours désagréger ce monstre sacré qu’est l’État. Je réfléchis moins à l’échelle abstraite et idéelle de l’État qu’à partir d’institutions étatiques précises. Les institutions transcendent les individus, en ce qu’elles héritent de normes et de règles ; elles sont cependant incarnées dans des acteurs concrets. C’est à partir de ces institutions incarnées que je saisis l’État.

Les institutions saillantes, au Pakistan, sont l’armée (notamment l’armée de terre), les services de renseignement inter-armes (l’Inter-Services Intelligence) et certaines forces dites « paramilitaires », de garde-frontières, stationnées en province et commandées par des militaires. Les agencements entre elles sont complexes. Mais on en retire l’idée que, dès les années 1950, ces acteurs étatiques se sont faits à l’idée d’un pluralisme coercitif. Rappelons-le : l’État pakistanais ne revendique pas le monopole de la violence physique. Il s’accommode de l’exercice de la violence par certains acteurs privés, en particulier au service de la grande industrie. S’il délègue l’usage de la force au service du capital, il reste, cependant, l’arbitre ultime. Quoique le pouvoir de coercition se soit diffusé dans la société, l’État demeure le garant de cet ordre complexe.

En certains domaines, l’État délègue donc son pouvoir coercitif à l’industrie. Il semble donc faillir à une de ses promesses : la protection égale de tous, y compris les ouvriers, en toutes matières, y compris sociale. Dans ce match entre l’État et l’industrie, quels sont les conséquences sur le monde ouvrier ?

Il faut revenir aux conditions d’émergence dramatiques de l’État pakistanais, en 1947, date de la partition. Les élites pakistanaises doutent alors de la survie même de l’État. Très tôt, la société pakistanaise se trouve en proie à un sentiment d’insécurité existentiel, entretenu par ses élites civiles et militaires. Dès les années 1950, ces dernières confèrent alors à l’économie, notamment à l’industrie textile naissante, un poids stratégique, voire vital. Puisque la plupart des industries sont restées en Inde, l’État pakistanais, sous la férule des élites développementalistes, mène une industrialisation à marche forcée. Celle-ci est conçue comme la garantie de la survie de l’État-nation, alors menacé par son voisinage difficile (du côté oriental avec l’Inde, du côté occidental avec l’Afghanistan). Le Pakistan (à l’instar d’Israël, par exemple) se vit dans un complexe d’insécurité obsidional, qui perdure jusqu’à nos jours. C’est sur ce terreau que prospère l’armée.

« Les acteurs étatiques se sont faits à l’idée d’un pluralisme coercitif »

Cet état de fait se traduit dans le contrat social pakistanais : celui-ci privilégie la collaboration entre les élites développementalistes et la bourgeoisie industrielle naissante, au détriment des travailleurs. On demande à ces derniers des sacrifices, justifiés par le danger pesant sur cet État fragile. Ils sont sommés de renoncer à certains de leurs droits, comme le droit de grève et d’association, et de rester raisonnables quant à leurs revendications salariales. Les élites demandent explicitement aux travailleurs de consentir à ces sacrifices, au nom du développement, érigé en impératif de sécurité nationale.

Quelles sont leurs stratégies de résistances ?

Le mouvement syndical se scinde entre un camp réformiste et un camp plus radical, d’inspiration marxiste. Ce dernier refuse de se prêter à cette demande de sacrifices à sens unique, qu’il assimile à une « mascarade ». Il se mobilise pour protester, dans un contexte difficile. En 1958, le premier putsch du général Muhammad Ayub Khan et ses lois d’exception n’arrangent pas les choses. Il n’empêche : le tournant des années 1960 – 1970 est marqué par une résurgence forte des mobilisations ouvrières, par un durcissement de ses tactiques (occupations d’usines, séquestrations de patrons, etc.) et un climat pré-révolutionnaire.

Manifestation étudiante à Dacca (alors pakistanaise) en 1969

En 1971, Ali Bhutto prend le pouvoir. Il prêche un « socialisme islamique ». Il mène, en effet, des réformes sans précédent au Pakistan, en faveur des dominés (ouvriers et paysans). D’un autre côté, il met cependant le holà à ces mobilisations, réprimées dans le sang dès 1972.

En 1977, Bhutto est renversé. À partir de là, les mobilisations ouvrières déclinent nettement. Toute perspective révolutionnaire s’évanouit. Jusqu’en 1988, la dictature du général Muhammad Zia-ul-Haq instaure une chape de plomb dans le pays. Depuis, le mouvement syndical n’a cessé de s’étioler. Le travail se précarise, les travailleurs s’atomisent, le mouvement syndical se désintègre, suivant, du reste, une dynamique mondiale.

Aujourd’hui, la capacité de mobilisation des syndicats confine au néant. La rue ne connaît plus de mobilisations d’ampleur depuis plusieurs décennies. Seuls les partis politico-religieux, les forces nationalistes et les mouvements populistes parviennent encore à mobiliser.

Les dernières marges de manœuvre des syndicats sont à chercher du côté du droit. Le droit reste une arme à double tranchant, qui sert autant à contrôler, encadrer et réprimer les mobilisations ouvrières qu’à leur offrir un dernier recours de protestation. Le droit n’est pas automatiquement en faveur des dominants : il maintient une incertitude autour de la résolution des contentieux. Cela tient moins à la sympathie des juges envers les dominés qu’à leur corporatisme, à la haute image qu’ils ont d’eux-mêmes, et, partant, de l’autonomie de leur jugement. La justice pakistanaise entretient une relation complexe et troublée avec l’armée : elle est celle qui fournit la caution légale des coups d’État, mais elle peut être aussi celle qui tient tête à l’armée (en refusant d’organiser des tribunaux militaires, en déclarant certaines mesures anticonstitutionnelles, etc.).

Vos réflexions partent toutes d’un terrain : la ville de Karachi, une ville du Sud global. Dans quelle mesure sont-elles transposables à d’autres contextes, universalisables ? Cette analyse ne vaut-elle que pour les villes du Sud ? Dans quelle mesure peut-on dresser des équivalences, des analogies, entre le Pakistan et la France ?

Cet ouvrage est une « monographie comparative » : une étude de cas fouillée depuis laquelle je parle de dynamiques globales. Cette dimension comparative, je la pose, d’emblée, dans un chapitre introductif : celui-ci débute dans les années 1930, au sein des ateliers du groupe Ford, dans la banlieue de Détroit. J’y parle d’une milice patronale à l’ampleur inégalée, le Ford Service Department, dirigé par Harry Bennett, un ancien boxeur reconverti dans le contrôle des populations ouvrières. C’est le point de départ d’une réflexion comparée sur les « polices du capital », soit les spécialistes de la violence au service de l’accumulation capitaliste. Ces polices se concentrent dans les grandes entreprises, où elles contrôlent la force de travail, surveillent les travailleurs et tentent d’étouffer dans l’œuf toute tentative d’organisation.

Si les États-Unis sont l’un des principaux terreaux historiques des « polices du capital », on les voit aussi fleurir en Europe. Au début du XXe siècle, la France accueille un syndicalisme jaune, pro-patronal. En Europe centrale, les « briseurs de grèves » se professionnalisent dans l’entre-deux-guerres. Le phénomène se diffuse aussi dans les sociétés coloniales. En Inde, des syndicats pro-patronaux, qui recrutent souvent dans la pègre, monnayent leurs services. Avec le temps, le phénomène se réinvente. Dans les années 68, en réaction au mouvement social, les patrons s’organisent, s’arment, et pactisent avec ces spécialistes de la violence.

Grève aux usines Peugeot de Saint-Étienne pour protester contre le tabassage d’un syndicaliste par un commando patronal, le 12 avril 1973. La grève sera maté, suivant les mêmes méthodes

En France, ceux-ci sont alors recrutés dans les rangs de groupuscules d’extrême droite, de la pègre et de sociétés de sécurité privées. Ces commandos se font surtout connaître dans l’industrie automobile : chez Peugeot et Citroën, ils font le coup de poing contre les grévistes et les ouvriers syndiqués. Les mobilisations patronales déclinent dans les années 1980, du fait de l’arrivée des socialistes au pouvoir. Gardons-nous, cependant, de penser la France immunisée contre ce phénomène. On les voit, ici ou là, ressurgir. Je pense, par exemple, à la mobilisation « anti-zadistes » de Sivens (Tarn), où les agriculteurs et propriétaires locaux s’organisaient en quasi-milices, mais aussi à ces vigiles habillés de bric et de broc, qui, main dans la main avec les gendarmes, patrouillaient dans les forêts de Bure (Haute-Marne) pour défendre les intérêts de l’Andra et sa « poubelle nucléaire ». Sans oublier les interventions des gros bras de la FNSEA contre les militants écologistes, assimilés à des « zadistes », à Saint-Père-en-Retz (Loire-Atlantique).

« Ces polices se concentrent dans les grandes entreprises, où elles contrôlent la force de travail, surveillent les travailleurs et tentent d’étouffer dans l’œuf toute tentative d’organisation. »

La France est donc un exemple intéressant. Elle est présentée, du fait de son prétendu jacobinisme, comme un exemple paradigmatique de centralisme policier. L’État français monopoliserait l’exercice de la violence physique légitime. Mais cette assertion ne résiste pas à un regard plus attentif, au ras des barricades. Dans le tumulte des luttes sociales et de leur répression, ce que l’on voit, c’est que l’État français peut lui aussi déléguer sa violence aux polices du capital, parfois au nez et à la barbe des forces de l’ordre, parfois avec leur connivence. La France reste un terreau fertile pour ce type de violences.

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