Shots et pop-corns

Les shots du Comptoir – Mars 2024

Découvrez les recensions de la rédac’ pour le mois de mars 2024.

Le propre de l’homme [1]

Publié en 1943 à New-York dans le premier numéro de la revue Renaissance, par le philosophe et historien des sciences d’origine russe, Alexandre Koyré (1892-1964), Réflexions sur le mensonge analyse la spécificité de la propagande totalitaire, faisant du mensonge politique son mode de fonctionnement organique.

Faculté ludique pouvant acquérir une capacité défensive, le mensonge est en premier lieu l’arme des faibles. Celle qui permet de duper et de se venger des puissants. Par ailleurs, en temps de guerre le mensonge peut être toléré, voire encouragé, car il demeure une exception appliquée dans une situation bien spécifique où la survie des hommes entrent en jeu. Néanmoins, bien qu’il existât à l’époque antique, c’est à l’ère moderne que, selon Koyré, le mensonge politique devient particulièrement néfaste. L’auteur ne définit pas vraiment la période historique de ce qu’il nomme le « mensonge moderne » mais son regard porte précisément sur les innovations en ce domaine des régimes totalitaires du XXe siècle.

Contrairement au cliché qui prétend que ces régimes sont au-delà de la vérité et du mensonge, Koyré affirme que le totalitarisme a ceci de spécifique qu’il se fonde sur la primauté du mensonge : « L’homme totalitaire baigne dans le mensonge, respire le mensonge, est soumis au mensonge à tous les instants de sa vie. » L’originalité paradoxale des partis totalitaires est qu’ils agissent comme des « conspirations en plein jour ».

Cherchant à contrôler les masses le parti agit ainsi en pleine lumière, use des techniques modernes à sa disposition, notamment la communication à grande échelle, utilise des signes et des symboles visibles d’appartenance consolidant ainsi une barrière entre « eux » et les « autres ». En cela, le totalitarisme légitime une anthropologie humaine discriminante établissant une différence de nature entre l’élite (les aryens dans le nazisme par exemple) et l’homme commun. Ce dernier est considéré comme crédule, incapable de penser, tout juste bon à croire la parole officielle et obéir aux ordres des chefs. De nos jours, il suffit d’écouter, au hasard, n’importe quelle allocution de Vladimir Poutine pour comprendre le mépris grossier qu’il porte à son peuple. « Il est donc inutile de chercher à rester en deçà des limites de la vraisemblance : au contraire, plus on ment grossièrement, massivement et crûment, mieux sera-t-on cru et suivi. »

Sylvain Métafiot

L’infinie vanité du vrai [2]

Giacomo Leopardi (1798-1837) était un écrivain italien de premier plan. Issu d’une lignée noble, ce dernier a écrit de nombreux traités philosophiques dont le pessimisme foncier l’apparente à Schopenhauer. Auteur romantique des Petites œuvres morales (1827) et des Chants (1835), le comte se lamente sur l’infini, l’inanité des entreprises humaines, mais aussi sur la perte progressive des illusions antiques. Dans Tout est rien, anthologie de son journal nommé Zibaldone (1898), Leopardi s’épanche avec lyrisme sur des sujets aussi divers que l’évolution de la langue italienne, l’influence du climat sur les hommes, mais aussi l’amour universel.

D’emblée, les fragments du journal mettent l’accent sur le néant de toutes choses. Erudit passionné de sciences, Leopardi a conscience de la place infime de l’Homme au sein de l’Univers, ce qui n’est pas sans influence sur ses positions philosophiques matérialistes empreintes d’un désespoir radical : cette indifférence du Tout vis-à-vis de nos tourments ôte tout affect à l’auteur, jusqu’à l’envie de pleurer. Paradoxalement, l’affirmation morne selon laquelle « Tout est rien » pousse le philosophe à chanter les louanges des illusions. Puisque l’insignifiance règne, les apparences trompeuses peuvent être célébrées : « Le plus sûr plaisir de cette vie est le vain plaisir des illusions » (Paragraphe 51).

Inquiet des évolutions permises par le mouvement des Lumières, le comte voit dans la raison une instance froide, insensible, et purement destructrice : les préjugés de l’homme du XIXe se dissipent, tous les phénomènes humains et naturels sont compris sous le prisme du calcul et de la mécanique. À cela s’ajoute un affaiblissement physique qui gangrène les occidentaux corrompus par un trop grand degré de civilisation. Contre cette monotonie rampante, le poète réhabilite la puissance rhétorique d’un Cicéron qui parvenait à mobiliser les foules éprises de gloire temporelle.

En dépit de cet éloge appuyé des faux-semblants, Leopardi apparente l’existence au fait de souffrir. Être humain nous fait prendre conscience de notre finitude et du caractère risible de notre vallée de larmes, plus que cela, nous sommes exposés à la douleur sans possibilité de lui donner une signification. « Tout est mal » jusqu’au règne végétal : la rose plie et se fane à cause du soleil qui l’illumine, tandis que le lys est sucé par l’abeille qui violente ses parties les plus sensibles.

Tragiques et profonds, les fragments de Leopardi donnent raison à Musset pour qui « les chants les plus tristes sont les plus beaux ». Au moment où le nihilisme prospère, reconnaître le caractère précaire et vain de notre vie peut paradoxalement lui donner une saveur sans égale.

François Luxembourg

Kentucky Straight [3]

Après la publication de nouvelles (Kentucky Straight), de plusieurs romans et une participation à l’écriture de séries télévisées, dont True Blood, Chris Offutt s’est lancé dans une trilogie mettant en scène un soldat convalescent de la guerre d’Afghanistan et sa sœur, shérif de Rocksalt.

Au fil des pages, Offutt nous plonge dans son Kentucky natal, dont il présente, sans misérabilisme, les territoires les plus paupérisés. Alcoolisme, drogue, violences, virilisme… n’empêchent pas leurs habitants de chercher les voies de la dignité et la défense de certaines valeurs universelles : loyauté, prix de la parole, sens écologique réel… On lit par exemple : « Dans les collines, la mort était une force de nivellement social, porteuse de formes complexes de respect. Il se remémora une femme qui avait épousé un homme que ses parents méprisaient de son vivant. Quand il était mort jeune, ils l’avaient enterré dans le cimetière familial. »

L’évocation des paysages et de la ruralité n’est pas sans rappeler la veine de l’« école du Montana ». Mais l’écriture âpre évoque également Ron Rash et ses Smoky mountains. Là aussi, d’ailleurs, les femmes sont loin d’être des personnages de second plan manquant d’épaisseur et de nuances.

Dans ce deuxième opus, Les Fils de Shifty, le personnage principal, Mick Hardin, divorce, finit de se reconstruire, voit sa maison brûler, négocie une mallette d’argent de la drogue, enquête sur la mort d’anciens camarades devenus dealers et s’attaque à une grande entreprise déversant des déchets toxiques dans une mine désaffectée. De quoi tenir en haleine entre deux évocations de chants d’oiseaux et de senteurs de plantes locales.

Cédric Darras

La sobriété, ou revivre en société [4]

La « sobriété » est désormais sur toutes les lèvres. Qu’elle soit sincère et synonyme de l’honnie décroissance, ou d’alibi pour l’absence de politique écologique d’un gouvernement.

Plutôt lui-même sobre en conflictualité, il peut être un point d’appui faire entrer l’écologie dans le quotidien, sans être taxé de punitif, et c’est cette direction que Vincent Liegey et Isabelle Brokman ont choisie dans leur livre Sobriété, mode d’emploi.

Au travers de ce livre, sorte de guide de la sobriété pratique, il s’agit de réfléchir à comment prendre en charge nos besoins vitaux : habitat, transport, alimentation, réfléchir à son propre tempérament de consommateur, ses usages du numérique, et reprendre l’usage de son temps et de ses loisirs, dans une optique écologique, d’économie, de partage, et in fine, de mieux vivre.

Inspiré d’expériences concrètes comme la coopérative Cargonomia, les auteurs reprennent des idées à la fois très triviales, et d’autres moins évidentes avec deux maîtres mots au-delà des actions qui peuvent être mises en œuvre de manière individuelle : la mutualisation et la coopération. Et c’est peut-être là que réside la faiblesse du livre, et en même que la direction principale à suivre. Nous vivons dans un monde individualisé et individualiste, où il est difficile de penser sa vie hors de son confort et de sa bulle isolée du monde extérieur. Si des initiatives collectives existent, elles restent malgré tout pour l’instant isolées. Et pour autant, tout le monde peut ressentir un certain mal-être, que le monde dans lequel nous vivons ne tourne pas rond.

La sobriété est peut-être d’abord et avant tout réapprendre à vivre en (tant que) société.

Boris Lasne

Au nom de la poésie [5]

Paru en ce début 2024 chez Gallimard, Flamboiement de la métaphore, écrit par Jean Rouaud est un essai atypique autour de la poésie, et surtout de sa place au fil des siècles. Atypique, oui, dans le sens où l’essai devient poème en vers, en prose, restituant ainsi ce statut si particulier qu’à la poésie en nous, ce qu’elle nous évoque, ce qu’elle fait résonner en nous.

Jean Rouaud multiplie les références à des mouvement littéraires et des poètes connus comme Rimbaud, qui devient la figure de celui qui a abandonné la poésie dans un monde devenant de plus en plus moderne, où les « usines ont remplacé les mosquées. » La forme poétique ne s’adapte tout simplement plus à l’évolution de la société, en réalité, les deux étant intrinsèquement liés. Avec l’émergence d’industries, notamment, les poèmes n’ont plus leur place – et cela, Rimbaud l’avait bien compris, d’où son changement radical de carrière, de poète à commerçant. C’est le « triomphe du réel » qui adoucit la voix du poète, laissant ainsi la place à des romans réalistes, témoins du temps, décortiquant l’époque à la manière de Balzac.

Pourtant par cet essai atypique, poétique même, Jean Rouaud ressuscite la poésie, nous montre à quel point elle a son importance dans nos vies, à quel point elle nous reconnecte à notre part spirituelle. Flamboiement de la métaphore est un hommage vibrant et lumineux à la poésie, même s’il semble annoncer sa mort. Bien au contraire, en utilisant la prose et le vers, Jean Rouaud restitue cette forme qui peut s’adapter à chaque histoire tant qu’elle appelle nos émotions.

Un texte puissant, original et référencé pour les vrais amoureux de la poésie, ou pour ceux qui sont tentés de délaisser les usines, et se rapprocher de la nature, du sacré.

Manon Lopez

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