Une petite musique gagne les esprits. Face à la destruction de nos milieux de vie et à l’urgence écologique, le remède serait à chercher du côté d’un ancrage dans un quelque part, d’un enracinement dans une terre, pour retrouver une forme d’harmonie perdue avec la nature. Ainsi est notamment appréhendée la question écologique au sein de l’extrême-droite française, dans la défense d’une terre fondée sur l’identité du sol et du sang. Contre ce mirage de l’enracinement, mais sans abandonner au camp réactionnaire le monopole de l’amour des gens pour leur coin de vie, le camp de l’émancipation doit porter l’idée d’un attachement au territoire qui s’écrive non par le sang et la filiation, mais par une condition et des pratiques communes ainsi que la reconnaissance de nos interdépendances avec le reste du vivant.
Depuis quelques années s’est développé au sein du Rassemblement national un courant localiste s’attachant à définir les contours d’une voie réactionnaire vers l’écologie. Ayant longtemps relégué la question écologique au dernier rang de ses préoccupations, le RN n’échappe pas en cela à « l’écologisation du fascisme » observée ces derniers temps par le philosophe de l’environnement Pierre Madelin au sein de l’extrême-droite française[1].
Les idées des Localistes – auxquels sont notamment liées des figures du RN comme Hervé Juvin ou Andréa Kotarac – sont explicitées dans le manifeste « Chez nous » qui esquisse une écologie fondée sur l’authenticité et la perpétuation de modes de vies enracinés dans les territoires français, de toute éternité : « Nous ne sommes pas en France, nous sommes de France. Chez nous ! […] Parce que nos identités se forgent dans la volonté de défendre notre mode de vie, la beauté de nos régions, et ces cultures qui sont le fruit d’adaptations millénaires au sol, au climat et aux ressources naturelles ! »[2].
Est explicitement dessinée la défense d’un « chez nous », c’est-à-dire d’une terre façonnant les Français qui y vivent et leurs modes de vie, et qui en retour leur appartient de bon droit : c’est leur terre, à l’exclusion donc de ceux qui ne sont pas d’ici.
L’illusion des racines
Les Localistes font ainsi leur la dichotomie somewhere/nowhere en se plaçant résolument du côté des somewhere, des gens ancrés quelque part à l’heure d’une mondialisation libérale accentuant l’amplitude et la fréquence des flux de toutes sortes : « il faut être de quelque part pour être présent au monde tel qu’il est. » Être de quelque part, être d’ici, être de France, c’est donc par définition s’opposer à ceux qui ne sont pas d’ici : être de France et non en France différencie les Français de naissance des Français « de passage » – incluant probablement pêle-mêle les étrangers, les immigrés et les urbains déracinés. La frontière est ici glorifiée comme marqueur d’exclusion, délimitant un « nous » face à ceux qui ne sont pas « d’ici » : « la frontière assure la liberté des citoyens. La séparation d’avec les autres assure la communauté de ceux qui disent « chez nous ». »[3]
Un « chez nous » exclusif et excluant, invité à se replier sur le local, à s’ancrer dans le sol pour rebâtir une France saine et puissante : « les terres demeurent fécondes d’où la France est née et où les Français sont chez eux. […] C’est de là que la France doit repartir : du meilleur d’elle-même, du plus fort, du plus intime, ce qui s’appelle localisme. » Transparaît ici ce que la philosophe Joëlle Zask décrit comme « l’union prétendument spontanée entre le sang et le sol » : prospère en effet, à droite toute, le mythe de « l’être enraciné dans une terre qui, parce qu’elle fait partie de lui et lui, d’elle, lui appartient à l’exclusion de tout autre. »[4]. Je suis fait de cette terre, cette terre est donc à moi. Où se rencontrent enracinement et propriété privée : cette terre étant mienne, je dispose du droit d’en exclure qui je souhaite.
Cette rhétorique de l’ancrage renvoie à la notion fréquemment employée de racines [5]. Il n’est pas extraordinaire d’entendre tel proche expliquer qu’il est attaché au Jura, au Cantal ou au Berry car il y a ses racines – sans par ailleurs que ledit proche soit nécessairement encarté au RN, loin s’en faut. La métaphore irait ainsi : tels des arbres, nous aurions besoin d’être enracinés quelque part pour pouvoir grandir et nous épanouir, « comme si le sang humain était de la sève chargée des éléments du terroir et, en retour, nourrissante pour son environnement »[6]. Ces racines sont nécessairement immuables : il est assez peu commun de voir un arbre déplacer ses racines en un endroit qui lui conviendrait mieux, parce que l’herbe y serait plus verte ou le climat plus doux. La métaphore des racines induit donc une essentialisation de nos identités par la naissance, qu’on ne peut par définition modifier.
Dès la fin du XIXe siècle, Maurice Barrès nouait dans Les Déracinés ce lien consubstantiel entre le sol et le sang : si nous sommes enracinés dans un « chez nous », quelque chose du sol irrigue donc nos veines et constitue notre sève[7]. Cette notion de racines, en usant d’un recours à un élément figé, ancré dans le sol et qui appartient à la nature (l’arbre et ses racines), revient ainsi à naturaliser la tradition d’un lieu et l’identité de ceux qui y sont attachés, et à les extraire de leur contingence historique et sociale[8].
« La frontière est ici glorifiée comme marqueur d’exclusion, délimitant un « nous » face à ceux qui ne sont pas « d’ici » »
Des liens qui nous libèrent, ou l’amour de son coin de vie
Dans Héritage de ce temps (1935), le philosophe allemand Ernst Bloch revient sur une erreur fatale, celle d’avoir laissé au parti nazi le monopole de l’amour des gens pour leur coin de vie[9]. Le champ laissé libre fut ainsi occupé par l’extrême-droite qui a pu y infuser ses idées les plus nauséabondes. À près d’un siècle d’écart, Pierre Madelin – auteur d’un récent ouvrage sur l’écofascisme et l’écologie réactionnaire[10] – rejoint l’analyse de Bloch : « il est primordial de ne pas abandonner le sens des lieux à l’extrême-droite et de penser, à gauche, les attachements à des lieux concrets, spécifiques, les récits de vie qui se tissent autour d’eux et qui forgent des identités communes. »[11]
Comment dès lors se saisir de ces attachements, de ces appartenances réciproques au territoire, sans verser dans la pensée réactionnaire et identitaire ? Comment rejeter d’un même mouvement le nowhere libéral et le somewhere réactionnaire ? Joëlle Zask pose ainsi les termes du problème : « si nous rejetons la conception libérale d’un sujet idéalement hors-sol ou désengagé, comment exprimer l’attachement que nous éprouvons pour notre coin de vie (que ce soit notre pays natal, coin de terre ou foyer), sans pour autant faire surgir l’imaginaire sous-jacent de l’extrême-droite contemporaine ? »[12]
Il convient, pour sortir de l’ornière, de penser les liens qui à défaut de nous enraciner nous libèrent, les attachements qui nous émancipent. Afin d’envisager une troisième voie entre le rejet libéral des liens qui nous attachent aux lieux et l’essentialisation réactionnaire de ces liens, Zask invite à revendiquer « la filiation entre l’écologie et la démocratie […] : je ne peux avoir d’égards pour un lieu que dans la mesure où celui-ci compte pour moi, au sens où il me complète en participant de mes activités et de mon développement ». La démocratie étant ici entendue comme culture commune régie par le principe d’autogouvernement, c’est-à-dire la capacité à se conduire sans maître, à s’impliquer dans des activités concrètes, sans intermédiaire, qui développent notre individualité.
« Où se rencontrent enracinement et propriété privée : cette terre étant mienne, je dispose du droit d’en exclure qui je souhaite. »
Chez Zask, les gens aiment ainsi et surtout les lieux « dans lesquels ils développent leur existence », un lieu étant défini « comme un partage entre des variables environnementales et des activités ». Il est en effet difficile d’être attaché à des lieux que nous n’investissons pas, à de simples décors qui ne soient pas des partenaires, des coins de vie en somme. Nous sommes attachés aux lieus que nous investissons, dont nous faisons usage. Un usage nécessairement commun : « s’il a du sens pour moi [le pays, le lieu], c’est parce qu’il est commun à plusieurs avec lesquels il me relie. »[13]
Sont ici esquissés les fondements d’un attachement émancipateur et accueillant à nos milieux de vie : non par la filiation et le sang, mais par des pratiques quotidiennes et partagées qui nous façonnent et nous épanouissent en tant qu’individus, autant qu’elles contribuent à affecter les lieux où l’on séjourne. L’usage, plus que la propriété.
La binarité de façade entre les somewhere et les nowhere ne peut donc trouver de résolution que dans le commun, entendu non comme communauté de sang mais communauté de pratiques trouvant son fondement dans la prise en charge collective d’un milieu de vie fondé sur la reconnaissance fondamentale des liens – matériels, écologiques, affectifs… – qui nous y unissent. À rebours de la métaphore des racines, Zask met en avant la notion de germe : « les lieux que nous aimons sont ceux qui servent de terreau aux germes que nous plantons et que nous prenons ensuite la peine de cultiver. »[14] Planter des germes, occuper la terre et nous en occuper en commun, devenir gardiens de nos coins de vie : voilà l’esquisse d’une voie alternative.
« Comment rejeter d’un même mouvement le nowhere libéral et le somewhere réactionnaire ? »
Défense des communs
Comment donner corps à cette approche ? Un film de Ryusuke Hamaguchi sorti en début d’année, Le Mal n’existe pas, illustre de manière simple cette manière de penser nos attachements aux lieux qu’on aime et, partant, redéfinit les raisons de défendre nos communs contre leur dégradation et leur marchandisation toujours plus avancée. Le film dépeint les déboires que rencontre au sein d’un village de montagne, un projet de glamping – concept marketing formé par la contraction de camping et glamour – développé par une boîte de communication de Tokyo à destination d’urbains en mal de nature. Le projet rencontre l’opposition des habitants, non par principe, mais pour des considérations matérielles liées aux déséquilibres qu’est susceptible d’engendrer le projet sur leur milieu de vie. N’ayant pas intégré de système d’assainissement, l’activité de glamping fait peser des menaces sur la qualité locale de l’eau.
Le film évite intelligemment les oppositions entre urbain et rural, par exemple en décrivant l’attrait d’un cadre tokyoïte pour la vie au village, mais plus sûrement en refusant d’essentialiser les villageois et une supposée harmonie entre d’ancestrales pratiques et leur milieu de vie. Lors d’une réunion publique, un villageois reconnaît ainsi que tout être produit un impact sur le milieu, que les villageois eux-mêmes sont majoritairement petits-fils de gens arrivés pour développer le coin, la clé résidant donc dans l’équilibre trouvé entre activités humaines et capacité du milieu. Il n’est ainsi pas nécessaire de vivre ici de toute éternité, d’y avoir ses racines profondes, de « faire corps » au sens premier avec le sol – c’est-à-dire de l’avoir dans son sang – pour se sentir lié à son milieu de vie.
« Planter des germes, occuper la terre et nous en occuper en commun, devenir gardiens de nos coins de vie : voilà l’esquisse d’une voie alternative. »
Par exemple, un personnage du film, gérante d’un restaurant, n’est pas du coin, établie depuis peu dans la région, mais dépend quotidiennement de l’eau pure de la rivière pour vivre, et faire vivre ses voisins avec son restaurant. L’attachement au lieu ne découle pas ici d’un lien de filiation ancestral et exclusif, mais d’une pratique quotidienne et sociale – tenir un restaurant – fondée sur la reconnaissance d’une dépendance à l’égard de la bonne santé des écosystèmes – ici, la qualité de l’eau. Le film énonce par ce biais un principe de solidarité simple, nouant l’attachement à son lieu de vie et le respect de l’environnement : « l’amont doit toujours prendre soin de l’aval ». Solidarité dans l’espace – dans les territoires que nous partageons avec d’autres humains et d’autres qu’humains – mais aussi dans le temps – avec les générations à venir. En refusant le principe d’une solidarité de sang, Hamaguchi développe celui d’une solidarité écologique fondée sur l’usage et non plus sur l’exclusion.
Dans Le Mal n’existe pas, les villageois défendent leur milieu de vie non car ils y sont enracinés, mais car ils dépendent fondamentalement de son bon état pour y vivre et s’épanouir : car ils en sont les gardiens avisés. Ainsi, la défense du vivant et de l’habitabilité du monde ne se fonde pas dans l’ancrage éternel de communautés de sang fantasmées, protégeant leur « chez eux », mais dans des pratiques concrètes, quotidiennes, vécues : dans un réel commun et partagé.
Thibault Faraüs
Nos Desserts :
- Sur Le Comptoir, lire notre article « L’écofascisme ne passera pas »
- Ainsi que notre analyse du « déracinement chez Barrès »
- Et notre portrait « Simone Weil : itinéraire d’une comète »
- « Ernst Bloch ou la passion philosophique » par Georges-Arthur Goldschmidt
- « Le mal n’existe pas : la fin des fables » sur Zone Critique
Notes
[1] Philippe Vion-Dury, « Pierre Madelin : « Une écologie d’extrême droite est possible » », Socialter, n° 58, juin-juillet 2023.
[2] Hervé Juvin et Andréa Kotarac, Les Localistes ! Manifeste de l’association pour le Mouvement Localiste, 2021.
[3] Ibid.
[4] Joëlle Zask, Écologie et démocratie, Premier Parallèle, Paris, 2022.
[5] L’idée d’une écologie enracinée est explicitement développée par plusieurs courants à droite. Voir par exemple Sébastien Laye, « Pour une écologie de l’enracinement », Front populaire, 5 décembre 2021, ou encore le think tank de droite Écologie Responsable.
[6] Joëlle Zask, op. cit.
[7] Maurice Barrès, Les Déracinés, Éditions Bartillat, Paris, 2022 (1897).
[8] Maurizio Bettini, Contre les racines, Flammarion, Paris, 2017.
[9] Ernst Bloch, Héritage de ce temps, Payot, Paris, 1977 (1935).
[10] Pierre Madelin, La tentation écofasciste, Ecosociété, Montréal, 2023.
[11] Philippe Vion-Dury, op. cit.
[12] Joëlle Zask, op. cit.
[13] Ibid.
[14] Joëlle Zask, Se tenir quelque part sur la Terre. Comment parler des lieux qu’on aime, Premier Parallèle, Paris, 2023.
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Anywhere, voilà votre choix alors. Nowhere et anywhere, nihilisme exécrable. Excusez-nous de penser à nos morts. Les nations ne sont pas mortes, et nous ne sommes pas le fascisme. Le fascisme est au pouvoir.