Culture

Le déracinement chez Barrès

Paru en 1897, le célèbre roman de Maurice Barrès « Les Déracinés » exprime les doutes du romancier français devant le monde moderne. À l’opposé du roman d’apprentissage classique, le départ pour Paris de sept jeunes lycéens lorrains est un déchirement social.

Les Déracinés n’est pas un roman de thèse « mais une description » nous dit son auteur, celle d’un constat : on ne bâtit rien de durable dans l’oubli du passé. Le récit commence dans un lycée de Nancy où sept élèves suivent les cours de Paul Bouteiller, professeur de philosophie, rompu au rationalisme kantien. Bouteiller offre à ses élèves la morale suivante : « Je dois toujours agir de telle sorte que je puisse vouloir que mon action serve de règle universelle », règle abstraite et générale, qui pour Barrès, « déforme ces âmes lorraines » car elle sous-entend « que l’on peut connaître la règle applicable à tous les hommes ». Outre une méconnaissance totale de tout ce qui est particulier chez un individu, « concevoir une règle commune à tous les hommes, c’est être fort tenté de les y asservir pour leur bien » explique Barrès. Pour reprendre Simone Weil, le déracinement est « la plus dangereuse » maladie des sociétés humaines. À l’opposé du Père Goriot de Balzac ou de l’Éducation sentimentale de Flaubert ce roman porte un regard très sévère sur le départ de jeunes provinciaux pour Paris, puisque ce déracinement crée un déchirement social chez le jeune homme qui quitte sa terre natale.

« Concevoir une règle commune à tous les hommes, c’est être fort tenté de les y asservir pour leur bien. »

Maurice Barrès (1862 – 1923)

Les Déracinés est avant tout et surtout une dénonciation d’un système d’éducation basé sur le jacobinisme, l’universalisme et le centralisme. Bouteiller représente alors un système, l’internat, qui souhaite façonner les jeunes français selon un modèle abstrait qui ne tient pas compte des origines sociales, familiales ou régionales. Le professeur de philosophie, le protégé de Gambetta, représente pour Barrès ce système qui « déforme » ces jeunes gens, surtout les plus faibles, qui s’effondreront à Paris, monstre qui broie les déracinés pauvres, comme Racadot et Mouchefrin, dont la réalité de leur paupérisation sociale évacue les carrières que leur professeur leur avait prédit.

Barrès reprend ici une idée que Hippolyte Taine évoque dans le second volume des Origines de la France contemporaine (1870 – 1893) où le philosophe critique violemment cette institution. Selon lui, c’est l’une des pires innovations du régime de Bonaparte. Il la compare à une « machine » bricolée à Paris et imposée sans aucun souci d’adaptation aux réalité humaines de chaque province française. Cette institution ressemble à une « grosse boîtes de pierre » où les élèves ne sont que des noms ou des numéros, travaillés par une « discipline égalitaire » qui déracine donc ces jeunes gens. « En Lorraine, isolés et dénués, enfoncés dans l’inertie, l’ennui, la mort, ils aspirèrent à Paris. Ils le tenaient pour un centre où ils pourraient collaborer à de grands intérêts. Ils s’y trouvent seuls, ignorés de tous, ne sachant avec qui se concerter, tourmentés par leur activité sans emploi. »

L’intellectuel français évoque l’un des aspects les plus graves pour les jeunes esprits de cette époque : « La grande affaire pour les générations précédentes fut le passage de l’absolu au relatif ; il s’agit aujourd’hui de passer des certitudes à la négation sans y perdre toute valeur morale. » Cet ébranlement des valeurs fondamentales annonce un monde nouveau pour ces lycéens lorrains dont le départ pour la vie se déroule en 1880, en pleine fièvre boulangiste. C’est en suivant leur jeune professeur appelé à Paris pour intégrer l’appareil étatique, que les jeunes lorrains décident de quitter leur région natale. Le romancier va ainsi plonger le lecteur dans les conflits internes que la vie dans la capitale hypertrophiée va offrir aux jeunes déracinés. Le récit de leur transplantation dans le sol aride de Paris, de l’appauvrissement de certains et de la réussite d’autres, indique d’abord que le déchirement social n’est pas vécu de la même manière par ces garçons. Il est aussi la contradiction empirique des enseignements abstraits de leur professeur. Le départ pour Paris ne déracine donc pas mais expose le déracinement que l’internat a créé. 

Une morale abstraite et désincarnée

S’opposant à la déchéance sociale de l’un des leurs, Roemerspacher avoue avoir agi contre le principe kantien qui privilégie la société à l’individu : « Si l’individu doit servir la collectivité, celle-ci doit servir l’individu. J’ai hésité à perdre un misérable en m’autorisant d’une doctrine dont n’avait pas songé à le faire bénéficier : car, je le reconnais, s’il tant souffert, et s’est ainsi dégradé, c’est par le milieu individualiste et libéral où il a été jeté, quand il est encore tout confiant dans les déclarations sociales du lycée… » La vision romantique et mystique de la nation de Barrès s’exprime par un refus des méfaits de la société industrielle et bourgeoise et une volonté de dépasser le matérialisme et les mythes de la démocratie libérale, dont l’une des grandes maladies pour les jeunes français est le déracinement dans un lieu aride qui les assujetti à la misère du capitalisme. 

« Si l’individu doit servir la collectivité, celle-ci doit servir l’individu. J’ai hésité à perdre un misérable en m’autorisant d’une doctrine dont n’avait pas songé à le faire bénéficier : car, je le reconnais, s’il tant souffert, et s’est ainsi dégradé, c’est par le milieu individualiste et libéral où il a été jeté »

René Magritte, « Décalcomanie » (1966)

Pour Barrès, les sept lycéens vivent dans une France « dissocié et décérébrée ». Derrière ce procès-verbal contre sa société, dont il souhaite la renaissance morale, Barrès y voit la grande affaire du siècle. Comme Balzac, Stendhal et Flaubert, Napoléon, ce héros génial qui a bouleversé son siècle selon Stefan Zweig, est une grande légende mais « ne peut pas fournir à des unités juxtaposés la faculté d’agir ensemble. Bonne pour donner du ressort à certains individus, cette grande légende ne peut donner de la consistance à leur groupe, ni leur inspirer des résolutions ». C’est justement de la consistance que les jeunes lycéens ont manqué à Nancy.

Aux méfaits de cette maladie, l’écrivain oppose l’enracinement et les bienfaits de « tout ce qui demeure vivant de l’héritage que nous avons reçu de nos pères », ou pour reprendre Simone Weil, « le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine ». Là encore, Barrès ne fait pas que citer Taine, il en fait le personnage principal de l’une de ses scènes mémorables. Devant un platane des Invalides, Barrès lui fait prononcer un éloge de l’enracinement : « Cet arbre est l’image expressive d’une belle existence. Il ignore l’immobilité. Sa jeune force créatrice dès le début lui fixait sa destinée et sans cesse elle se meut en lui. […] En éthique, surtout je le tiens pour mon maître […]. Cette masse puissante de verdure obéit à une raison secrète, à la plus sublime philosophie, qui est l’acceptation des nécessités de la vie. »

Jean-Léon Gérôme, « Le Général Bonaparte au Caire » (1863)

C’est l’idée même de la nation que Barrès laisse apercevoir : une communauté organique qui engendre et façonne ses enfants. Cette conception de la communauté est spirituelle et non ethnique, ce qui le laissera imperméable au fascisme ambiant de l’époque. Le romancier français accorde à l’histoire et à la géographie une place centrale : l’homme ne peut pas se débarrasser de ses origines, sa destinée est mue par ses antécédents. Le climat et la végétation commandent le destin de l’homme. Il dira plus tard : « Je défends mon cimetière. J’ai abandonné toutes mes autres positions. » Barrès est le plus illustre des contempteurs des Lumières, qui oppose l’homme enraciné dans sa terre et dans sa culture, au déracinement que lui fait subir l’idéologie des Lumières. Le but est de rendre la société et les hommes meilleurs, non à partir de concepts abstraits, mais en se fondant sur des réalités tangibles. Henri Galland de Saint-Phlin est l’un des déracinés qui ne s’attarde pas à Paris et préfère le réenracinement dans sa Lorraine natale. Pour Barrès, c’est dans sa terre qu’on s’accomplit. Toutefois, rien n’est figé et certain chez l’académicien français. C’est un homme en conflit avec sa terre d’origine, tel que l’on le retrouve dans ses Cahiers :

« La Lorraine, puis-je dire sincèrement que je l’aime ? J’ai laissé des gouttes innombrables de sang à ses haies et ma jeunesse certainement. Et puis ailleurs d’autres fois je me suis réjoui de ses solitudes. Mais ma vie qui ne lui appartient pas, elle la pénètre, peut-être la confisque. Je ne sais pas si je l’aime, entrée en moi par la souffrance, elle est devenue un des mes moyens de développement.« 

Comme ses personnages, Barrès a quitté sa Lorraine à vingt ans. Il ne rêvait que de Paris pour assouvir son insatisfaction d’être étudiant à Nancy. Le jeune Maurice voulait faire une carrière littéraire à Paris et il y parviendra rapidement. Petit à petit, l’air de sa terre natale nourrira le désir d’un retour sur soi. Ce dernier n’est toutefois pas définitif, le retour en Lorraine vient se greffer à une vie déjà complexe, riche et pleine de contradictions. Ami de Léon Blum, il tergiverse et finit par refuser lorsque ce dernier lui demande de rejoindre les dreyfusards. Cette regrettable séquence n’entamera pas leur amitié. Celui qu’on désignait cyniquement comme le « littérateur de terroir », n’exclue personne, il rêvait de l’Orient tout en se souciant du Rhin, aux basaltes d’Auvergne, et de manière générale, à toute cette France, cette mosaïque faite de villages, d’églises et de magnifiques paysages. Ce lien avec la nature et la terre s’accorde avec cette philosophie de la continuité historique, où Barrès nous prie de « prendre les choses dans l’état où on les trouve« .

Nos Desserts :

  • Archive d’émission de 1948 sur France Culture, diffusée pour la commémoration du 25e anniversaire de la mort de l’écrivain avec la participation de François Mauriac
  • Ecouter également l’émission Concordance des temps consacrée à Maurice Barrès
  • La revue littéraire et philosophique Philitt a consacré plusieurs articles sur l’académicien français
  • Lire quelques extraits de Simone Weil, la vérité pour vocation, premier essai de Ludivine Bénard

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