Culture

Lucile Coda : Le cinéma documentaire entre intimité familiale et émancipation sociale

Diplômée d’une grande école de commerce, Lucile Coda ne trouve pas vraiment sa place dans le nouveau milieu social qui se présente à elle. À l’occasion du départ en retraite de son père balayeur, elle revient dans son village du Doubs pour interroger sa trajectoire individuelle en présence de ses parents. À travers son premier film, « Qu’est-ce qu’on va penser de nous », la réalisatrice s’inscrit dans la filiation des récits de transfuges de classe. Mais elle s’en distingue également, par la tendresse de la relation familiale dont elle montre l’intimité. Et qui échappe souvent aux grilles d’analyse socio-économiques.

Comme tous les matins, Philippe Coda s’installe au volant de sa balayeuse pour nettoyer les rues avant que la petite ville ne s’éveille. Mais cette journée-là sera particulière. Comme l’ont écrit ses collègues sur une banderole, il fait aujourd’hui le « dernier tour » de sa carrière avant de rejoindre son épouse Viviane, hôtesse d’accueil déjà à la retraite. C’est à partir de cette étape de vie que leur fille Lucile réalise son premier film, mêlant son histoire personnelle à celle de ses parents.

En même temps qu’elle filme leur vie rurale, de la récolte de pomme de terre au chantier de bois de chauffage, la réalisatrice revient sur son propre parcours depuis cette campagne stigmatisée jusqu’aux études dans la grande école de commerce. L’ouverture sur la spectaculaire cérémonie de remise de diplôme, mise en perspective avec la simplicité et l’humilité du pot de départ en retraite d’un père ému aux larmes, projette le spectateur dans l’écart et la navigation entre les mondes sociaux.

Les parents de Lucile Coda dans Qu’est-ce qu’on va penser de nous

Mais plus qu’un film sur la difficulté à trouver sa place dans une société de compétition, Qu’est-ce qu’on va penser de nous met surtout en lumière toutes les contradictions des promesses d’ascension sociale. Quelle identité se construire quand chacun des échelons à gravir nous rappelle le milieu d’où l’on vient en même temps qu’il nous en éloigne ? Quelques notions sociologiques viennent rapidement à l’esprit. Mais les termes comme « transclasse », « déterminisme social » ou « hétéronormativité » paraissent froids et trop techniques.

À l’inverse, ce que montre Lucile Coda dans l’intimité d’une cuisine ou dans les plans rapprochés sur le visage de ses parents, c’est une réalité incarnée et sensible. Si elle n’apparait pas à l’écran – elle est de l’autre côté de la caméra – sa présence hors champ donne toute la consistance à la relation affective qu’on retrouve au cœur du film. Car ce sont bien les sentiments humains, amené avec subtilité jusqu’à la scène finale, qui portent le récit.

Éditions Gallimard, 1986, 128 p.

Le portrait sincère et touchant de Philippe et Viviane – dont on partage aussi l’humour et la gaieté dans leurs moments de loisirs – se mêle au récit que la réalisatrice nous livre en voix off. Un dispositif qui rappelle, entre d’autres œuvres littéraires, le livre La place d’Annie Ernaux.

Elle donne la parole à sa mère, qui fredonne « on est les oubliés » du chanteur Gauvain Sers et qui lui dit, au sujet des professionnels du cinéma : « On se dit que ce n’est pas nous, quoi ». Car l’image, comme la parole, sont bien évidemment des marqueurs de classe. Et la réalisatrice, qui a appris à masquer son accent franc-comtois lors des entretiens d’embauche, ne cache pas non plus les silences de son père, lui qui se cache derrière son magazine lors de discussions importantes avec sa fille.

Ce dialogue entre Lucile Coda et ses parents, qui s’établit progressivement jusqu’à déboucher sur une annonce concernant ses choix de vie, ne fait pas que structurer le film. Il l’associe dans un processus d’affirmation de soi et d’émancipation. Ici, le documentaire ne fait pas que raconter une réalité sociale, il cherche aussi à la transformer. Ce qu’il nous dit finalement, c’est qu’entre le rôle que la société nous assigne et celui qu’elle nous fait fantasmer, il existe peut-être une marge de manœuvre.

Les thématiques liées à l’identité, à la construction de soi ou à la bifurcation professionnelle peuvent toucher un grand nombre de personnes. Mais qui a déjà menti sur la profession de sa mère ou qui a déjà ressenti la honte de ses origines rurales aura une lecture particulière de ce film. On entend souvent dire que les classes populaires ne sont pas assez représentées au cinéma. Il existe maintenant une œuvre dans laquelle un balayeur et une hôtesse d’accueil médical sont portés à l’écran.

Charles Grzybowski

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