Détour par la tour : une continuité historique
Avant la naissance des skyscrapers (les « gratte-ciel »), le subconscient européen puis universel est hanté de constructions mythologiques entre ciel et terre (les Ziggourat, la pyramide de Gizeh, la tour de Jericho, les pyramides incas) et entre ciel et mer (géant de Rhodes, le phare d’Alexandrie). L’épisode biblique de la tour de Babel illustre la nécessité métaphysique de nos aïeux de cristalliser leur besoin d’élévation religieuse et spirituelle dans la pierre.
À ces ouvrages antiques mythiques, les Grecs et les Romains ajoutent les tours d’observation ou de défense. En bois, mobiles et démontables, elles deviennent plus rigides et en pierre selon la valeur stratégique de la situation. Érigée le long des limes de l’Empire romain, elles forment autant de points de suspension dans cette séquence historique d’assaut des hauteurs.
À l’époque médiévale, la tourelle de vigilance antique se transforme en donjon-refuge permettant d’entreposer denrées et armes en cas de siège, de raids ou d’attaques de seigneurs bellicistes. De manière confidentielle vers le XIIIe siècle, le village toscan de San Gimignano expérimente ce que l’on peut qualifier de première skyline connue à visée militaire, avec 75 maisons-tours pouvant dépasser 50 m de haut. Sur d’autres terrains d’opérations, notamment les croisades, les tours en bois deviennent un des éléments de l’arsenal offensif médiéval.
Mais au-delà de ces considérations militaires, la verticalité et la hauteur sont surtout la transcription physique d’une cosmogonie, d’une foi et d’un pouvoir. Le sacré prédomine en ces siècles religieux : les clochers des églises, les flèches des cathédrales et les minarets dépassent les pouvoirs temporels qui optent plutôt pour la forme ramassée du château comme marqueur urbain de leur pouvoir féodal.
« N’ayant cure du sacré et optant pour une vision rationnelle et technicienne du monde, les modernes se convertissent au culte du progrès technique et technologique. »
L’alliance du trône et de l’autel est concurrencée par le réveil des villes franches et des municipalités qui marquent leur pouvoir par un beffroi en vis-à-vis de l’église. Cette forme architecturale fait alors son entrée dans le monde de la linguistique consacrant à jamais ses traits distinctifs : le terme « tour », du latin « turris », s’impose au XVe siècle pour désigner l’ensemble des constructions en hauteur.
La technique et le progrès au service d’un élan jamais stoppé
N’ayant cure du sacré et optant pour une vision rationnelle et technicienne du monde, les modernes se convertissent au culte du progrès technique et technologique. Cette religion du progrès s’impose à mesure qu’elle accomplit des miracles comme le dépassement illimité des restrictions de la loi de la gravité grâce à de nouveaux matériaux entraînant toujours plus haut les visées constructives des hommes.
Alors que Nietzsche théorise l’idée de « chaos créateur » en Allemagne, la ville de Chicago l’expérimente. Après l’incendie meurtrier de 1871, cette ville se reconstruit autour d’un immeuble de quarante-deux mètres de haut (dix étages) dont l’ossature en fonte ayant pour articulation des rivets permet de chatouiller le ciel, notamment grâce à l’invention, en 1850, de l’ascenseur par Otis. Ce dernier est et restera consubstantiel à ces formes architecturales.
Le bâtiment fait florès et New-York se lance dans la course en créant le Manhattan Life Insurance Building en 1894. Sûrement la Grande Pomme a-t-elle voulu ne pas être distancée dans la conquête du ciel, dont les adeptes se retrouvent jusqu’à Paris où les Français érigent la tour Eiffel pour l’exposition universelle de 1889. Le gratte-ciel bourlingue et essaime à Memphis et Minneapolis.
En pleine période rationaliste, les architectes de ce mouvement mettent en scène les poteaux et les poutres structurelles en acier (puis en béton) pour supporter des façades surnommées « murs-rideaux » faites de pierres taillées ou de briques.
Ce procédé constructif permet une meilleure prise en charge des portées afin de s’élancer vers les cieux. Dans ce marathon de la performance technicienne, New York sera la ville qui utilisera au mieux les avancés dans les procédés techniques pour ériger ses fleurons que sont le Chrysler Building (1930) et l’Empire State Building (1931).
Ces totems exhibant la richesse des firmes américaines deviennent à jamais les ambassadeurs d’un capitalisme triomphant. La crise de 1929 marque une (courte) pause dans le processus, qui repart de plus belle.
Avant de donner une forme bâtie à leur imagination créatrice, les architectes se cantonnent au champ conceptuel avec pour franc-tireurs Walter Gropius, Moisei Ginzburg et Le Corbusier en France. Ce dernier dessine au Rotring le plan Voisin pour Paris en 1925 dans lequel il remplace le marais par une pépinière de gratte-ciel cruciformes alimentés par des autoroutes urbaines. Il avait été précédé par Auguste Perret qui traça « l’avenue des maisons-tours » en 1922 entre l’Étoile et Saint-Germain. Le Corbusier ne s’arrête pas en chemin et imagine la ville radieuse devant accueillir plus de trois millions d’habitants. Pendant ce temps, à Berlin, Mies van der Rohe dessine les contours d’un gratte-ciel de verre sur la Friedrichstrasse (jamais réalisé).
L’enthousiasme est au rendez-vous mais l’expérimentation massive s’exprime pleinement au moment de le reconstruction dans l’immédiat après-guerre : suivant l’exemple du Bauhaus, des architectes tracent des barres et des tours en périphérie selon des dessins dignes de Mondrian. D’autres essaient d’en faire une centralité urbaine à l’instar de Perret avec sa tour d’Amiens en 1952, largement préfigurée bien que moins ambitieuse par l’aménagement du centre-ville de Villeurbanne en 1934. Mais tous participent d’une standardisation et d’une formalisation du gratte-ciel autour de la forme parallélépipédique avec une priorité donnée à la préfabrication.
Éléments techniques
Grâce à l’amélioration des capacités de l’ascenseur et de la résistance des matériaux au cours du XXe siècle, le gratte-ciel a gagné en hauteur en se dotant d’un noyau central en béton armé permettant de maintenir l’ensemble, comme le fait un tronc d’arbre, et d’accueillir souvent les circulations verticales (escaliers et ascenseurs), à la fois fondement et sève de ce type de bâtiment. Ce procédé constructif permet d’ériger des façades de poteaux, très légères et transparentes, faisant descendre une partie des charges vers le sol. Entre ces poteaux, on additionne les planchers en usant de la technique des coffrages autogrimpants : les moules où on coule du béton grimpent d’étage en étage de manière progressive. À sa base, on prévoit des fondations pouvant aller jusqu’à 150 mètres de profondeur selon la nature du terrain et surplombées par un radier (galette de béton). L’ensemble doit permettre de résister à la pression du bâtiment sur le sol et limiter l’effet de subsidence. Dans le jargon, on parle d’une double structure porteuse en noyau et en façade.
Depuis quelques décennies, le noyau de béton central qui allongeait les travaux n’est pas forcément un passage obligé : les constructeurs peuvent privilégier une portée répartie entre la façade porteuse dont la résille résiste aux poussées horizontales et une trame de poteaux intérieurs stratégiquement répartis pour permettre la descente des charges.
L’exportation du gratte-ciel dans de nouveaux espaces mondiaux souvent plus chauds a un impact sur la conception avec une part croissante dévolue à l’isolation, la climatisation et la filtration par ventilation naturelle de l’air qui se traduit par la généralisation des façades à « double peau » pourvues ou dépourvues de brise-soleil. Cette double peau est souvent une structure secondaire métallique ou une résille en béton qui dissimule la structure porteuse en façade. Le travail architectural du toit est fréquemment une charpente métallique qui permet de donner une plasticité à l’ensemble et dépasser la forme parallélépipédique.
Plus sensible aux préoccupations environnementales et de développement durable, l’agence d’architecture suédoise, Berg | C.F. Møller prévoit d’ériger une tour de 34 étages avec une structure en bois associée à un cœur de béton en plein centre-ville de Stockholm.
La diversité dans les procédés constructifs est appelée à se renforcer dans l’avenir.
De l’autre côté du « rideau de fer » en pleine guerre froide, Moscou mobilise les détenus du Goulag pour ériger, en 1950, sept gratte-ciel dits des « Sept Sœurs » avec pour projet de faire une ville dans la ville.
Sous les coups de butoir cumulés de la mondialisation et la métropolisation, les constructions en hauteur s’égrènent durant les années 1960 dans les villes européennes et nord-américaines. L’Hexagone dessine le quartier de La Défense pour lequel les autorités ne vendent pas des m² mais des m³. Ce volontarisme reste relégué à la banlieue jusqu’à l’inauguration de la tour Montparnasse (210m) en 1973. À sa suite et au nom du totem de la modernité, la lignée des tours se poursuit avec le Front-de-Seine et la quartier des Olympiades. L’ensemble devient un repoussoir et un réquisitoire physique contre cette forme urbaine associée dans l’inconscient collectif aux zones urbaines (in)sensibles qui se multiplient en périphérie.
« Les tours se transforment en porte-drapeau des villes mondes définies par Fernand Braudel ainsi que les principaux lieux de décision. »
De l’autre coté de la Manche, Londres inaugure la tour de communication BT Tower en 1965. Le Canada, l’Australie et le Japon entrent dans la course, suivis par Moscou après le choc ultralibéral consécutif à la chute de l’URSS. Les États-Unis ont su généraliser le gratte-ciel et l’exporter avant de se faire dépasser dans un sprint forcené par l’Orient et le Moyen-Orient. L’Asie se spécialise dans sa prolifération comme l’attestent les villes de Shanghaï, Bangkok, Singapour, Taïwan, Kuah Lampur et surtout Hong Kong qui détient le record avec 1 251 gratte-ciel. Les pays du Golfe préfèrent s’attaquer aux records de hauteur avec Burj Khalifa qui trône pour l’instant sur le monde du haut de ses 828 m. Dubaï comprend également le plus haut immeuble résidentiel, l’hôtel le plus élevé et enfin la plus haute tour en forme de spirale de la planète (la tour Cayan).
Dans le monde, le centre de gravité a changé et le marathon constructif américain devient une course de F1 dans les nouveaux territoires que les gratte-ciel explorent. Les tours se transforment en porte-drapeau des « villes-mondes » définies par Fernand Braudel ainsi que les principaux lieux de décision. Et ces bannières flottent haut dans l’horizon néolibéral : le nombre de gratte-ciel aurait doublé tous les dix ans depuis cinquante ans avec une augmentation de 140 % dans les années 2000. Au début de cette décennie, la hauteur moyenne des vingt plus grands immeubles dans le monde atteignait 375 mètres, elle est passée à 439 mètres en 2010 et devrait grimper jusqu’à 598 mètres d’ici à 2020. On serait aujourd’hui à plus de 9 000 tours supérieures à 100 mètres de hauteur.
Détourer le projet de « civilisation »
De l’élévation religieuse des hauts édifices religieux ou du pouvoir temporel, le genre humain est passé au gratte-ciel symbolisant uniquement l’empilement de l’argent. Cette juxtaposition de planchers de bureaux réservés à des succursales commerciales ou des entreprises symbolise la toute puissance économique du capitalisme financier mondialisé qui s’émancipe de l’économie réelle en concentrant et recyclant l’argent sale de l’économie parallèle, de la spéculation et des paradis fiscaux. Le lien intrinsèque entre ce type de construction et la finance a été particulièrement mis en exergue par les économistes Andrew Lawrence et Mark Thornton à travers leur « indice gratte-ciel » énoncé en 1999 : chaque record battu laisse place à une crise ou un crash. Premier exemple probant à Bangkok en 1997, vérifié en 2010 avec l’inauguration de la tour Burj Khalifa concomitante à la faillite de son promoteur Dubaï World.
« De l’élévation religieuse des hauts édifices religieux ou du pouvoir temporel, le genre humain est passé au gratte-ciel symbolisant uniquement l’empilement de l’argent. »
Ne pouvant se limiter à mener des peuples-sujets en dépassant les civilisations et les cultures par l’imposition de ses valeurs ultra-ordo-libérales, l’économie financiarisée investit l’espace et impose son projet de société entraînant à sa suite une cour de courtisans. L’espace n’est pas suffisant, il faut aussi coloniser les imaginaires : les cieux ne sont plus l’espace d’un au-delà spirituel mais une surface habitée par les officiants ploutocrates du dieu Argent auquel on rend un culte quotidien en communion par des transactions à toutes les échelles. Loin d’être unitaire, le gratte-ciel est la cristallisation d’une force économique. Dès lors, on comprend qu’il naît aux États-Unis associant l’esprit pionnier à la libre entreprise pour une conquête de l’espace des hauteurs. À l’image des traders, ils cultivent leur individualité narcissique et leur cloisonnement en se plaçant dans une concurrence totale.
La tour habitée est encore plus cruelle puisqu’elle sous-entend un darwinisme social dans un espace où le sommet de la chaîne alimentaire occupe l’étage le plus haut et jouit du droit à un panorama sur sa domination. Les tours deviennent les calvaires de ce village mondial, à la fois marque, logo et emblème. Sans verser dans l’essentialisme, le caractère plus égalitaire des sociétés européennes pourrait en partie expliquer cette appréhension et souvent ce rejet du gratte-ciel. Plusieurs questions se posent alors : que laissons-nous à nos enfants à travers des objets aux finalités hasardeuses plutôt que des bâtiments traduisant un contrat social ? Que disent de nos sociétés ces formes urbaines sinon un culte de la performance par la hauteur d’immeubles aux façades de verre au reflet lisse, miroir d’une civilisation hédoniste et narcissique, bien en deçà du classicisme d’un Palladio ?
Avant même d’être érigé, le gratte-ciel est d’abord une association entre un pays, une ville, des entreprises locales et internationales, la finance et un architecte renommé afin de démontrer dans une communauté d’intérêts leur puissance individuelle et collective. Chacun de ces acteurs trouve une source de prestige dans la réalisation du projet. Une rencontre et des pré-contrats se passent durant le salon du Marché international des professionnels de l’immobilier (MIPIM), sorte de comité organisateur de la course mondiale aux hauteurs.
« Elle (la tour) exerce un putsch urbain et devient la preuve dans l’espace que l’économique tient, pour l’instant, les rênes du pouvoir. »
Passé cette étape, il faut souvent déqualifier des zones, exproprier ou expulser selon les titres de propriété sans organiser le relogement. Une tour ne reste jamais isolée très longtemps, elle est un cheval de Troie qui entraîne dans son sillage un développement immobilier assis sur une bulle spéculative et se manifestant par l’arrivée de coreligionnaires. Le pré-projet néglige souvent l’aspect urbain pour se focaliser sur les modélisations de la structure du sol (géologie, résistance des métaux….) qui ont une incidence sur les plans d’exécution. La tour de bureau (somme des intérêts d’une oligarchie marchande) prend souvent le pas sur le vélum des habitations ordinaires et des bâtiments publics. Elle exerce un putsch urbain et devient la preuve, dans l’espace, que l’économique tient, pour l’instant, les rênes du pouvoir.
La tour, la « machine à faire payer la terre »
Outre ces considérations anthropologiques et éthiques préalables, nécessité commande de se pencher sur les arguments militant pour cette forme urbaine. Le premier est l’optimisation et la rentabilisation maximale du foncier par la sur-densification d’une parcelle sur laquelle on juxtapose les surfaces de planchers utiles avec un prix au m² pléthorique qui augmente à mesure que l’on occupe les étages supérieurs. L’opération située dans un espace à haut coût immobilier (centre-ville, centralité économique) promet une hausse exponentielle des bénéfices. Ayant très vite saisi la nature de ce type d’opération, l’architecte du Woolworth Building, Cass Gilbert la qualifiait de « machine à faire payer la terre ». La vertu écologique apparente est qu’en renforçant la densité/compacité, cette forme architecturale empêcherait l’étalement urbain entraînant l’imperméabilisation de nouvelles parcelles naturelles, la fragmentation des couloirs écologiques (trames vertes et bleues) et l’édification galopantes d’infrastructures diverses. Elle permettrait ainsi de juguler la croissance urbaine et pallier la pénurie de logements.
Mais, cet argument spatial d’une densité vertueuse est irrecevable puisque près d’un tiers de chaque plateau est consacré aux locaux techniques. Pour ce qui est de l’argument écologique et économique, le gratte-ciel est une centrale de surcoûts en construction puis en fonctionnement. Pire, la majorité des chercheurs reconnaissent que le tissu urbain haussmannien (300 habitants à l’hectare) de l’Opéra est bien plus dense et compact qu’un quartier vertical composé de tours (100 habitants à l’hectare) car elles doivent respecter, entre elles, des distances proportionnelles à leur hauteur.
Pour conquérir les hauteurs, les constructeurs utilisent l’acier et le béton qui ont une empreinte écologique et un coût disproportionnés par l’énergie grise consommée pour leur production, la nuisance des chantiers, la masse et la provenance des matériaux de structure acheminés, la profondeur des fondations, les coûts de l’automatisation. Le coût de construction augmente avec la hauteur à un tel point que De Jong et Wamelink évoque un coût de la hauteur. La densité du quartier récepteur a son importance : un milieu urbain dense a des incidences importantes sur la force du vent, la lumière et surtout le coût de réduction des nuisances de chantier.
Ajoutons les coûts de fonctionnement cachés qui constituent, par les charges, un second loyer dantesque. La performance énergétique d’un bâtiment diminue proportionnellement à l’étendue de la surface de son enveloppe : la déperdition y est massive. Le caractère profondément énergivore de cette forme urbaine entraîne ces autres coûts cachés que sont l’utilisation motorisée et l’entretien des auxiliaires de distribution pour acheminer des fluides par des pompes et des charges et personnes par les ascenseurs. Au-delà de 80 m, la ventilation/aération naturelle n’est plus possible et est remplacée par une mécanique très dispendieuse en énergie pour refroidir ou réchauffer le bâtiment selon le climat. Les chiffres sont têtus : la consommation minimum en énergie d’une tour est presque trois fois plus importante (130 KWh par m²) que les objectifs communs fixé par le Grenelle de l’environnement et le Plan Climat Paris pour le neuf (50 KWh par m²). L’obligation légale d’une permanence de pompiers, passé 53 mètres, crée des obligations d’embauche. L’immensité des copropriétés rend difficile la gestion des tours d’habitation avec une réelle difficulté à prendre des décisions : la tour Montparnasse, à titre d’exemple, comprend 330 copropriétaires.
« L’entre-soi en ghetto de riches dans des gathered communities verticales avec une sécurisation excessive à l’entrée est la norme, l’exclusion sociale la conséquence. »
La question de son usage est aussi polémique car essentiellement diurne. Chacun d’entre nous a ce sentiment d’un phare lorsqu’un employé distrait oublie d’éteindre la lumière. Mais aussi, la réverbération de la lumière provoque un effet îlot de chaleur (quand il ne fait pas fondre les voitures comme à Londres). Deux autres externalités négatives s’expriment couramment : l’ombre portée de ces bâtiments plonge des secteurs entiers dans l’obscurité et soumet les passant aux vents violents (« effet Venturi »). L’engrenage ne s’arrête pas là car, passé les trois premières décennies d’exercice, la rénovation et les réhabilitations sont monnaie courante notamment en raison d’une exposition importante à la poussée des vents et à la force des précipitations. Argument encore négatif, le marché, capricieux, peut évoluer de manière négative entraînant une vacance importante comme actuellement à la Défense. Ce revirement négatif peut même avoir lieu pendant la durée de l’opération (en moyenne deux ans d’études et quatre ans de construction) avec l’obligation contractuelle d’ériger des tours en sachant que leur usage sera minime voir nul et le loyer changeant.
Ces charges coûteuses en font un produit de luxe accessible uniquement à une clientèle fortunée sur un marché international très concurrentiel. Il en découle que le logement particulier et hôtelier haut de gamme ou le tertiaire sont les uniques programmations possibles, évacuant sans pitié toute programmation de logements sociaux, services, commerces ou équipements publics. Vendre un m² de bureaux est toujours plus lucratif que de l’habitable pour un promoteur car il nécessite moins d’éléments de viabilisation (conduites, électricité, cloisons, salle d’eau..). L’utopie d’un gratte-ciel multifonctionel dans lequel les coûts seraient partagés entre logement, bureau, activités, commerce prend un coup dans l’aile. Pire, la tour aboutit à une ultraspécialisation territoriale qui va à l’encontre de toute urbanité, cohésion sociale et surtout de l’impératif d’un quartier durable cumulant les fonctions de travail, d’habitat, de loisirs, d’éducation et d’approvisionnement afin de limiter les déplacements. L’entre-soi en ghetto de riches dans des gathered communities verticales avec une sécurisation excessive à l’entrée est la norme, l’exclusion sociale la conséquence.
« On passe de l’économie au mode de vie “hors-sol” sous la pression conjugué de l’accélération du travail et d’une forme urbaine étouffante. »
De plus, sur le papier, le gratte-ciel est une forme architecturale idéale pour un consortium d’entreprises locataires afin de jouer la carte du marketing urbain avec pour quinte flush royale les mots-clés : puissance économique, visibilité, design, innovation et technologie, identité par la skyline. Mais plus prosaïquement, les atouts sont cumulatifs avec la mise à disposition de grands plateaux facilement modulables par le peu de poteaux proches, l’expérimentation de son organisation du travail en open space et les éventuelles synergies entre entreprises uniquement séparées par des niveaux. Polarisant et concentrant des fonctions exécutives importantes, le gratte-ciel est l’arbre qui pompe la sève de la ville horizontale en terme de flux d’énergies, de personnes, de biens et de capitaux.
Concrètement, cette opération s’appuie sur la création d’infrastructures routières et de transports publics qui s’entremêlent au cœur de la gare multimodale située au pied du gratte-ciel. C’est avec diligence que la congestion de ces réseaux apparaît selon l’amplitude horaire adoptant le triptyque : afflux le matin, reflux en début de soirée et désert en pleine nuit. Pire, elle est une insulte à l’urbanité : le salarié passe des métros à l’ascenseur avant de rejoindre des bureaux confinés. On passe de l’économie au mode de vie “hors-sol” sous la pression conjuguée de l’accélération du travail et d’une forme urbaine étouffante. On comprend que la ligne 1 du métro parisien ait prévu des sas pour prévenir les suicides. La pollution n’est pas la seule atteinte faite aux écosystèmes urbains et naturels recevant ce type de forme urbaine, il existe aussi un effet de subsidence dans de nombreuses métropoles mondiales en particulier à Bangkok et à Shanghaï. Afin de sauver cette forme urbaine, de nombreux architectes parient sur une surenchère basée sur le progrès technique, sur de nouveaux matériaux et sur de nouvelles modalités de conceptions. Mais ils perdent de vue des principes simples : comme un arbre, une tour doit privilégier ses racines. Ce sera l’objet du second volet de ce dossier.
Nos Desserts :
- Database anglo-saxonne sur les buildings
- Council on Tall Buildings and Urban Habitat, CTBUH
- Base de donnée en langue française sur les tours et immeubles de grande hauteur
Catégories :Société