Politique

L’avenir de l’agriculture : un enjeu politique

Face au malaise qui a saisi le monde paysan depuis un siècle, la question de l’agriculture n’est pas tant la question des agriculteurs que la question d’une société. Elle a trait à l’identité culturelle de chaque peuple et génère des tissus économiques et sociaux importants. La libéralisation de l’agriculture a cependant bousculé nos manières de consommer, et loin d’être une solution globale contre la pauvreté, cette ouverture des marchés n’a fait que superposer le clivage « gagnants/perdants » de la mondialisation sur le clivage « riches/pauvres ». Retour sur un siècle de mutations de l’agriculture, mais aussi sur une certaine évolution de nos modes de vie liée à la généralisation de l’urbanité.

Les métamorphoses de l’agriculture française

A la fin de la Seconde Guerre Mondiale, l’image des paysans se retrouve écornée. Les critiques accusent certains d’entre eux de s’être grassement enrichis en alimentant le marché noir, alors même que les populations souffraient du rationnement et de la pénurie. Mais après la Libération, l’heure est à la reconstruction et au grand essor de l’industrialisation en France : « Si les ouvriers nous font vivre, alors faites les vivre », ordonne-t-on aux paysans. Et la petite paysannerie va battre sa coulpe : ses méthodes ancestrales, et la tradition perpétuée depuis des millénaires font les frais d’une nouvelle manière de cultiver et de produire, dont le maître-mot est l’innovation. Avec le plan Marshall et l’arrivée des tracteurs, l’âpreté du travail agricole d’autrefois passe à la trappe : le temps de labeur dans les champs est divisé par quatre, et le rapport des paysans à la terre va en être bouleversé. La vieille logique paysanne, qui réclamait la lenteur, se voit balayée par des directives et un vocabulaire nouveaux : l’importance du rendement, la production accrue, la rationalité économique imposent leurs normes. Autant de termes qui révèlent cruellement aux paysans que le progrès ne s’embarrasse pas du souvenir.

Les Glaneuses, Millet.

Les Glaneuses, Jean-François Millet

D’une agriculture de subsistance dont on vendait le superflu, on passe à son contraire : la subsistance du paysan dépendra du superflu, c’est-à-dire de sa capacité à produire plus que ne l’exigent ses besoins. La petite paysannerie commence alors à s’étioler, laissant derrière elle le désert manifeste des campagnes, quand seuls les grands propriétaires s’en sortent et s’industrialisent à marche forcée.
Une politique agricole commune se met en place en Europe en 1962 : en ce temps là cette PAC était encore encensée par les agriculteurs français qui ne se doutaient pas que leur situation allait être autant conditionnée par des décisions prises à Bruxelles. Pour l’heure, les stocks de produits agricoles ne cessent de croître sous l’effet d’une croissance spectaculaire des rendements. L’élaboration de la PAC favorise la concurrence et l’affrontement des agriculteurs européens, qui n’ont de cesse de s’endetter pour avoir le dernier tracteur permettant un meilleur labour et les tonnes d’engrais chimiques accroissant les récoltes. Mais en produisant toujours plus et toujours plus vite, voilà que l’on produit trop, et le problème des surplus n’a pas d’autre effet que la baisse des prix. Le productivisme outrancier finit par montrer ses limites, l’agriculture industrielle n’accordant, à vrai dire, qu’un triomphe bien précaire.

Cette croissance économique d’après-guerre va permettre l’éclosion de la société moderne reposant sur la consommation et l’opulence à tout crin. Nous sommes alors en plein dans l’illusion de l’abondance, et les préoccupations agricoles et environnementales se voient reléguées au second rang. Produire toujours plus et toujours plus vite est devenu si facile grâce aux nouvelles techniques que l’on ne se doute alors pas que cette agriculture va devenir une machine à créer de la pauvreté à l’échelle mondiale.

La généralisation de l’urbanité

Sous les Trente Glorieuses, les rapports entre la société et le monde agricole vont se redessiner durablement : les modes de vie changent, et la généralisation de l’urbanité est amorcée. L’homme moderne se définit moins comme citoyen – après tout, il n’exprime sa souveraineté qu’à intervalles réguliers – que comme « citadin » : il est devenu un être conditionné au consumérisme relayé par une publicité envahissante et par les mass medias qui brament la même rengaine.

Cette recherche du confort consumériste va évidemment affecter la culture. Dans un article daté du 24 juin 1974, Pasolini essaie de définir ce qu’est la culture d’une nation, et il en conclut que la culture est ce qui s’enracine précisément dans le vécu et dans l’existence des hommes. Elle forme ainsi un ensemble : la culture paysanne ou encore la culture de l’homme fin lettré participent à toute la richesse culturelle d’une nation. Mais qu’en est-il aujourd’hui, à l’heure où la culture se numérise, où elle tend à se résumer à Amazon, Youtube, Netflix ou Deezer pour les plus jeunes, pire, où elle se consomme comme de la junk-food ? A croire que nous sommes devenus boulimiques d’une culture médiocre. On forme ainsi, d’après le théoricien de l’urbanisme américain Lewis Mumford, « un peuple unifié, homogène, standardisé, composé d’individus conformes au prototype métropolitain et habitué à consommer exclusivement les marchandises que leur fournissent les maîtres de l’appareil, dans le meilleur intérêt d’une économie en perpétuelle expansion » (La Cité à travers l’histoire).

La zone pavillonnaire chérie, photographie de Peter Granser.

La zone pavillonnaire américaine © Peter Granser

80% des agriculteurs font désormais leurs courses au supermarché. Si auparavant, il y avait une nette distinction entre le monde rural et le monde urbain, nous partageons à présent tous la même culture urbaine. Les frontières de la ville sont en fait devenues floues, et la société urbaine s’aventure toujours plus sur le reste du territoire. La campagne a perdu sa dominante agricole, tandis que la ville se dilue dans le périurbain. Et l’étalement urbain qui ne cesse de croître en est la preuve flagrante : l’habitat individuel qui a fortement progressé, représente plus de 60% des logements construits depuis 1975. Le hic est que ce sont souvent les espaces ruraux qui sont considérés comme le réservoir de cette extension urbaine. La majeure partie des constructions s’opère ainsi sur des terrains initialement dévolus à d’autres usages ( agricoles, forestiers ou semi-naturels) et éloignés des centres-villes (source : numéro de mars 2012 de la revue du Commissariat général au développement durable). En résulte, un tissu urbain discontinu et des zones industrielles et commerciales parsemées ici et là sans aucune cohérence avec les territoires qu’elles conquièrent. Au lieu de travailler intelligemment à l’extension des villages qui permettrait de conserver une certaine proximité et une vie sociale entre les habitants, la mode est à la zone pavillonnaire, aux quartiers dortoirs, chacun sa maison bien cachée derrière sa clôture. Cette artificialisation massive des territoires entraîne également la disparition d’habitats naturels, ce qui s’avère, au passage, de plus en plus préjudiciable pour la sauvegarde de certaines espèces animales.

L’agriculture, un enjeu politique

Lorsque les grands titres de la presse parlent aujourd’hui du monde agricole, c’est souvent pour en relever les problèmes, renvoyant ainsi une piètre image d’eux-mêmes aux agriculteurs. On les dit responsables de la pollution chimique, de la vache folle, de la prolifération des algues vertes en Bretagne (…), et pour couronner le tout on les accuse de recevoir des sommes faramineuses en guise de subventions.
Il serait pourtant plus judicieux de pointer les politiques nationales qui ont choisi de bâtir une politique agricole et alimentaire uniquement guidée par des impératifs de compétitivité sur les marchés internationaux ou par les demandes du FMI et de la Banque mondiale. Quand va-t-on comprendre que même l’agriculture la plus industrialisée et rationalisée possible ne pourrait concurrencer les prix toujours plus bas des productions venues du Brésil et d’autres pays émergents ? Et que dire de notre mode de production et de stockage qui détériorent la qualité des aliments, de leur transformation excessive, et des circuits de distribution qui s’étirent toujours plus loin ?

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On ne veut que votre bien

D’un côté, un milliard d’individus se trouvent en état de sous-alimentation, et de l’autre, un milliard sont quant à eux en état d’obésité. Ces deux extrêmes sont en fait les deux faces d’une même pièce. Croire, par exemple, que les problèmes d’obésité dans nos pays occidentaux pourraient se résoudre très facilement par une sorte de rééducation des individus en leur inculquant de « bonnes » habitudes alimentaires (manger cinq fruits et légumes par jour, consommer des produits laitiers..) est une attitude des plus hypocrites, tant que l’on se refuse à prendre en compte des facteurs politiques et économiques plus importants. Comment ne pas reconnaître que les problèmes alimentaires que les pays rencontrent (malnutrition, obésité) sont tributaires des actions de certaines entreprises agroalimentaires et multinationales, qui ne sont ni regardantes sur la qualité de leur production, ni sur la loi pour être toujours plus rentables ? Quand les systèmes alimentaires des pays occidentaux rendent possible le gaspillage de près de 30% de l’alimentation disponible, les pays pauvres eux, vendent leurs meilleures terres aux pays développés ou émergents. Ce sont actuellement 45 millions d’hectares de terres cédées, dont 30 millions en Afrique, qui ne serviront nullement à développer une agriculture vivrière pour les populations locales, mais à mettre en place de grandes cultures destinées aux agrocarburants ou à la chimie verte qui profiteront exclusivement aux pays développés. Les conséquences pour la sécurité alimentaire de ces pays pauvres ne semblent pas être vraiment embarrassantes pour certains. Le marché agricole mondial est aux mains d’une dizaine de sociétés transcontinentales, qui s’accommodent bien du fait que la dette extérieure des pays les plus pauvres empêchent ces derniers d’investir dans l’agriculture.

Dans un entretien pour Bastamag, Jean Ziegler, ancien rapporteur spécial auprès de l’ONU sur la question du droit à l’alimentation dans le monde, affirme que nous avons pourtant « toutes les armes constitutionnelles en main » : le ministre des Finances peut se prononcer au FMI pour le « désendettement total et immédiat des pays les plus pauvres de la planète », et il est également possible de « forcer le ministre de l’Agriculture a voter pour l’abolition du dumping agricole à Bruxelles ». Mais en attendant les actions de nos ministres, c’est un réel projet de société qu’il nous faudrait établir, en appelant notamment à une éthique qui relierait les agriculteurs, les industriels, les commerçants et les consommateurs. Une éthique qui n’a sans doute jamais été aussi urgente, à l’heure où les états parviennent de moins en moins à déterminer leur propre politique agricole face à l’ouverture des marchés. Le territoire ukrainien est devenu ainsi en l’espace de quelques années, le champ préféré des grandes entreprises nationales comme AgroGénération, présidée par Charles Beigbeder, qui y louent des terres pour produire à outrance.

L’agriculture, que l’on a trop tendance à mettre de côté dans le débat politique, ne saurait rester plus longtemps à l’écart de celui-ci : il nous faut rebâtir nos systèmes alimentaires, reconsidérer nos modes de production et l’utilisation des ressources, mais aussi promouvoir les terroirs et réfléchir à ce qu’est la ruralité, de manière à ce que les populations, au lieu de se soumettre à une règle internationale dictée d’en haut, décident des règles et des normes sur les territoires qu’elles occupent, et pensent ainsi un monde tel qu’on aimerait y vivre.

Nos Desserts :

  • Un entretien filmé de l’écrivaine Marguerite Yourcenar sur l’écologie : première partie, deuxième partie et troisième partie
  • Un extrait du film de Raymond Depardon Profils Paysans tourné dans les Cévennes
  • Un entretien avec Philippe Baqué : l’agriculture biologique est à son tour prise au piège de la grande distribution et reproduit le modèle économique agro-industriel qui met les paysans du Sud au service exclusif des consommateurs du Nord
  • Les OGM s’ancrent de plus en plus dans le paysage américain, malgré les protestations des associations
  • Quand l’agriculture sert à nourrir les machines aux dépens des humains : enquête sur une agriculture au service quasi exclusif de l’industrie pétrolière et chimique
  • Repenser le lien entre le monde rural et la ville : un reportage sur le projet De la ferme au quartier à Saint-Étienne

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