Nicolas Jounin est un enseignant-chercheur en sociologie. Il est maître de conférences à l’Université de Paris VIII Vincennes-Saint-Denis. Il vient de sortir « Voyage de classes », livre retraçant une expérience originale qu’il a réalisée avec ses élèves de licence. Durant trois ans, il a fait enquêter ces jeunes, souvent issus des quartiers populaires de banlieue, sur le VIIIe arrondissement de Paris, qui concentre pouvoir politique, économique et culturel.
Le couple Pinçon-Charlot — que vous citez souvent — a déjà abondamment étudié la sociologie de la classe bourgeoise : qu’espérez-vous apporter de supplémentaire avec cet ouvrage ?
Ce livre n’est pas une étude de la bourgeoisie, mais une sorte de manuel de méthodologie de l’investigation sociologique qui prend la forme d’un récit. Ce récit, c’est celui d’étudiants de Seine-Saint-Denis menant des investigations sur les quartiers bourgeois. Ces quartiers ne sont donc qu’une sorte de prétexte pour donner envie d’enquêter sur le monde qui nous entoure, sur des sphères de la société que l’on n’a pas forcément l’habitude de fréquenter mais qui ont partie liée avec notre existence.
Ce récit essaie d’introduire un renversement de perspective : les habitants du 93 sont souvent placés sous le regard des médias, des institutions, des commentateurs de toutes sortes, que ce regard soit suspicieux ou compassionnel, informé ou pétri de préjugés. Là, c’est depuis le 93 que l’on regarde d’autres quartiers autrement plus ségrégués et qu’on les constitue en objet d’étonnement et d’étude.
Ce livre traite-t-il vraiment de la sociologie des plus riches ou n’est-il pas plutôt une étude sur une fracture sociale intra-métropole, c’est-à-dire celle entre grande bourgeoisie de centre-ville et classes populaires de banlieue ?
Cette fracture, le livre l’étudie moins qu’il ne la met en scène à travers le récit des tribulations de la volonté de savoir d’étudiants de l’université de Saint-Denis. La question à laquelle cherche à répondre le livre est celle-ci : à quoi s’affronte-t-on quand on décide de traverser cette fracture pour en mesurer la béance ?
Pensez-vous que ce livre nous éclaire sur la nature de la lutte de classes, aujourd’hui masquée par la séparation géographique des classes, mise en évidence notamment par l’urbaniste et géographe Anne Clerval (Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale) ?
La ségrégation urbaine n’est pas nouvelle. Les formes qu’elle prend, en revanche, peuvent varier entre les époques et à l’intérieur même d’une époque. Par exemple, la politique haussmannienne dans la deuxième moitié du XIXe siècle constitue à la fois une forme de refoulement de l’industrie et des ouvriers hors de Paris — c’est la période où se constitue la banlieue parisienne — et une intégration subordonnée des serviteurs de la bourgeoisie avec la systématisation de l’étage des chambres de bonnes dans les immeubles. On retrouve aujourd’hui cette contradiction du mode de vie bourgeois, déchiré entre la nécessité de subalternes à demeure pour l’entretenir d’un côté et la recherche de l’entre-soi de l’autre.
Je pense que ce livre éclaire deux dimensions de la lutte de classes et passe en revanche à côté d’autres scènes centrales de cette lutte, notamment le travail. D’une part, la dimension urbaine, à travers l’étude de la manière dont les espaces urbains sont accaparés par certains groupes sociaux. Les frontières urbaines ne sont pas qu’un reflet des barrières de classes, elles contribuent à les fabriquer.
D’autre part, la dimension symbolique, par l’appréhension de la manière dont les dominants se représentent le monde. À l’instar de certains groupes culturels qui ont un seul et même mot pour désigner à la fois les êtres humains et les membres de leur groupe, plusieurs interlocuteurs et interlocutrices rencontrés par les étudiants se représentent leur existence comme saturant l’existant. Lorsqu’une représentante d’une longue lignée d’aristocrates dit qu’elle a une employée à domicile et ajoute « on est comme tout le monde », elle exclut beaucoup de gens de « tout le monde », à commencer probablement par sa propre employée et évidemment les deux étudiantes qui l’interrogent. Ce décalage des représentations — qui n’est pas qu’un décalage mais aussi un rapport de forces symbolique — est rendu d’autant plus vif que la distance est grande entre enquêtés et enquêteurs.
À la lecture de Voyage de classes, on comprend que la fracture n’est pas que sociale ou communautaire, mais également culturelle : pensez-vous qu’il serait possible que la même expérience mais chez les classes populaires périurbaines, aussi pauvres que celles de Seine-Saint-Denis, révélerait une fracture aussi élevée ?
Je n’évoque pas de fracture culturelle dans le livre. En revanche je parle du racisme, c’est-à-dire en l’espèce de l’assignation à une place figée en vertu de l’apparence physique. Les étudiants ont des parcours migratoires et des origines culturelles extrêmement variés : il n’y a aucune homogénéité de ce point de vue-là. Leur relative homogénéité vient plutôt de leurs conditions de vie, des ressources économiques, des lieux d’habitation et du fait que la majorité d’entre eux/elles ne sont pas blancs, à l’inverse de ce qu’on retrouve dans le VIIIe arrondissement. La couleur de peau et plus largement l’apparence physique, érigées en symbole d’une place dans la société par cinq siècles de racisme, ne sont donc pas anodines. Mais ce n’est pas le seul signe connotant une origine sociale : il y a aussi l’accent, les vêtements, la manière de se tenir, etc. Je ne suis donc pas sûr que le décalage serait moins grand ou les humiliations moins fréquentes ou appuyées, avec des étudiants blancs venus d’une cité de Fécamp, par exemple.
Votre ouvrage se termine sur une description lucide de l’explosion des inégalités dans les pays occidentaux depuis une quarantaine d’années et leurs causes. Quelle est selon vous la solution politique à ce problème ?
Je n’ai aucune compétence ou légitimité particulière pour répondre à cette question, qui appartient à tous les citoyens. Mais puisque vous me la posez, je dirais qu’il faut d’abord regarder ce qui, depuis la Première Guerre mondiale jusqu’aux années 1970, avait permis une réduction des inégalités. Il n’y a notamment la création de mécanismes de redistribution, comme l’impôt sur le revenu, mais aussi — et cela me semble davantage porteur d’une transformation de la société — des mécanismes de redistribution plus égalitaires. Les salaires ont ainsi augmenté et notamment la part socialisée de celui-ci : la part du salaire qui va dans les caisses de Sécurité sociale avant d’être répartie selon les besoins. Mais il a fallu pour cela de puissants mouvements sociaux (les grèves de 1936 et 1968, la Résistance, etc.) et des organisations pour pérenniser leurs acquis, bref construire un rapport de forces plus favorable qu’il ne l’est aujourd’hui.
Toutefois, il ne faut pas enchanter cette période, qui est aussi celle de puissantes discriminations légales, de négation des droits entre êtres humains endossées par l’État, notamment à l’égard des colonisés et des femmes. De ce point de vue, la situation paraît plus favorable aujourd’hui qu’en 1960, quoique les discriminations sexistes et racistes, ainsi que l’inégalité de traitement entre Français et étrangers, demeurent des traits structurants de la société française. La lutte pour les droits civiques et la lutte de classes se poursuivent donc toutes deux.
Nos Desserts :
- Le site de Nicolas Jounin
- Pour chopper Voyage de classes
- Extraits du bouquin dans l’Humanité
- Interview de Nicolas Jounin dans l’Humanité
- Interview de Nicolas Jounin dans Mediapart
- Interview de Monique Pinçon-Charlot sur son livre «La violence des riches » dans Basta!
- Le Comptoir vous a déjà parlé de lutte de classes
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