Le Comptoir : Les événements de Ferguson [où un policier blanc a écopé d’un non-lieu alors qu’il était poursuivi pour le meurtre d’un jeune Noir-Américain, Michael Brown, dans la ville de Ferguson, Missouri] nous montrent que la société américaine reste traversée par des tensions communautaires. Est-ce l’échec d’une politique reposant sur l’intégration des Afro-américains au système économique par l’affirmative action, qui a permis la création d’une élite noire, et d’un black entertainment (cinéma, musique, TV), mais qui a laissé de côté la majorité ?
Pierre Cras : La notion d’élite noire américaine est assez ancienne et préfigure l’instauration des opportunités d’emploi et d’intégration économique offertes par la politique de l’ affirmative action. Au début du XXe siècle, l’intellectuel William E. Du Bois faisait mention des « talentueux dix pour cent » / talented tenth pour illustrer le fait qu’un Afro-Américain sur dix serait un futur leader international de sa communauté grâce à son instruction universitaire. C’est une des premières théorisations de l’élite noire américaine. Malgré l’avancée que représente la politique de non-discrimination à l’embauche telle que définie par l’affirmative action, le taux de chômage chez la population africaine-américaine reste en moyenne deux fois plus élevé que celui de la population dite « euro-américaine ».
Les chiffres parus cet été font mention d’un taux de chômage respectivement de 11,4 % pour les premiers contre 5,3 % pour les seconds. C’est par ailleurs une triste constante dans l’Histoire des États-Unis : depuis les premières statistiques publiées en 1972 jusqu’à aujourd’hui, le taux de chômage des Afro-Américains a toujours été plus élevé que celui des Euro-Américains et ce, malgré des fluctuations selon les États. Les quelques exemples d’Afro-Américains multimillionnaires — voire milliardaires dans le cas d’Oprah Winfrey ou de Michael Jordan — de l’industrie du sport ou du divertissement font, à juste titre, figure d’exceptions individuelles. Quant aux événements de Ferguson, ils sont révélateurs en ce sens qu’ils cristallisent des tensions à l’origine très ancienne et qui se situent à la conjonction des domaines de l’ethnicité, de la classe et du genre. Ceux-ci se manifestent par exemple dans le cas du stéréotype du criminal black male qui imprègne l’inconscient collectif américain depuis plusieurs siècles mais qui a connu une redéfinition moderne dans les années 1980. Il existe des centaines de cas similaires à Ferguson et qui n’ont pas revêtu la même importance.
Il y a six ans, l’élection de Barack Obama a suscité beaucoup d’espoir notamment au sein de la communauté noire. En 2012, ils étaient encore 93 % à voter pour lui. Est-ce que Ferguson marque son échec ?
C’est effectivement un paradoxe prégnant. Dans une interview donnée à CNN, le professeur et militant Cornel West a récemment déclaré que les incidents de Ferguson sont le signe que l’ « ère Obama » est en train de s’écrouler. Depuis la promesse d’une période de changement que beaucoup espéraient marquée du sceau du « post-racial » jusqu’à aujourd’hui, la communauté noire des États-Unis s’estime trahie par celui qu’elle considérait comme son sauveur. Ce sentiment de trahison est d’ailleurs assez généralement partagé par cette même population qui estime qu’Obama a choisi d’orienter sa politique en faveur de Wall Street et n’intervient nullement afin de réduire le racisme structurel, héritier des lois ségrégationnistes Jim Crow, et qui prend la jeunesse noire et latino-américaine pour cible. Les dernières déclarations officielles, très passives, du Président à propos de la situation à Ferguson sont rejetées par une écrasante majorité des Afro-Américains, qui s’estiment abandonnés et dupés par une politique inexistante en faveur des minorités.
D’après les statistiques, seuls 6 % des policiers de Ferguson seraient noirs, alors que ces derniers représentent la majorité de la ville (67 %). Est-ce que ça traduit nécessairement du racisme ou est-ce que ça ne proviendrait pas également d’une méfiance des Noirs vis-à-vis de cette institution ?
Les deux facteurs se complètent. Les États du Sud et du Midwest ont une histoire des relations inter-communautaires marquée par la violence. Beaucoup d’historiens américains ont longtemps insisté sur le fait que la ville de Saint-Louis ne s’est pas soulevée ou révoltée durant les années 1960 et notamment après les émeutes de Watts de l’été 1965. Cependant, la ville de Saint-Louis du début du XXe siècle a été durement marquée par plusieurs émeutes raciales violentes. La plus tristement célèbre a eu lieu en juillet 1917 lorsque des milliers de Noirs ont été pourchassés, lynchés et battus à mort en raison du fait qu’ils travaillaient massivement dans une industrie militaire participant à l’effort de guerre. L’historiographie américaine qualifie cet épisode d’une des expressions les plus violentes des tensions entre Noirs et Blancs au XXe siècle.
Sur un plan national, les rapports entre les forces de police et la communauté noire américaine sont tout aussi tendus. Dans les années 1960, à l’apogée du mouvement pour les droits civiques, la police est devenue l’ultime rempart entre les franges les plus conservatrices des Américains blancs et la population noire.
C’est à cette époque qu’une scission véritable s’opère puisque des militants non-violents sont assimilés à des criminels et font l’objet de répressions policières. D’un autre côté, il convient de remettre en perspective le taux d’incorporation des Noirs-Américains au sein de l’institution policière. Sur un plan purement historique, c’est l’accès des Afro-Américains à des fonctions politiques élevées qui a permis cette incorporation dans certaines villes majoritairement noires. À Detroit par exemple, il aura fallu attendre les années 1970 pour que les forces de police commencent à intégrer des éléments afro-américains alors que la population noire de la ville représentait près de 45 % du total de ses habitants. Cette incorporation coïncide avec l’élection de Coleman Young, premier maire noir de la ville. Toutes les grandes agglomérations n’ont pas bénéficié de cette volonté d’intégration au sein des services de police et le fait d’exercer une activité permanente de « maintien de l’ordre » au sein de la communauté noire conduit inexorablement à faire éclater des tensions latentes depuis plusieurs siècles.
Le mouvement des droits civiques dans les années 1950-1960 a permis aux Noirs d’obtenir l’égalité politique. Or, nous voyons aujourd’hui que ce n’était pas suffisant. Le problème vient-il du modèle communautaire américain qui ne permet pas aux États-Unis de faire société ou de l’inégalité sociale qui règne entre les deux communautés ?
Excellente question car les deux notions sont intrinsèquement liées. Officiellement, le Civil Rights Act de 1964 rend inconstitutionnelle la ségrégation et / ou la discrimination basée sur l’ethnicité, la religion, le sexe ou la couleur de peau. Officieusement, la situation est beaucoup plus complexe. La communauté noire a d’un côté, bénéficié des luttes pour les droits civiques initiées par de nombreux mouvements tels que le SCLC (Souther Christian Leadership Conference), la NAACP (National Association for Advancement of Colored People), le SNCC (Student Nonviolent Coordinating Committee) et beaucoup d’autres encore, le mouvement pour les droits civiques étant extrêmement vaste et ne s’étant pas strictement limité aux actions menées par Rosa Parks et Martin Luther King Jr.
D’un autre côté, le résultat immédiat de la législation n’était pas à la hauteur des attentes suscitées et annonçait déjà toute l’immensité de la problématique. L’émergence d’une nouvelle génération de militants radicaux choqués par l’assassinat de Malcolm X en 1965, les émeutes de Watts, les brutalités policières et l’assassinat de Martin Luther King en 1968 ont contribué à mettre en lumière les inégalités sociales persistantes. Par ailleurs, ce durcissement idéologique général de la lutte pour les droits civiques démontre bien que la communauté noire américaine n’est pas une entité monolithique et immuable. En effet, cette dernière est plurielle et recouvre l’expérience d’individus issus de milieux sociaux, de religions et d’obédiences politiques très diverses et la notion même de « communauté » renvoie à une signification très différente aux États-Unis et en Europe. Le modèle communautaire américain est protéiforme, et il a existé — dans le cas des Afro-Américains — un certain nombre de réactions contemporaines qui ont proposé un contre-modèle « d’État dans l’État » qui n’ont pas abouti pour diverses raisons. Même si l’on ne peut pas parler d’un échec, il est certain que l’organisation, la structure et l’histoire d’une communauté déterminent son rapport à l’ensemble des populations qui l’entourent.
En France, la mort de Rémi Fraisse a prouvé que les bavures policières ne relevaient pas nécessairement de problèmes ethno-communautaires. En est-il de même aux États-Unis ?
Les deux incidents, s’ils ont pour résultat la mort d’un jeune homme et l’implication des forces de police dans les deux cas, sont néanmoins très différents l’un de l’autre. Dès lors qu’un rapport de force se crée entre populations et policiers — quels qu’en soient l’enjeu ou l’origine — il existe un risque de débordement d’un côté comme de l’autre. La même observation peut être faite en France ou aux États-Unis mais, dans le cas de ces derniers, il existe un ensemble de paramètres spécifiques à l’histoire des relations entre les minorités et l’institution policière qu’il faut prendre en considération afin de saisir toute la portée que peuvent avoir des événements comme ceux de Ferguson. Une fois encore, il est extrêmement difficile aux États-Unis de décorréler les notions d’ethnicité, de classe et de genre qui sont bien souvent des causes sous-jacentes indissociables de ce type de situations.
Nos Desserts :
- Page co-fondée par Pierre Cras, « Les documentaires afros »
- Ferguson : L’Amérique face à ses démons racistes dans l’Humanité
- Sur les violences policières dans les quartiers populaires, dans Basta!
- Guy Debord analyse les émeutes de Watts
- Lutte des races ou lutte des classes ? sur L’Entreprise de L’Impertinence
- Pour une critique intéressante du multiculturalisme américain : l’ouvrage de Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité, recensions ici et là
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