Culture

« Territoire de la liberté » : un autre visage de la Russie

De la liberté, plus de liberté, tout le monde en parle, tout le monde en veut, mais sait-on vraiment à quoi cela ressemble, la liberté, la vraie ? Dans notre grand monde consumériste, du haut de nos tours de béton, derrière nos petits écrans, quelle liberté croyons-nous espérer ?  Le 4 février prochain sortira le film « Territoire de la liberté » du photographe et cinéaste russe Alexander Kouznetsov, sélectionné à Visions du Réel, à Lussas, au Festival Corsica.Doc et lauréat du prix Documentaire sur Grand Écran du Festival international d’Amiens. Qualifié de « documentaire festif », le second film du réalisateur a le synopsis alléchant, la photo qui réchauffe quand il fait froid et qui rafraîchit quand il fait chaud. « Loin de la grisaille et de l’agitation de la ville existe un autre territoire. Un territoire où se mêlent fête, escalade et nature sauvage. Un territoire où se réfugier, s’aventurer, vivre ensemble. Un territoire où l’on vit, où l’on respire ce qui en Russie n’a jamais existé : la liberté. » Une terre de liberté au pays de Poutine ? Un oxymore ! Et pourtant, c’est ce petit morceau de résistance que nous laisse entrevoir ce documentaire insolite. Et alors que la défense des libertés individuelles est plus que jamais d’actualité en France, on commence à entendre aujourd’hui, ceux-là mêmes qui sont descendus dans les rues, marcher pour la liberté hier, se dire prêts à sacrifier un peu de celle-ci demain, au profit d’une plus grande sécurité. Mais quelle sécurité vaut la peine qu’un peuple accepte que son gouvernement bride ses libertés individuelles ? Quel système protégerons-nous avec de telles mesures ? Et si nous nous trompions de chemin ? Et si la liberté, était tout simplement, un risque à prendre ?

Qui, qui, qui sont les Stolbystes ?

Ils sont une poignée, vivent et travaillent en semaine à Krasnoïarsk, et s’évadent dès qu’il le peuvent, à quelques kilomètres du centre urbain, pour rejoindre les sommets enneigés de la réserve naturelle des Stolbys. Pas moins de 1037 espèces de plantes, 58 espèces de mammifères et 199 espèces d’oiseaux y ont été recensés, selon l’Unesco. Au milieu de ces 60 620 hectares de taïga et de montagne séculaire, bordant le plateau de la Sibérie centrale chère à Vassili Sourikov, se dressent des rochers de syénite titanesques ; les Stolbys. Ainsi baptisés « Stolbystes », les petits prolétaires de Krasnoïarsk revêtent leurs habits d’alpinistes chevronnés pour se soustraire, le temps du week-end, au quotidien mortifère de la ville. Ils escaladent alors les immenses colonnes surgissant de terre, et au fil des saisons et des airs de guitare et d’accordéon, se créent un nouveau quotidien, teinté de fête, empreint de chaleur humaine et respectueux de l’environnement. « Les Stolbys, c’est la communauté des plantes, des animaux et des hommes », dit l’un des protagonistes. Un contraste fort avec la ville d’en bas, qu’Alexander Kouznetsov ne manque pas de marquer tout au long du film. De processions religieuses en manifestations politiques de la Russie unie, la caméra du réalisateur s’attarde ponctuellement sur la foule grise, massée dans les rues de Krasnoïarsk, et toujours minutieusement encadrée, parfois oppressée, par les militaires et autres forces de l’ordre russes.

On est loin de la bouffée d’air pur, que l’on se prend tout en haut des Stolbys. Car il est vrai qu’en termes de village étape sur le trajet du Transsibérien, on a vu plus accueillant que Krasnoïarsk. Fondée en 1628, cette ancienne forteresse fut successivement, de l’époque tsariste jusqu’en 1960, un lieu de relégation pour les exilés politiques – tels les bannis de l’insurrection décabriste de 1825 – un centre du Goulag, et une ville militaire longtemps fermée aux étrangers. Aujourd’hui devenue une ville industrielle, Krasnoïarsk n’en reste pas moins isolée du reste de la Russie. « Il faut imaginer un lieu coupé du reste du monde, de longs hivers froids et rudes. Il faut imaginer une extrémité d’où l’on s’échappe difficilement », note le réalisateur.

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Krasnoïarsk (en russe : Красноярск) est situé dans le sud de la Sibérie occidentale, c’est une étape importante sur le trajet du Transsibérien. Elle est la troisième ville de Sibérie et compte environ 1 million d’habitants.

C’est donc souvent dès l’enfance, que les jeunes Stolbystes, telle la craquante et vivante Arisha que l’on rencontre dès le début du film, prennent goût à cette espace de liberté. Éduqués par leurs parents au stolbysme et à son « style d’alpinisme populaire », ils apprennent aussi à vivre en communauté dans les isbassorte de petits chalets qu’ils ont construits – illégalement, bien sûr – à même la montagne. De « L’Edelweiss » à « La Gouloubka », chaque isba a son petit nom farfelu ou poétique, et constitue un lieu de vie autogéré, truffé de systèmes alternatifs et astucieux, et riche en moments de partage, en beuveries et en chants. Le bien-vivre ensemble, la satisfaction de l’indépendance, le bonheur des choses simples.

« Je voulais montrer mon pays, en montrant des gens que l’on a envie de connaître. Et ce ne sont pas ces gens-là que l’on montre à la télé. »

Stolbyste lui-même « depuis trente ans, peut-être quarante… », Alexander Kouznetsov vit à Krasnoïarsk et a filmé ses amis et camarades d’isba, durant quatre ans. Les habituant d’abord à la présence de sa caméra, il a ensuite compilé ces moments de vie, triviaux, heureux, émouvants, pour nous offrir Territoire de la liberté, cet appel d’air de 67 minutes où l’on découvre « un autre visage de la Russie ». Une approche intime de la communauté des Stolbystes qu’il aurait été sans doute difficile de réaliser pour n’importe quel autre documentariste. « Je voulais montrer mon pays, en montrant des gens que l’on a envie de connaître. Et ce ne sont pas ces gens-là que l’on montre à la télé. C’est la proximité que j’ai avec eux, qui m’a permis de montrer un autre visage de la Russie », précise le réalisateur.

Conquérir sa liberté en gravissant la montagne

À la ville bruyante et sa foule presque stagnante, par son mouvement horizontal sans cesse canalisé, s’opposent les Stolbystes et leur ascension vertigineuse vers le sommet des rochers. Une prise de liberté à la verticale, qui montre que la liberté n’est pas un état stable ; c’est dans le mouvement que l’être s’affranchit. Et c’est en se confrontant à ses propres limites, en les dépassant, qu’il se sent exister.
Ces funambules des montagnes grimpent jusqu’à 200 mètres de haut, sans assurance, comme invincibles, tout en prenant le risque de faire un faux-pas, et de faire de « leur montagne », leur tombeau. Les Stolbystes le savent, et l’on est d’ailleurs saisi par l’hommage qu’ils rendent au crépuscule à leurs frères disparus. « Ça aurait pu être eux, qui mettent des cierges pour nous », avoue l’un des alpinistes en déposant une bougie devant les tombes des Stolbystes morts en hommes libres.

Plus qu’une culture, plus qu’une façon de penser, être stolbyste est un engagement et un mode de vie à part, qui perdure depuis cent cinquante ans. Ainsi, si 200 000 touristes partent à la découverte des Stolbys chaque année, seule cette petite communauté de grimpeurs aguerris et fervents défenseurs des êtres vivants qui les entourent, mérite l’appellation de stolbyste.

Temporellement, une autre dimension

Après l’effort physique, les téméraires stolbystes retrouvent au sein de l’isba ce qui ressemble à la chaleur d’un foyer. Ici, les choses sont simples, et les valeurs saines et humaines. Couper du bois dans la forêt, porter le bois jusqu’à la cheminée, attiser le feu, l’entretenir, comme on entretient les liens de l’amitié, faire la cuisine, tenir le journal de bord, rire, se parer de tissus colorés, prendre des bains de minuit dans de l’eau glacée, rentrer, rire encore, raconter l’Histoire, se raconter, chanter, danser, boire, manger, chanter encore, et encore plus fort, trinquer ensemble, boire encore, refaire le monde, durant des heures, être ensemble, en harmonie, tout partager, les espoirs, la joie, mais le désespoir aussi, comme de grands enfants, ne pas se prendre au sérieux, jouer, rire et boire, encore, et célébrer la vie.

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Certes, il y aura bien des rabat-joie pour rester impassibles, voire soupirer devant ces scènes de vie. On entend d’ici les impatients, les addicts à la société de la vitesse, ceux qui ont oublié depuis longtemps la définition de « prendre le temps de vivre », et qui qualifieront sans doute de « laborieuses », les scènes contemplatives de la vie de ces hippies à la sauce slave. Pourtant, ce qui est beau, c’est justement ce temps, qui semble s’étirer à l’infini, et perdre toute emprise sur les personnages. À tel point que l’on s’y croit, que l’on y est, et que l’on se sent bien, au creux des montagnes, au cœur du chalet, les mains réchauffées par les flammes qui dansent dans les pupilles de nos amis et le gosier réchauffé par la vodka brûlante et l’hymne entraînant des Stolbystes. On pourrait rester là, durant des heures, à les regarder danser ensemble.

Non, pas de mall dans ce coin perdu, pas de métro, pas de stress, pas de bruit, juste tour à tour le silence et les mélodies, et grand bien nous fasse ce petit morceau de paradis inattendu, dans cette Russie opprimée.

« Liberté, j’écris ton nom »

territoire-de-la-liberte-5Comme Éluard, sur ses cahiers d’écolier, à la nuit tombée les Stolbystes grimpent tout en haut des rochers, pour y écrire le mot « Liberté » (en russe : свобод, « svoboda »).

« Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer 
Liberté. »
(Paul Éluard, Au rendez-vous allemand, 1945)

À la lueur des bougies et munis de larges pinceaux, comme un acte de résistance que des générations de Stolbystes ont opéré avant eux depuis plus d’un siècle, petits et grands s’appliquent à raviver à la peinture blanche les caractères géants « свобода », inscrits sur le plus haut des Stolbys depuis 1899. Car « depuis le Kremlin, on ne le voyait presque plus ! », s’exclame un Stolbyste.

Évidemment, ces Stolbystes en marge de la société et cette petite tradition de sortir des sentiers battus, n’ont pas toujours été du goût de l’État. Régulièrement, les isbas furent brûlées, la première en 1904 par des gendarmes, de nombreuses autres durant les périodes de répression. Des Stolbystes furent également emprisonnés ou fusillés. « Aux Stolbys, on rencontre des personnes qui viennent se ressourcer dans la nature, chanter des chansons, jouer de la guitare, grimper aux rochers. Qu’est-ce qui peut inquiéter l’État chez ces gens ? », se demande Alexander Kouznetsov. « Le gouvernement est une réunion d’hommes qui fait violence au reste des hommes », lui répondrait Léon Tolstoï.

Quoi de plus effrayant, pour un gouvernement autoritaire, que de savoir qu’un groupe d’électrons à la pensée libre est sorti du troupeau ? On ne sait jamais, cela pourrait être contagieux… Et puis, vu la force des personnalités en présence, la docilité, ce sera pour une autre vie ! L’un de ces loustics est même en attente de jugement pour avoir porté plainte contre Vladimir Poutine, qui n’a, selon lui, pas respecté ses droits de citoyen ! Normalement, porter plainte contre le chef d’État russe est impossible, alors la plainte a été annulée, mais l’homme continue de la représenter. Résistance, on vous dit ! De l’enfant lumineuse à son père complice, en passant par la douce révoltée linguiste, ou cet homme qui arbore, avec toute la désinvolture du monde, un ruban sur lequel il est inscrit « une Russie sans Poutine », chaque personnage du film est tellement charismatique que « l’on pourrait tourner un film sur chacun d’entre eux », s’amuse le réalisateur.

Nul doute qu’Henry David Thoreau, l’auteur de Walden ou la vie dans les bois et de La Désobéissance civile, aurait adoré Territoire de la liberté, lui qui écrivait : « J’ai la nostalgie d’une de ces vieilles routes sinueuses et inhabitées qui mènent hors des villes… une route qui conduise aux confins de la terre… où l’esprit est libre… »

Ne vous privez pas de ce film. À moins d’être gravement sujet au vertige ! Territoire de la liberté nous immerge dans un endroit où les valeurs d’amitié, de partage, de respect, d’entraide, de convivialité et de solidarité, ne sont pas à la lisière du rêve, mais sont tout simplement des conditions nécessaires et quotidiennes à la vie en communauté. La vie de Stolbyste, c’est une utopie réalisée, et qui peut se réaliser n’importe où, car elle n’a besoin que d’hommes, de nature et de valeurs. Une utopie qui fait écho à l’idée universelle que choisir de se soustraire, autant que possible, aux dictats et aux oppressions des gouvernements pour créer à plusieurs un espace à sa convenance, résistant aussi à toute aliénation consumériste, c’est cela aussi, être libre. Et que si la liberté est un risque, alors il est sûrement le plus digne des risques à prendre pour se sentir vivant.

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L’Hymne des Stolbystes, de quoi vous entraîner chez vous avant la sortie du film !

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