Société

« À nous le Grand Paris » : « Libération » met les grands plats dans les petits

« À nous le Grand Paris » : le samedi 29 novembre, « Libération » organisait sa grand-messe sur la thématique dans une atmosphère lourde pour les journalistes, ce qui a dû échapper à l’assistance très nombreuse qui se pressait entre la salle 200 et l’atelier 4 du 104. Les intervenants étaient de qualité, mêlant une société du spectacle faite des têtes pensantes de l’Atelier international du Grand Paris et de l’urbanisme, des politiques en vue, des agences foncières qui détiennent le nerf de la guerre de l’urbanisme, des transporteurs et des représentants du monde culturel. 

L’exercice était convenu, tant par les questions abordées que par les réponses apportées, mais c’est un chemin critique nécessaire pour diffuser une culture urbaine, et éventuellement générer une conscience métropolitaine. Pourtant, certaines tribunes étaient prometteuses et certains orateurs à la hauteur de leur réputation, tels Saskia Sassen (qui attaqua les franchisés qui exportent l’argent en dehors des territoires), Nicolas Michelin sur la construction, Bruno Marzloff et Jean-Marc Offner sur les transports, ou Philippe Panerai sur l’urbanisme.

Géopolitique grand-parisienne : acteurs et démarches en concurrence

La rédaction avait bordé la rencontre : dans la conférence phare de son événement « Paris dans la cour des grandes », elle avait veillé à inviter uniquement les exécutifs du 92 et 75, évacuant les mal-lotis comme le 93, le 94, le 95 ou le 77. La maire de Paris tenait donc un prêche assez consensuel, mettant en avant la mixité sociale qui serait à l’œuvre au cœur de la ville-lumière. La somnolence guettait au coin du micro avant que Patrick Devedjian, en plein exercice de contre-guérilla, casse la bonhommie de cet échange civilisé en déclarant : « Entre Paris et la banlieue, c’est une histoire de lutte des classes […]. Je ne suis pas marxiste [non, sans blague ?], mais Marx n’a pas dit que des conneries. » Un propos loin d’être stupide si on considère la lutte des classes qui se livre avec violence en plein cœur de Paris, comme le précise dans son ouvrage ou ses articles la chercheuse Anne Clerval. Sentant certainement le débat devenir intéressant et sujet à controverses, l’animateur du débat, Laurent Joffrin, en priva le public. Les spectateurs avisés n’auront donc pas l’outrecuidance d’aborder la question de l’uniformisation fiscale métropolitaine, seul moyen de corriger les disparités socio-spatiales qu’entraînent la sur-spécialisation des territoires et la chasse aux CSP +∞. Tant pis.

Credit-CNPCFQuelques heures plus tard, lors de la conférence « Toit, toit mon toit » sur le logement, Dominique Adenot, maire PCF de Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne), dresse à ce titre une réelle géopolitique grand-parisienne. Il remarque avec justesse que l’État menace de reprendre la main par l’intermédiaire d’une opération d’intérêt national multi-sites, encore en projet et devant être pilotée et coordonnée par l’Agence foncière territoriale de la région parisienne (transformée depuis peu en « Grand Paris Aménagement »). Précédemment, l’État avait pourtant opté pour une négociation avec les territoires à travers la passation de plusieurs contrats de développement territorial (CDT) : les termes de la négociation étaient la création massive de « logements » par les territoires contre une station du réseau de transport Grand Paris Express portée par l’État, à travers la Société du Grand Paris.

Certainement sans malice, Dominique Adenot fait d’ailleurs remarquer que les périmètres d’opération d’intérêt national à l’est sont immenses et dévolus prioritairement au logement, alors qu’elles sont plus petites à l’ouest avec une dominante activité et enseignement. L’État continue à renforcer la partition historique entre un Est concentrant l’habitat ouvrier et un Ouest (92) accueillant les usines, l’habitat des chefs d’entreprise, puis le Central Business District de La Défense. Un Grand Paris solidaire devrait plutôt opter pour un rééquilibrage comme le préconise depuis des années le schéma directeur de la région Île-de-France (SDRIF), soucieux de ne pas conforter une organisation insulaire de la région avec des pôles hyper-spécialisés reliés par des transports. Le reste ne serait qu’une mer résidentielle sans aucune activité, un espace urbain dortoir.

 Même conférence, le verbe haut, Abraham Johnson, président du groupement HLM Valophis Habitat et adjoint au maire (PS) de Créteil, enfonce le clou : « Le logement sera le grand échec du quinquennat d’Hollande, et c’est plus grave que le chômage car on a des prérogatives de puissance publique. » Que ce soit par le maire ou par la métropole, la question du manque de logements ne sera pas réglée. En effet, pour rattraper le retard de constructions de logement et répondre aux besoins actuels, il faudrait produire environ 70 000 logements par an. Le naufrage du Parti socialiste aux dernières municipales aura un impact sur la physionomie et les décisions de la future métropole : les maires de droite, fraîchement élus, se sont majoritairement positionnés contre la construction de nouveaux logements, en particulier sociaux. Comme le fait Neuilly-sur-Seine, ils préfèreront payer des amendes pour non-respect des objectifs de la loi SRU révisés par la loi Duflot (25% de logements sociaux) plutôt que de construire. Pour Abraham Johnson, « la question du logement ne peut pas être renvoyée sur la métropole, l’État doit reprendre la main » à travers une opération d’intérêt national à la hauteur du projet métropolitain, c’est-à-dire négociée avec les territoires. Les débats de la loi de décentralisation dite acte III et le resserrement de l’État déconcentré sur la région capitale semble ne pas plaider pour ce vœu pieux.

La maîtrise foncière : le nerf de la guerre en urbanisme

Gilles-Bouvelot - © EPFIFDurant cette même conférence, Gilles Bouvelot, directeur de l’établissement public foncier d’Île-de-France, explicite la nouveauté de son métier. La majeure partie des parcelles portées par son organisme (il avance un taux de 80 %) sont soit bâties soit occupées et fortement polluées. En conséquence, sa mission est d’organiser le recyclage urbain par la reconstruction de la ville sur la ville (injonction à la compacité) et une intensification urbaine grâce au choix des projets sur des critères de qualité architecturale, paysagère, environnementale et sociale. Il rappelle une règle trop souvent oubliée faisant de la création d’équipements et d’infrastructures les nécessaires corolaires de l’habitat.

Ne pouvant intervenir que sous saisine des maires, l’établissement public foncier d’Île-de-France est dans une situation paradoxale : il sait que des terrains sont disponibles mais ne dispose d’aucun droit à bâtir en raison de l’absence de maires-constructeurs. Ne pouvant s’auto-saisir, il dépend du courage politique et financier de maires qui ne craindront pas de perdre des prochaines élections face à un candidat anti-construction. Gilles Bouvelot précise aussi la seconde mission de son établissement : réguler les prix du foncier pour éviter la rente foncière créée par des effets d’enchères de promoteurs ayant ciblé des espaces stratégiques. Face à ce positionnement d’acteurs privés qui poussent à l’étalement urbain, l’EPF-IDF essaie d’acquérir le foncier en amont afin d’en avoir la maîtrise. Pour mener à bien cette mission, M. Bouvelot plaide une fusion des établissements publics fonciers (notamment l’AIGP citée précédemment) afin de contrer la hausse du prix du sol qui est le premier obstacle à la construction par son caractère inabordable.

Réarmer la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre

Lors de cette même conférence « Toit, toit mon toit », l’architecte urbaniste Nicolas Michelin espère qu’on ne fera pas à nouveau des grands ensembles, à l’image de ceux des années 1970, construits sur des rancœurs entre aménageurs, la règle et les bailleurs. Il propose une inversion du schéma classique et réglementaire de l’aménagement (normes et cahier des charges) en s’appuyant sur le site pour générer un programme qui crée le projet puis la règle. Cette nouvelle fabrique de la ville est le résultat d’un urbanisme négocié avec un plan guide (concept déjà expérimenté par Alexandre Chemetoff sur l’île de Nantes) qui fixe les règles alors que la programmation est décidée par un atelier de projet autour du « triangle aménageur (société d’économie mixte notamment), maire et urbaniste » en position de force pour négocier avec les promoteurs. On peut regretter qu’il n’ait pas spontanément ajouté les habitants et usagers, comme lui a fait remarquer Michel Fréchet, président de la Confédération générale du logement-CGL.

Cette vision négociée et partagée, bien en amont, permettrait de générer de la qualité et une culture du projet. Dans cette optique, il propose de nouvelles formes de contractualisations en remplaçant les concours par des consultations d’architectes/urbanistes. L’ensemble forme une démarque d’urbanisme négocié qu’il a pu personnellement expérimenter à travers de nombreux macrolots. Partant du constat que « le saut entre le niveau moyen des ménages pour acheter et le revenu des ménages est insurmontable« , il montre que le prix actuel fixé par les promoteurs est inféodé au prix de vente du m² ce qui multiplie par 3,2 le prix qu’on devrait payer par rapport à celui de la construction. Pour illustrer son propos, il développe l’exemple d’une opération à prix moyen hors Paris avec un foncier à 300 euros le m² : 40 % du prix d’achat revient aux travaux, 24 % aux frais de portage (prêts par les banques, publicité, marges bénéficiaire du promoteur…), 17 % à la TVA, 16 % pour le foncier, 3 % pour les études et l’architecte (qui touche 1,75 % du total).

Face à cet état de fait, Nicolas Michelin veut faire baisser ces prix excessifs du logement sans sacrifier la qualité et la surface que les promoteurs veulent réduire pour pouvoir dégager plus de marge bénéficiaire. Il compte le faire par l’auto-promotion pour les projets modestes afin de supprimer les frais de portage. Il cite l’exemple de Tübingen en Allemagne du Sud où les futurs habitants se constituent en « Baugruppen« , groupes de construction (3000 familles), pour lesquels la mairie se porte garante auprès des banques. Il insiste alors sur la nécessité d’employer des filières locales et des circuits courts. Ce qu’il ne précise pas, c’est qu’il a monté sa propre société Big and Cheap qui revend des petits programmes laissant une place à l’auto-construction pour un prix bien moindre que les promoteurs et à condition que la municipalité cède le foncier. La philanthropie a ses limites.

Il se positionne fortement contre la tendance actuelle de l’architecture à proposer de l’extraordinaire partout quels que soient les territoires, les espaces, les contextes : « Moi je demande aux architectes quelque chose d’invisible, des logements ordinaires mais extra. » Cette dernière table ronde sauva une journée plutôt morne qui se débattait entre paillettes, entre-soi et marketing. L’ensemble des acteurs de la fabrique de la ville ont montré les freins à la construction : le prix du foncier, un manque du courage politique, des maîtres d’œuvre placés en position de soumission totale, une population qui subit ou qui recherche l’entre-soi, des jeux de pouvoirs, soit autant de facteurs de divisions par rapport à des acteurs qui n’ont pour finalité que de proposer des produits en empochant une plus-value : les promoteurs. Et pourtant, comme le précisait Dominique Adenot en conclusion : « Dans notre Constitution, le logement est un droit, pas une marchandise ». 

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