Marxisme et théorie de la libération : émancipation et solidarité
La théologie de la libération est un courant de pensée théologique chrétienne qui a vu le jour dans les années 1960 en Amérique latine, suivi d’un mouvement socio-politique visant à rendre dignité et espoir aux pauvres et aux exclus et les libérant d’intolérables conditions de vie. Prônant l’affranchissement des peuples, elle prend racine dans la Bible, en s’inspirant notamment du mythe de Moïse conduisant les Hébreux hors de leur terre d’esclavage. Ce courant théologique donne du Christ la vision politique d’un être humain insoumis et responsable de lui-même. Ainsi, à Satan qui lui promit richesse et gloire contre sa fidélité : « Jésus lui répondit : Il est écrit : Tu adoreras le Seigneur, ton dieu, et tu ne serviras que lui seul. » (Évangile selon Luc, IV, 8) Voici le principal apport du message du Christ au mouvement théologique d’Amérique du Sud : émancipation de l’individu, responsabilisation, insoumission.
La théologie de la libération et le marxisme s’entendent donc sur un même diagnostic : la capitalisation des dominants maintient un joug aliénant sur les peuples par la pauvreté et la misère.
Mais cette domination prend deux formes différentes chez Marx et Bolívar, des différences en premier lieu dues à l’histoire des deux continents qui les ont vus naître. En Europe, c’est au sein des ensembles étatiques que le patron exploite l’ouvrier, que le riche exploite le pauvre. En Amérique latine, ce sont des pays qui imposent leur domination sur des peuples : l’Espagne, le Portugal et ensuite les États-Unis ont utilisé leur puissance militaire ou financière pour spolier des populations entières, rapidement dominées et appauvries. Ainsi, chez Marx et chez Bolívar, la réponse politique et sociale diffère. Si l’exacerbation du sentiment de classe appelle la révolte populaire internationale chez Marx, les théologiens de la libération voient plutôt comme moteur au changement un sentiment d’autonomie des populations nationales vis-à-vis des puissances étrangères. À la volonté de la classe ouvrière de prendre le pouvoir s’opposent donc les principes sud-américains d’indépendance et d’auto-détermination.
Cependant, le marxisme n’est pas qu’une idéologie belliqueuse, il invite également au socialisme, à la solidarité entre individus. De son côté, le Christ, lui, plaidait pour une humanité fraternelle et glorifiait pauvreté et humilité. Comme le dit la Bible, citée par le philosophe Jean-Claude Michéa dans Le Complexe d’Orphée : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. » (Évangile selon Marc, X, 25). Ainsi, pour le Christ, il ne s’agit pas de mettre en garde contre la pauvreté mais contre l’avarice, qui cause autant de mal à soi-même qu’aux autres. La soif de richesses est donc à prohiber chez les humains, pauvres compris : « Vous non plus, ne vous mettez pas en quête de ce que vous mangerez ou ce que vous boirez, et ne soyez pas anxieux. C’est de tout cela, en effet, que les païens du monde sont en quête ; mais votre Père sait que vous avez besoin de cela. » (Luc, XII, 29, 30)
La théologie de la libération a largement hérité de ce modèle de l’humble, particulièrement représenté chez Mgr Romero, assassiné pour son engagement et qualifié de prophète de l’espérance par le Vatican : « Le monde des pauvres nous apprend que la libération arrivera non seulement quand les pauvres seront les destinataires privilégiés des attentions des gouvernements et de l’Église, mais bien quand ils seront les acteurs et les protagonistes de leur propre lutte et de leur libération en démasquant ainsi la dernière racine des faux paternalismes, même ceux de l’Église. »
Chávez et le complexe de l’émancipation paternaliste
Chávez partageait l’hésitation des chrétiens qui s’attellent à la dure tâche de combattre la misère : faut-il chasser les marchands du Temple ou mourir sur la Croix ? Leur ligne de conduite oscille de façon ambiguë entre activisme et pacifisme, entre bourreaux des dominants et martyrs pour la cause. Tout à la fois, Chávez pratiquait ainsi coup d’État, propagande électorale, népotisme, provocation, mais aussi solidarité et générosité. Il marchait sur des œufs en essayant d’avancer en libérateur.
Le philosophe américain Noam Chomsky qualifie ainsi l’action du chef d’État vénézuélien : « Parler de paix et critiquer ceux qui s’y opposent est relativement facile, il est plus difficile de créer un monde nouveau, un monde différent. » La théologie de la libération dépasse de fait les simples paroles, une large part des réflexions étant orientée autour de la praxis. L’abbé Pierre, théologien de la libération qui s’ignorait, disait d’ailleurs : « La misère ne se gère pas, elle se combat. »
On ne pourra pas dire de Chávez que c’était un tiède : il était engagé et remuant. Il n’hésite pas à se salir les mains dans les aléas du concret. Le personnage était ainsi à la fois réélu mais dirigeait une société divisée et violente. Il promouvait des actions sociales bénéfiques aux populations pauvres mais se retrouvait finalement dans la peau d’un petit père des peuples. Chávez était un politique discutable mais un symbole bénéfique, luttant pour plus de justice et pour un droit que les mondialistes semblent oublier : celui des peuples à disposer d’eux même.
Il n’était donc certainement pas un messie, mais plutôt un personnage proche d’Antonio de Montesinos reprenant saint Jean dans son sermon : « Je suis la voix qui crie à travers le désert. »
Luc Parvaux
Nos Desserts :
- Discours d’Hugo Chávez qui explique son engagement chrétien et communiste
- « Hugo Chávez, Dieu et la révolution » dans Le Monde diplomatique
- Pour trouver le livre d’Ignacio Ramonet sur Chávez dans une librairie près de chez vous
- Article du prêtre orthodoxe Jean-Thierry Verhelst sur la théologie de la libération
- Essai d’Antoine Mekinda Beng sur sur une actualisation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans le Tiers-Monde
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