Recourant aux formes pré-modernes de l’art, de la Renaissance à l’âge baroque, en passant par le classicisme, l’artiste étasuno-porto-ricain Patrick McGrath Muñíz fait se télescoper dans ses toiles l’univers de la peinture religieuse et mythologique d’autrefois avec le monde de symboles et de personnages de notre ère hypercapitaliste et spectaculaire. Quand les saints d’autrefois et l’art religieux, symboles de la domination des esprits, se métamorphosent en Ronald et en Mickey, le capitalisme postmoderne est mis à nu dans sa dimension de religieux nouveau. Nous avons posé quelques questions à cet artiste dont l’art puissant et singulier se distingue par son caractère civique et un propos critique et profond qui ne se dissimule pas derrière des amphigouris ou un hermétisme hélas trop courants.
Parlons, pour pénétrer de plain-pied dans votre art, d’une œuvre : « Disneyification d’un héros », qui est l’une de vos peintures les plus puissantes et, si je me souviens bien, l’une de vos préférées. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’elle dit ?
Je me souviens d’avoir grandi à Porto Rico, j’étais un enfant exposé à la culture pop des années 1980 par la télévision, les bandes dessinées et les jeux vidéo. Comme pour n’importe quel enfant vivant avec ces images, elles finissent par faire partie de votre identité. Hormis une encyclopédie de l’art que m’offrit ma tante, je ne fis pas l’expérience de la « haute culture » avant de commencer mes études dans une école d’art. Je me souviens encore du second « choc culturel » de ma vie, lorsque je passai du cadre d’une petite ville provinciale marquée par la culture populaire à celui du « haut art » (contemporain) d’une grande ville. L’idée d’un choc entre haute et basse cultures est explorée dans « Disneyification d’un héros ». Je l’ai peinte en revenant à mon atelier à Porto Rico en 2010 et ce fut un moyen de renouer avec mon passé et de trouver un sens aux dichotomies culturelles qui m’ont travaillé, comme elles ont travaillé plusieurs artistes. Dans cette œuvre, j’ai représenté divers personnages mythiques et historiques dans un récit anachronique. Comme le suggère le titre, la peinture traite des « collisions » et transformations culturelles. Le terme « disneyification » implique un processus par lequel un objet, un personnage, un lieu, une œuvre d’art ou littéraire est dépouillée de son contexte et de son sens originaux pour être transformés en une version à la Disney, satanisée, prête pour la consommation de masse.
La figure centrale est une représentation du héros classique Hercule, issu de la littérature gréco-romaine. Tandis que la souris magicienne s’élève au-dessus d’un écran de télévision en faisant un geste de commandement, notre héros tient un pot de cire dépilatoire dans sa main gauche. Dans cette œuvre inspirée du « Triomphe du Temps » de Brueghel, gravé en 1574, j’ai créé une composition qui l’évoque à travers une procession d’atouts. Comme dans le tarot et plusieurs célébrations païennes et chrétiennes, chaque personnage est suivi par un autre d’un rang plus élevé. Derrière le héros, j’ai peint des figures allégoriques qui représentent le Temps, la Conquête, l’Enfance, la Terre promise, la Célébrité et la Mort. Ces figures allégoriques sont accompagnées par de petits personnages à la Disney et d’autres icônes liées à la culture de la consommation. Le groupe est sur le point de rencontrer un gitan diseur de bonne aventure assis sur un banc avec trois cartes de tarot exposées. Les cartes du fou, du pendu et de la mort représentent une partie essentielle du voyage du héros, qui le mène du début de sa quête au sacrifice puis à la mort. À l’arrière-plan, d’autres histoires parallèles se déroulent. On trouve Diego de Landa, un archevêque espagnol du XVIIIe siècle qui a brûlé d’innombrables textes sacrés mayas, effaçant l’histoire précolombienne au nom de la chrétienté. Lorsqu’ils sont placés dans une même peinture, les récits se relient, créant un nouveau sens. Les autodafés et la destruction de livres ayant eu lieu dans le passé ne semblent pas si éloignés de l’activité des entrepreneurs évangélistes d’aujourd’hui, dont la cible est le consommateur. Le cadre peint, qui borde la composition, représente les signes astrologiques et symboles contemporains qui renvoient aux idées de la Renaissance sur le temps, tout en interrogeant la nature cyclique de l’histoire. Je vois cette peinture comme une métaphore de la manière dont les individus, l’histoire et les cultures du monde sont conditionnés et « disneyifiés » de façon à s’accorder à la société massifiée et mondialisée du temps présent. Lorsque deux cultures ou deux aspects de la culture se rencontrent, il semble exister une inévitable relation colonisateur/colonisé qui, en retour, affecte notre propre appréciation et notre compréhension d’une culture.
Que vise votre art, à titre personnel, ainsi que sur les plans artistique, social et politique-civique ?
Mon objectif en art est triple. Sur un plan personnel, je vise à atteindre une meilleure compréhension de moi-même à travers mon expérience d’une vie dans une ère d’information mondialisée, et à trouver de nouvelles façons de mettre en relation l’histoire du monde avec mon histoire personnelle. En tant qu’artiste, sur un plan socio-politique, mon objectif est de découvrir et de créer des analogies visuelles entre, d’une part, d’anciennes formes d’endoctrinement, de propagande et de stratégie impérialistes, et, d’autre part, le vécu actuel et apathique du consommateur manipulé par la corpocratie mondiale aux manettes. À un niveau spirituel plus profond, je vise à trouver de nouvelles perceptions, un nouveau sens et de nouvelles connexions entre certaines traditions antiques mystérieuses, l’histoire et les événements du monde actuel.
Notre vivons à l’ère du Spectacle généralisé et sommes quotidiennement bombardés de milliers d’images en mouvement. Les mandarins et petits papes de l’art contemporain pourraient dire que la peinture est so passé, en regard de ce monde en perpétuel mouvement. Quelle importance vous semble jouer l’art pictural et l’image non mouvante dans ce monde ?
Je ne sais combien de fois j’ai entendu dire « la peinture est so passé [ringarde, ndlr] » et, pour moi, cela sonne aussi ridicule que « lire des livres imprimés est so passé ». N’importe quel obsédé de l’art contemporain méprisant le passé devrait se voir rappeler que ce qu’on nomme « art contemporain » existe depuis environ un demi-siècle et qu’il émane entièrement de traditions antérieures, que ce soit en réaction contre elles ou par expansion à partir d’elles. Le fait que nous vivions un âge d’images mouvantes, avec une si grande importance accordée à la « valeur-choc », rend d’autant plus réactionnaires le dessin et la peinture. L’image fixe et silencieuse d’un dessin ou d’une peinture semble transmettre son information à une fréquence différente de l’écran de nos médias de masse. Cette « fréquence » exige de s’accorder un moment de paix, à la fois intérieure et par rapport au monde extérieur, de façon à comprendre et à assimiler une image en deux dimensions, créée « organiquement », qui nous relie à nos origines humaines et à nos racines spirituelles. Les formes traditionnelles de peinture et de dessin sont donc automatiquement en contradiction avec la reproduction mécanique et froide d’images en mouvement rapide évoquant le « choc et la stupeur », mais qui poussent rarement la transcendance vers d’autres dimensions que celle du simple règne physique. La controverse et le scandale en art reflètent avec acuité la médiocrité des médias de masse. Aujourd’hui, de nombreux grands musées et d’importantes institutions d’art louangent et valorisent des œuvres d’art tout aussi nombreuses, sans qualité et sans contenu, les considérant comme des exemples très raffinés d’art contemporain. C’est aussi creux et culturellement inconséquent que l’émission Ice Road Truckers de la chaîne de télévision History, ou Here Come Honey Boo Boo, de The Learning Channel, ou n’importe quelle autre chaîne qui prétend éduquer le public mais le nourrit de la même camelote. On étudie de nombreux exemples d’art provocateur en école d’art, qui sont loués comme des parangons de l’art contemporain (mais j’ai intentionnellement oublié leurs noms). Ce n’est simplement pas ce qui m’intéresse. L’art ne devrait pas être une recherche du choc et du scandale pour capter l’attention et correspondre à quelques critères de l’art contemporain ; il ne devrait pas suivre les dernières tendances des magazines d’art et répondre aux attentes et partis pris qui nous sont imposés sur ce que l’art contemporain devrait être. Il devrait simplement tendre à un travail bien exécuté, honnête et intemporel.

« Planet of the Apps » (jeu de mot intraduisible sur le titre Planète des Singes — Planet of the Apes — avec « apps », diminutif du mot « application »).
Dans ce contexte de domination des images mouvantes, en quoi la peinture figurative vous semble-t-elle avoir un potentiel expressif non seulement adéquat mais révolutionnaire dans le monde contemporain ?
L’art figuratif a plus de potentiel expressif que jamais, puisqu’il y a aujourd’hui beaucoup plus de gens, à travers le monde, qui sont exposés à un grand répertoire visuel de signes, de symboles et d’images, qui trouve son public grâce à une multitude de forums et d’espaces cybernétiques. Pour ne mentionner que les innombrables thèmes d’actualité couverts par les médias, en découvrant des correspondances historiques, en réinventant l’histoire, l’artiste figuratif a la possibilité de créer un langage encore plus inclusif et universel. Je ne pense pas que l’objectif doive être révolutionnaire ; il suffit d’être intelligent et en prise avec le réel. Je crois que la technologie informatique a définitivement changé les règles de l’art, en ouvrant un nouvel espace qui n’existait pas auparavant.
Pasolini écrivit sur la « force révolutionnaire du passé » et il me semble qu’il y existe, précisément, une urgence en la matière, face à tant d’inepties labellisées « art ». La Renaissance fut conséquence d’une inspiration – et non d’une copie – de l’Antique ; la Révolution française était riche de références à Athènes, Sparte, Rome. Votre art revendique abondamment l’histoire de l’art occidental. Pourquoi et en quoi vous semble-t-il impérieux de revenir au passé pour aller de l’avant, pour sortir de la situation artistique présente ?
S’il est un moment précis où nous devons faire un bilan de l’histoire et l’appliquer au présent, c’est bien maintenant, car nous avons accès à une énorme quantité d’informations qui, chaque jour, atteint un public toujours plus nombreux. Nous sommes à un moment décisif où l’humanité assiste à la transformation de la connaissance par la noosphère (conscience universelle), facilitée par les avancées des technologies informatiques. C’est bien maintenant que la technologie nous conduit à pas de géant et à une vitesse sans précédent qu’il nous faut pouvoir faire une pause, ne serait-ce qu’un instant, et comprendre comment nous en sommes arrivés à la condition présente et en quoi l’information que nous recevons nous affecte, qu’il s’agisse de celle des médias de désinformation massive ou de l’histoire écrite par les vainqueurs.
Est-ce qu’un art engagé doit être figuratif pour parvenir à éveiller la conscience civique ?
Je ne pense pas qu’il n’y ait qu’une seule façon d’éveiller la conscience ; il y en a plutôt autant qu’il existe d’artistes et toutes, d’une certaine façon, sont valides si elles atteignent l’objectif : éveiller la conscience. Une image comprise par tous, indépendamment de la langue, possède un plus grand potentiel de devenir un agent de changement qu’une œuvre qui ne serait comprise que par quelques rares intellectuels connaisseurs d’art ou par un groupe culturel spécifique.
Vous êtes né à New York d’un père portoricain, héritier donc d’un phénomène de migration qui concerne quasiment le continent entier, et vous avez grandi à Porto Rico, quasiment un dominion étasunien. D’une certaine manière, il me semble que vous êtes particulièrement apte à comprendre le traumatisme identitaire très répandu au niveau continental, avec un mélange d’attirance-fascination et de rejet des États-Unis. En quoi votre art vous paraît-il refléter cette double appartenance/héritage et, au-delà, la relation ambiguë de l’Amérique latine à son/ses identité(s) et aux États-Unis ?
Ma propre identité bi-culturelle (je suis à moitié irlando-américain et à moitié portoricain) est un aspect dont je tiens compte au moment de créer, car pour moi l’art est une façon de se connaître soi-même. Comme vous me l’avez écrit, je suis « mi-étasunien, mi latino-américain, à demi dedans, à demi en dehors », ce qui me permet de travailler avec une langue aussi bien qu’avec l’autre, avec l’histoire ou le présent, avec le colonialisme espagnol ou le néocolonialisme corporatif des entreprises transnationales. J’ai vécu les expériences les plus significatives de ma vie en majorité entre le Nord et le Sud des Amériques, depuis Porto Rico jusqu’au Pérou, en passant par la République dominicaine, le Mexique, le Guatemala, le Honduras et le Salvador, puis en vivant aux États-Unis : en Floride, en Géorgie et, actuellement, au Texas. Avoir grandi à Porto Rico, pays qui partage beaucoup de points communs avec la culture de l’Amérique latine tout en ayant été massivement influencé, sur les plans culturel et économique, par les États-Unis, m’a donné une image claire des différences culturelles et des ressemblances des deux côtés de la frontière.
Votre art est plein de références à la religion. « The Imp@stor Tele-evangelist » pourrait bien être, dans ce sens et dans cette direction, votre peinture la plus frappante. Comment est-elle reçue, aux États-Unis d’où provient ce fanatisme religieux (entremêlé à la croyance de vénération de l’argent en tant qu’il est un signe de la bienveillance divine, grâce à l’obscène Théologie de la Prospérité soutenue par la CIA), et en Amérique latine, où ce colonialisme se développe très vite et en profondeur, à la façon d’une contre-révolution anthropologique ?
Je suis heureux de pouvoir dire que l’un des bons côtés de ce pays (les États-Unis), c’est sa capacité à pratiquer l’auto-critique et à rire de ses propres croyances et pratiques absurdes. Bien entendu, tout le monde ne le fait pas, puisque, comme nous le savons, c’est un pays très polarisé, mais en fin de compte, nous vivons dans une société libre qui épouse l’idée de la liberté d’expression, d’expression de soi, ce qu’on ne peut dire de n’importe quel autre pays dans le monde.
« Tele-Evangelist » évoque une continuité historique de la domination politique et économique par l’instrument de la religion en Amérique latine. Vous qui connaissez les deux côtés de la frontière, comment voyez-vous la progression du fanatisme religieux ? Comment votre art éclaire-t-il le phénomène ?
Le mouvement évangélique est assez fort et croît à Porto Rico et en Amérique latine. Avec une éthique et des valeurs dont le noyau est nettement aligné sur le capitalisme de droite, il semble la fiancée parfaite de l’omnipotente ploutocratie mondiale. Il n’est pas surprenant de trouver des temples qui ressemblent à des magasins dans des centres commerciaux (malls) et des pasteurs qui ressemblent à des banquiers. Étant donné que leur iconographie religieuse n’est pas aussi riche et puissamment reconnaissable que celle de l’Église catholique, je distingue rarement les sectes évangéliques des autres entreprises, ou même des chaînes de fast-food. « Le Télévangéliste » est un bon exemple de cela. L’imp@steur, avec son amulette et sa Bible, pourrait aussi bien être Burger King, le roi du hamburger, sur le point d’être couronné.
Vous utilisez les formes de l’art sacré pour parler de notre époque et votre art mêle constamment les références au capitalisme avancé (personnages et logos des marques, gadgets technologiques, malbouffe) et celles à la mythologie chrétienne. Une exposition, en 2012, s’intitulait même « Saints, Héros et Transnationales » (Saints, Heroes and Corporations). En quoi estimez-vous que le capitalisme est un religieux nouveau ? Quelles œuvres abordent-elles ce thème et comment ?
Le modèle capitaliste a cours depuis déjà plusieurs siècles, mais aujourd’hui, nous pouvons dire qu’il est réellement devenu mondial, avec des effets environnementaux et sociaux désastreux. Quoi qu’il en soit, il est devenu une institution, dotée d’une autorité qu’on ne remet pas en question et de serviteurs d’entreprise fidèles, qui font du prosélytisme et diffusent son message à travers l’instrument des médias de masse, convertissant des millions et des millions de gens à travers le monde à la croyance aveugle que nous pouvons continuer à exploiter l’être humain et les ressources naturelles sans fin ni conséquences. Ces similarités avec la religion ne sont que le début. Intégrée à mon exposition de 2012 (Saints, Heroes and Corporations), « la Disneyfication d’un héros » mélange la satire avec des anachronismes mythiques et historiques, pour montrer comment les grandes entreprises s’approprient, distordent et transforment l’histoire, les mythes et les dogmes pour servir leurs propres récits.
Le colonialisme ancien et le néocolonialisme, ainsi que leur continuité, sont récurrents dans votre œuvre. Que dit votre art à ce sujet ? Que sont ces deux temps du colonialisme, en quoi se distinguent-ils ou constituent-ils une unité ?
La continuité des anciennes formes coloniales dans le néocolonialisme présent est mise en évidence dans « La Reconquista », où j’ai réinterprété certains des saints catholiques sous la forme de personnages de fast-food, de logos d’entreprises transnationales et de slogans de marketing. Les stratégies de propagande mondiale et les dispositifs d’endoctrinement sont relativement similaires ; l’un s’inspire de l’autre dans le but de convertir n’importe quelle population indigène à son système de croyance.
Nos Desserts :
- Blog personnel de l’artiste, sur lequel il expose ses réflexions sur l’art, en général (depuis des aspects techniques jusqu’aux réflexions sur le monde de l’art ou les rapports de l’art au monde social, politique, économique et au quotidien) ou le sien en particulier, notamment sur la peinture
- Site professionnel de Patrick McGrath Muñíz, exposant un échantillon représentatif de son art
- « Patrick McGrath : la “valeur-choc” est souvent sur-évaluée », entretien avec l’artiste sur le blog Blablart
Catégories :Culture
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