La nation, pierre angulaire de la Révolution
La nation fut en 1789 la pierre angulaire de la Révolution française, et c’est ce référent moral qui légitimait l’existence de la démocratie. Car la nation, on a trop souvent tendance à l’oublier, c’est le peuple invoqué en tant que principe. La Constituante, en faisant passer la légitimité du pouvoir des mains du souverain de droit divin au corps social même, pose ainsi les bases de la démocratie à la française : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément », est-il écrit dans l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Le débat autour du terme “nation” consiste alors à se demander si cette notion n’est pas trop abstraite, et si celle de peuple ne lui serait pas préférable. Un autre mot que la gauche a de plus en plus en mal à prononcer (puisque défendre le peuple, c’est un truc de populistes…). Aujourd’hui, on considère souvent que la nation est essentiellement un principe de droite, voire d’extrême droite.
Ainsi, le philosophe et ancien ministre de l’Éducation nationale Luc Ferry écrivait en 2012 dans Libération que « les deux foyers de sens qui ont depuis 1789 animé toute la vie politique sont la nation, à droite, et la révolution, à gauche ». On retrouve ce lieu commun dans tous un tas de cercles militants de gauche, citons par exemple le groupuscule antifasciste Morbacks Véner, qui écrivait que le bleu/blanc/rouge était à bannir, car ces couleurs existaient déjà sous l’Ancien Régime[ii]… Ce genre de reconstruction de l’Histoire montre la nécessité de poursuivre la généalogie des valeurs entamée par Raphaël Bloch. Il rappelait que la “valeur travail”, avant de devenir un des piliers de l’ordre moral, avait fait son entrée dans la vie politique moderne sous une tutelle marxiste, qui l’utilisait alors contre les classes oisives.
Généalogie de valeurs
Au cours du XIXe siècle, si on en excepte la dernière décennie, la droite se construit contre, ou du moins indépendamment, du concept de nation. Les cours européennes assistent avec inquiétude à l’engouement romantique pour les folklores et la construction d’une identité populaire — et d’une légitimité — qui l’accompagne[iii]. En France, la Restauration tente de gommer cet insupportable affront à Dieu et au Roi qu’ont été les années révolutionnaires, et de rétablir une société dans laquelle l’homme n’a pas de droits mais des devoirs. La Monarchie de Juillet est moins tranchée. D’une part, elle a retenu les leçons de la Révolution, et Louis-Philippe se déclare Roi des Français. D’autre part, cette “monarchie bourgeoise” reste un régime d’élite s’appuyant sur un suffrage censitaire. Son libéralisme politique n’a rien à voir avec l’égalitarisme démocratique des républicains, synonyme bien sûr de “nivellement par le bas”. Du reste, ce sont bien les Républicains, qui lors de la Révolution de 1848 étendent le suffrage universel à l’ensemble de la nation, avec l’assentiment du prince-président – lequel ne reviendra pas sur cet acquis après le coup d’État, et multipliera au contraire les références au principe de la souveraineté des nationalités. La question de l’appartenance du bonapartisme à la droite est difficile à trancher, et il en est de même pour son surgeon nationaliste. Ces deux doctrines se laissent difficilement situer sur l’échiquier politique, et la grille droite-gauche est de toute façon d’une faible valeur analytique.
« Une gauche qui fait abstraction de la nation, c’est une gauche sans le peuple »
En effet, ni la gauche ni la droite, que Luc Ferry cherche à essentialiser, ne sont des absolus : ce sont au contraire des étiquettes fort relatives, qui se reconstruisent au gré des situations historiques. Le bonapartisme s’appuie donc tout à la fois sur un héritage révolutionnaire, sur l’Église et sur la clientèle bourgeoise du régime orléaniste. Néanmoins, son penchant pour l’ordre — corollaire de la peur des partageux — a eu raison de ses aspirations populaires, et il n’aura jamais le soutien de la classe ouvrière. Son discours préfigure celui de l’ordre moral et l’entrée dans le vocabulaire de droite de valeurs appartenant depuis près d’un siècle au vocable révolutionnaire. Ce glissement de valeur se fait par le truchement d’une nouvelle famille politique, le nationalisme, héritier du bonapartisme. C’est autour du général Boulanger, puis au sein des ligues, dans un milieu composé de déçus du parlementarisme, d’anciens bonapartistes et d’anciens communards, que s’élabore cette nouvelle conception de la nation. Car cette récupération lexicale s’est accompagnée d’un changement du sens des mots. La définition des nationalistes n’est pas celle de la République. Dans cette acception, dite “allemande”, l’appartenance à la nation n’est pas fondée sur l’appartenance aux valeurs universelles de la République, elle est essentialisée sur la base de la langue, du sang, ou de la terre, censée déterminer “l’âme profonde” des peuples[iv].
Le nationalisme, nous l’avons vu, est tiraillé entre gauche et droite, entre ses velléités de justice sociale et son goût conservateur d’un compromis entre les classes, entre sa fascination pour l’État-nation moderne et son désir romantique de retour à une France rurale, à “visage humain”. Les nationalistes français choisiront le camp du conservatisme, et l’Affaire Dreyfus achèvera de cataloguer à l’extrême droite ce courant hybride aux frontières alors mal définies. Cette histoire est bien française. Dans le monde arabe, se revendiquer de la nation, voire du nationalisme, équivaut très souvent à défendre une république laïque inspirée de celle de 1789 contre le communautarisme ethnique ou religieux et contre le libéralisme économique. De même en Amérique latine, où le terme “camarade” se traduit souvent par celui de “patriote”. L’existence d’un nationalisme de droite ne doit donc pas nous faire oublier que c’est sur la défense de la nation que s’est construite la gauche, et qu’une gauche qui fait abstraction de la nation, c’est une gauche sans le peuple. Il ne faut donc pas s’étonner si, usant de rhétorique anti-nationaliste depuis les années 1980, la gauche a perdu ses appuis populaires.
La droite, nationaliste ? La gauche, mondialiste ?
La droite actuelle aimerait parfois s’identifier au nationalisme modéré incarné par le général de Gaulle. Mais ce n’est pas par un excès d’amour chauvin pour son peuple qu’elle pèche, mais par sa tendance — au nom des principes du libéralisme et de ses intérêts de classe — à le sacrifier systématiquement sur l’autel des lois du marché. En revanche, la nation, dans son acception républicaine et universaliste, est indispensable à l’argumentaire de gauche, car elle justifie la solidarité à une autre échelle que celle du genre humain, sans pour autant entrer en contradiction avec elle.
Si l’universalisme sans frontière est séduisant, il demeure une abstraction difficile à se figurer, et impossible à mettre en place dans l’état actuel des choses. Du reste, cet argument sert plus souvent à justifier la concurrence économique entre les peuples et le dumping social, qu’à mettre en place une saine coopération au niveau international. Au contraire, la solidarité au niveau national est un principe fort, très légitime, fortement ancré dans notre culture politique française, et dont la sauvegarde passe par des mesures effectives simples : la hausse des impôts pour les plus favorisés, la défense par le protectionnisme des secteurs en difficultés… C’est d’ailleurs quand l’amour de la patrie cesse d’être uniquement un discours et demande un sacrifice aux dominants que les joueurs abattent leurs cartes. Et l’on voit soudainement qui désire vraiment appartenir à cette communauté d’hommes et de femmes solidaires.
Nos Desserts :
- Article sur le patriotisme de gauche sur L’Entreprise de l’impertinence
- Le patriotisme révolutionnaire de George Orwell sur le blog de Romain Masson
- « Ce que l’extrême droite ne nous prendra pas » de Frédéric Lordon
- Le Comptoir analyse le Front national
Notes :
[i] Ou pas, mais ce n’est pas vraiment la question…
[ii] Le bleu et le rouge étaient alors les couleurs du peuple de Paris, qui venaient cerner le blanc de l’étendard royal.
[iii] Anne-Marie Thiesse, 2001. La création des identités nationales, Europe XVIIIe-XXe siècles, Paris, Le Seuil [1999].
[iv] Sur ces sujets, se reporter à Michel Winock, 2004. Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Paris, Le Seuil [1982] et à René Rémond, 2008. Les droites en France, Paris, Aubier-Montaigne.
Catégories :Politique
Très bonne remise en perspective historique. A force d’abandonner à la droite et à l’extrême-droite des concepts soit nés en son sein soit qui appartiennent à tous (Nation, République, Laïcité…), la gauche capitule dans le combat intellectuel et idéologique. Cette reddition est inacceptable.
La nation, aujourd’hui, est balkanisée, pulvérisée (voir : https://cincivox.wordpress.com/2015/03/23/la-nation-balkanisee/ ) et nécessite plus que jamais que l’on renoue avec la conception historique de son identité : à la fois généreuse et exigeante. Contre les libéraux et les identitaires de droite comme de gauche, seule une réponse authentiquement républicaine peut nous sortir par le haut.
Cincinnatus
https://cincivox.wordpress.com/