Politique

Socialisme ou barbarie : une pensée à contre-courant

Fondé en 1948 avant de s’auto-dissoudre en 1967, le groupe et la revue « Socialisme ou Barbarie » occupe une place toute particulière dans le champ intellectuel et militant de la France d’après-guerre. Passablement confidentielle à l’époque, la pensée « socio-barbare » a connu une réelle postérité dans la seconde moitié des années 1970 du fait de sa dénonciation précoce du caractère totalitaire de l’URSS – position passablement iconoclaste au sein de l’intelligentsia de gauche – et par la reconnaissance intellectuelle de deux de ses membres fondateurs : Cornélius Castoriadis et Claude Lefort.

Cornelius-CastoriadisLe premier numéro de Socialisme ou Barbarie voit le jour en mars 1949, après un long processus de divergences au sein du Parti communiste internationaliste (PCI), section française de la IVe Internationale. Le PCI, créé en 1944 par la fusion de plusieurs groupes trotskistes, voit sa majorité défendre l’URSS, tout en considérant que cet « État ouvrier dégénéré » (selon les mots de Léon Trotsky) appelle la poursuite d’une révolution politique. C’est à partir de ce refus d’une défense sine qua non de l’URSS que se forge, au sein du parti, la tendance « Chaulieu-Montel » (Castoriadis-Lefort) qui fera scission et revendiquera une autonomie organisationnelle autour de sa nouvelle revue.

Contre la bureaucratie, cette perversion irréversible de l’horizon socialiste

Le premier numéro veut justifier sa rupture avec « la véritable essence du trotskisme », c’est-à-dire son attitude réformiste face au développement de la bureaucratie stalinienne. C’est en voulant reconstituer théoriquement le mouvement révolutionnaire que va se mettre en place une pensée iconoclaste pour l’époque : un marxisme anti-dogmatique, conséquence de sa réévaluation nécessaire après l’avènement du phénomène bureaucratique. Si les membres de Socialisme ou Barbarie s’inscrivent dans le prolongement de l’analyse marxiste, leur distinction originelle vient de cette critique radicale de la bureaucratie comme perversion irréversible de l’horizon socialiste. L’éditorial du premier numéro fait figure de manifeste pour le groupe et expose la trame de sa critique du capitalisme d’État soviétique.

« En gros, on peut dire que la différence profonde entre la situation actuelle et celle de 1848 (NDLR : parution du Manifeste du Parti communiste) est donnée par l’apparition de la bureaucratie en tant que couche sociale tendant à assurer la relève de la bourgeoisie traditionnelle dans la période de déclin du capitalisme. » (Socialisme ou Barbarie, n° 1, p. 10)

Reprendre les outils de Marx pour déboulonner les mécanismes de la « Patrie du socialisme », encore auréolée de sa victoire contre le fascisme, correspond véritablement à nager à contre-courant au sein de la gauche intellectuelle de cette époque.

Aux rapports de production structurés par la propriété privée détenue par la bourgeoisie, Socialisme ou Barbarie oppose ceux de la propriété étatique détenue par la bureaucratie comme nouvelle classe dominante. En ce sens, c’est la confrontation dirigeants/exécutants qui doit remplacer la traditionnelle opposition bourgeois/prolétaires. C’est d’ailleurs pour cette raison que la révolution russe n’a pas abouti à une société sans classes : elle a simplement transformé les modalités de l’aliénation du prolétariat.

La revue Socialisme ou Barbarie se veut donc un « organe de critique et d’orientation révolutionnaire ».  Ce renouvellement conceptuel doit garder, pour ses membres, l’horizon pratique de la révolution prolétarienne. Ne souhaitant pas se cantonner à une pure abstraction théorique, elle continue de prôner l’abolition du capitalisme avec pour perspective la construction d’un parti révolutionnaire.

« Aussi bien sous sa forme bourgeoise que sous sa forme bureaucratique, le capitalisme a créé à l’échelle du monde les prémisses objectives pour la révolution prolétarienne. » (Socialisme ou Barbarie, n° 1)

Conservant une lecture marxiste de l’Histoire, la concentration du Capital – dont découlent les visées impérialistes – doit conduire à une inéluctable 3e guerre mondiale, qui ne peut être empêchée que par la classe ouvrière et son autogestion.

lefort200Si, a posteriori, la critique de la bureaucratisation stalinienne fait preuve d’une grande lucidité pour l’époque, force est de constater que l’audience du groupe, dans les premières années, est plus que ténue face au poids lourd que représentait alors le PCF.  En outre, si la sortie du PCI assurait la cohésion des militants, des divergences apparaissent quant aux objectifs de Socialisme ou Barbarie. La volonté de Cornélius Castoriadis de structurer le groupe en parti révolutionnaire provoquera notamment le départ provisoire de Claude Lefort.

La mort de Joseph Staline et la contestation ouvrière de l’année 1953 contrecarrent provisoirement cette crise d’effectif (une vingtaine de membres depuis la création), avec par exemple l’arrivée du philosophe post-structuraliste Jean-François Lyotard. Malgré le dégel relatif consécutif au rapport Khrouchtchev, la répression soviétique en Pologne et en Hongrie conforte les membres de Socialisme ou Barbarie dans leur disqualification de l’URSS comme alternative valable. La crise algérienne et l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle font pourtant resurgir les divisions entre une majorité appelant à une organisation politique plus structurée et une minorité dénonçant les dérives bureaucratiques d’une telle orientation, opposition qui va conduire au départ définitif, cette fois-ci, de Claude Lefort.

mai68Porté par son opposition à la guerre d’Algérie, Socialisme ou Barbarie étend son audience auprès du public estudiantin et tente de se rapprocher du monde ouvrier avec la publication du mensuel Pouvoir Ouvrier. Cependant, la fin de la guerre d’Algérie en 1962 conduit à une interrogation sur l’orientation doctrinale du groupe qui, sous l’impulsion de Castoriadis, amène une nouvelle scission.

Dans un article intitulé « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne », Castoriadis met en avant un changement d’orientation nécessaire dans la critique révolutionnaire par rapport au marxisme traditionnel. Les métamorphoses du capitalisme, alliant amélioration du niveau de vie et baisse du chômage, révèlent l’obsolescence des analyses marxistes et sa focalisation sur les luttes économiques. Cette dénonciation d’un « économisme suranné » s’accompagne d’une critique de la passivité du prolétariat et de la remise en question de sa fonction révolutionnaire face à la montée de l’individualisme.

« Partis du marxisme révolutionnaire, nous sommes arrivés au point où il fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires. » (Socialisme ou Barbarie, n° 36, p. 8)

Ce positionnement est perçu comme hérétique par de nombreux militants de Socialisme ou Barbarie et conduira, après d’âpres débats, à une nouvelle scission, prélude de son auto-dissolution un an seulement avant les événements de Mai-1968.

Une reconnaissance posthume

Ce rendez-vous manqué avec l’inattendu réveil contestataire de l’année 1968 est d’autant plus marquant que ces événements apparaissent comme une confirmation posthume des analyses de Socialisme ou Barbarie. Critiques du stalinisme du PCF par le gauchisme, mise en pratique de l’autogestion, dénonciation de l’aliénation consumériste apparaissent comme autant d’héritages de la pensée socio-barbare dont les membres fondateurs n’auraient pu espérer la reprise quelques années plus tôt.

SoBEn effet, tout au long de son existence, le groupe et ses positions sont restés très marginaux dans le champ politique radical et la publication de la revue peinait à dépasser les quelques centaines d’exemplaires dans les périodes les plus fastes. Il faudra attendre le début des années 1970 pour percevoir un début de reconnaissance rétrospective de ces analyses politiques. C’est à partir du véritable changement idéologique, amorcé par les événements de Mai-1968, que va s’élargir l’audience des positions de Socialisme ou Barbarie, désormais identifié au duo Lefort-Castoriadis.

La parution en 1974 du premier volume de L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne marquera en ce sens un véritable tournant dans le débat politique français. Le témoignage de l’auteur quant aux atrocités du régime soviétique fera figure de révélations pour une intelligentsia française qui maintenait jusqu’alors un soutien indéfectible à la patrie du socialisme. C’est dans cette conjoncture intellectuelle alliant promotion de la pensée anti-totalitaire et crise du marxisme que les analyses de Socialisme ou Barbarie vont refaire surface. Les critiques de l’URSS avant l’heure font de ses membres des précurseurs en lucidité bien qu’on omette, le plus souvent, de rappeler leur refus radical de l’oppression sous le capitalisme libéral et la finalité révolutionnaire initialement prévue par le groupe. Ce tournant idéologique permettra à Claude Lefort d’acquérir le statut de penseur anti-totalitaire qu’il poursuivra avec ses travaux sur le régime démocratique comme « lieu vide » tout au long de sa carrière universitaire. Castoriadis, quant à lui, connaîtra une reconnaissance intellectuelle à travers son positionnement d’anti-marxiste de gauche qui permettra un accueil favorable, en 1975, de son ouvrage L’Institution imaginaire de la Société où il continuera à déployer sa pensée du social-historique en republiant certains de ses articles de jeunesse.

Article écrit par Mathieu Foulot

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6 réponses »

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  2. « LE » point majeur sur lequel Socialisme ou Barbarie faisait dès le départ fausse route dans son analyse de l’URSS, c’est cette idée de propriété étatique « DÉTENUE » par la bureaucratie. Or, les bureaucrates n’étaient PAS propriétaires des moyens de production, ce qui change tout.

    J’ajoute que l’histoire a montré que les analyses géostratégiques et « militaires » de Castoriadis sur l’URSS étaient complètement fausses. Non seulement l’URSS n’a jamais voulu attaquer l’Ouest, et encore moins le « conquérir », mais son appareil militaire souffrait de défauts gigantesques et représentait d’abord une menace… pour l’économie soviétique !

    • Revenons à la source : l’Éditorial “Socialisme ou Barbarie” (no. 1) où on parle plutôt de la contexte de la bureaucratisation du capitalisme dans la production :

      “la séparation graduelle des fonctions de propriété et de direction de la production et donnait une importance croissante aux couches de directeurs des administrateurs et des techniciens.”

      et :

      “C’est dire que si le prolétariat n’abolit pas immédiatement, et en même temps que la propriété privée des moyens de production, la direction de la production en tant que fonction spécifique exercée d’une manière permanente par une couche sociale, il ne fera que nettoyer le terrain pour l’avènement d’une nouvelle couche exploiteuse, surgissant des ‘directeurs’ de la production, de la bureaucratie économique et politique en général. Or c’est exactement ce qui s’est produit en Russie”.

      et déjà en février 1947 :

      “Si le caractère de classe de cette économie est manifeste, le système de propriété effective qui en forme la base ne peut être identifiée à celui de nul autre régime historique. La propriété bureaucratique n’est ni individuelle ni collective ; elle est une propriété privée, puisqu’elle n’existe que pour la bureaucratie, et le reste de la société en est complètement dépossédé ; mais une propriété privée exploitée en commun par une classe et collective à l’intérieur de cette classe, où d’ailleurs les différenciations internes continuent à subsister. Dans ce sens, on peut sommairement la définir comme une propriété privée collective”.

      Pour ce qui est du 2e paragraphe, une citation exacte, svp. On peut commencer avec «  »La Russie ne veut pas la guerre: elle veut la victoire » (Castoriadis, 1982).

  3. Je maintiens que le fait que la propriété des moyens de production n’était pas entre les mains de cette couche parasitaire, ne serait-ce que parce qu’elle n’en retirait pas de PLEINS profits, juste des miettes (parfois grosses, mais miettes néanmoins), D’où l’intense gaspillage de l’économie soviétique. En outre, l’expulsion des rangs de la bureaucratie (purges, etc.) entrainait la perte de la plus grande partie des biens et avantages. Cela n’est pas de la propriété ! Les explications complexes et alambiquées – mais surtout bien superficielles – fournies par Castoriadis sur le pouvoir de cette couche et que vous rappelez ci-dessus ne démontrent rien. Elles avancent l’hypothèse qu’il aurait existé quelque chose de radicalement nouveau (ce qui est assez vrai), mais sans véritablement prouver et fonder cette « nouvelle forme de propriété ».
    Pour ce qui est du 2e paragraphe, je n’ai pas de citation à vous fournir car je ne dispose plus des textes de Castoriadis. Mais la présence ou non d’une citation ne change rien : 1. Castoriadis a intellectuellement capitulé devant la propagande de l’impérialisme occidental en adoptant cette thèse grotesque d’un « danger militaire soviétique » ; 2. Castoriadis ne connaissait rien de façon sérieuse et solide aux questions militaires, que par ailleurs il méprisait, comme un bien trop grand nombre d’intellectuel de gauche depuis déjà longtemps (cf. ses propos sur la « quincaillerie » pour parler des armements). Et ses écrits n’ont jamais été pris au sérieux par les spécialistes, au point même qu’ils ont complètement disparu de la liste des écrits qu’il convient de lire sur ces questions. Rien que ce 2e point suffit à le disqualifier et à le délégitimer. 3. Toutes les études historiques récentes sur l’histoire de l’appareil militaire soviétique post-1945 montrent que tous ses paradigmes de base étaient faux et archi faux. Cela ne se discute même plus, ce sont des faits, qui, comme chacun sait, sont têtus…Bref, pour lire des analyse autrement plus pertinentes et justes sur cette question, lisez plutôt le livre de Jacques Sapir, paru en 1988 à La Découverte : « Le système militaire soviétique ».

  4. Je ne sais pas qui c’est ce “Henninger”, mais il est difficile de prendre au sérieux quelqu’un qui voudrait discuter d’un auteur sans faire la moindre référence à ce que l’auteur a _vraiment_ écrit. (Il ne suffit pas à faire des caractérisations approximatives des idées ou des arguments d’un penseur, sans preuves à l’appui, car il n’y a pas de base pour un échange concret.) Si l’argument c’est que rien de substance n’a réellement changé depuis le 21 août 1940 (donc rien à réfléchir à nouveaux frais), je doute fort qu’une discussion rationnelle va suivre, parce qu’on a affaire plutôt à un idéologue vivant dans le passé.

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