La crise… Comment échapper au règne de ce mot ? Peu de termes ont été autant utilisés, employés, instrumentalisés, abusés ces dernières décennies. Tout semble subir tôt ou tard une forme de crise, et rien n’échappe à son emprise. Crise de la dette, crise de l’État providence, crise financière, crise économique… Mais aussi crise des migrants, crise des réfugiés, crise écologique, crise de la représentation, crise de la démocratie, crise de la culture, crise civilisationnelle, etc. Mais la crise n’est-elle pas aussi en crise ?
En 1984 – hasard orwellien malheureux –, la chaîne française Antenne 2 (ancêtre de France 2) diffusait une émission qui fit grand bruit : Vive la crise. Sur un décor de film d’entreprise, l’ancienne coqueluche de Marcel Carné et du Salaire de la peur, le chanteur Yves Montand, présentait avec hargne et autorité les nouvelles idées du néolibéralisme. Vive la crise accompagnait alors le tournant libéral de François Mitterrand, avec l’émergence croissante d’un imaginaire néolibéral : réussite individuelle, mythe du self-made man qui réussit héroïquement par sa pure volonté, individualisme concurrentiel, valorisation outrancière des valeurs dites entrepreneuriales, justifications moralisantes des mesures prises par le gouvernement d’alors (libéralisation des marchés, privatisation des grandes entreprises publiques, réductions de la protection sociale, etc.). C’était l’époque de Bernard Tapie, de l’essor du Front national reaganien et du « grand bond en arrière » (Serge Halimi) de nombreux pays passés à droite. L’objectif était simple : rendre la crise excitante, gérer cette dernière afin que le peuple français sorte de ses craintes par rapport à son avenir. Mais la question demeure : peut-on gérer une crise ?
La crise ? Quelle crise ?
Retour obligatoire du côté des Grecs anciens, d’où nous vient le terme de crise. Si on se fie au Centre de recherches interdisciplinaires en sciences humaines et sociales de Montpellier, le mot a une racine indo-européenne qui signifie “trier”, “séparer deux objets d’ensembles confondus” (comme dans l’adage “séparer le bon grain de l’ivraie”). Les mots critère et critique partagent d’ailleurs la même racine : il s’agissait bien de signifier ce qu’on appellerait aujourd’hui “discriminer”, à savoir distinguer pour mieux séparer – passer au crible, donc aussi juger, décider, choisir. L’étymologie nous vient du latin crisis, lui-même venant du grec ancien krisis. Chez les Grecs anciens, la crise signifiait une rupture, un moment de choix radical ouvrant une nouvelle ère, un nouvel ordre. La crise n’était donc pas une période longue, une évolution lente, une situation à “gérer” ou à atténuer, mais bien le moment du choix entre diverses possibilités. Bien au contraire, « “Gérer la crise” est d’un certain point de vue une contradiction dans les termes. On ne gère pas le tourment, le trouble ; on s’efforce d’éviter qu’il se produise, d’en minimiser les effets ou de rétablir l’ordre. » [i] Edgar Morin, quant à lui, affirme que « c’est le moment où, en même temps qu’une perturbation, surgissent les incertitudes ».
« La crise économique et financière ressemble désormais à une ligne qui borne notre horizon, lointaine, inatteignable et cependant limitant notre vue. »
Aujourd’hui, la crise est un processus perpétuel, intemporel, dont nous ne savons généralement pas les causes, et dont nous observons, impuissants, les conséquences. Il fut un temps où la crise provoquait des débâcles, des guerres ou des révolutions, mais ce temps semble révolu. Passé un certain stade, nos sociétés se sont enfoncées dans des cycles de crise, la crise passant finalement du moment exceptionnel à l’événement banal, voire à la situation normale… Les marxistes parlaient en leur temps de crises cycliques du capitalisme – ce dernier devant à chaque fois subir une crise pour se réparer et ensuite recommencer de plus belle. Mais nous sommes à l’évidence allés plus loin : le capitalisme est entré dans une phase de crise permanente, incapable de s’auto-limiter ou de se réparer. « L’expansion de la production dans les pays capitalistes [au début du XXe siècle] allait se heurter à un marché de plus en plus restreint. On en a une image claire lorsqu’on voit que depuis 1913, cependant que la production de produits manufacturés ne cesse d’augmenter, les exportations et importations de ces mêmes produits restent stationnaires lorsqu’elles ne reculent pas. Une nouvelle crise de surproduction devenait dès lors inévitable. Elle explosa en 1929 avec une violence sans précédent dans la longue histoire des crises capitalistes, et on peut la définir comme étant à la fois la dernière des crises cycliques classiques et l’entrée dans la période de crise permanente du régime capitaliste qui, depuis, n’a plus su retrouver un équilibre, même limité et temporaire. » [ii]
La crise économique et financière ressemble désormais à une ligne qui borne notre horizon, lointaine, inatteignable et cependant limitant notre vue. Nous y sommes engouffrés, avec l’impression de se débattre dans un sable mouvant où chaque geste nous rapproche désespérément du fond. Qu’importent les mesures prises par les gouvernants, les hommes politiques ou les techniciens : rien ne change. D’ailleurs, ne dit-on pas avec Le Guépard de Lampedusa qu’il faut que tout change pour que rien ne change ? Il n’est cependant pas anodin qu’au même moment, la crise touche de nombreuses autres sphères de nos sociétés. Ce qui permettait dans le passé aux sociétés occidentales de survivre et se reproduire – voire évoluer et progresser – était en grande partie l’existence de conflits majeurs en leur sein. Le conflit est mère de toute démocratie vivante. L’Athènes antique était d’ailleurs réputée pour être, non pas une cité consensuelle et ordonnée mais bien une cité conflictuelle, où la rivalité était centrale mais ne nuisait pas au bon fonctionnement de la vie communautaire et politique – bien au contraire. Le conflit politique en était l’un des principaux moteurs, et c’était aussi celui-ci qui permettait à une crise de se résoudre. C’était bien parce qu’il existait d’amples mouvements politiques, des luttes entre eux, mais aussi d’intenses débats d’idées, des conflits artistiques entre diverses écoles, de la critique, de la critique, et encore de la critique, que les sociétés occidentales ont pu aller si loin dans leur développement civilisationnel et dans l’invention de nouvelles formes culturelles, politiques, philosophiques et sociales. Pour citer Machiavel dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live, « Dans toute République, il y a deux partis : celui des grands et celui du peuple ; et toutes les lois favorables à la liberté ne naissent que de leur opposition. […] Les bonnes lois […] sont le fruit de ces agitations que la plupart condamnent si inconsidérément.« Et Montesquieu lui emboîtait le pas : « Toutes les fois qu’on verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n’y est pas. »
La crise de la culture
Aujourd’hui, le conflit est mal vu. Mieux vaut ce fameux « calme plat du despotisme » (Camille Desmoulins) plutôt que les rixes, les querelles ou les oppositions frontales. Le consensus est valorisé à outrance dans la pensée dominante. La violence, quand elle se révèle au grand jour notamment par l’intermédiaire des luttes sociales, est une calamité que nos amis bourgeois, éternels adeptes de l’existence paisible et de la politique du marchand de sable, décrient avec scandale. Le conformisme, comportemental comme idéologique, n’est certes pas valorisé mais il est avalisé dans les faits. Il y a autant de conformistes du statu quo, que de moutons de la rebellitude – ces fameux mutins de Panurge chers à Philippe Muray. Dans les domaines de l’art règne le fameux adage “de gustibus et coloribus non disputandum”. On ne discute pas des goûts et des couleurs, donc on ne critique rien, et on ne fait certainement pas de hiérarchie. La lutte contre “toutes les discriminations” a été tellement loin qu’elle s’est opposée jusqu’à la discrimination inhérente au travail critique. De fait, il est de plus en plus difficile d’émettre l’idée qu’un Marc Lévy ne vaut pas un Balzac, ou que le single de la dernière pop star fabriquée par les industries culturelles ne vaut pas un solo de Miles Davis, une symphonie de Beethoven ou un concerto d’Aranjuez : cela reviendrait à mépriser toute une partie du public “qui a bien le droit d’avoir ses propres goûts”.
« Pour l’électeur qui conduit lui-même sa voiture et regarde la télévision, aucune sorte de goût n’a plus aucune sorte d’importance : c’est pourquoi on peut lui faire manger Findus ou voter Fabius, avaler Fabius ou élire Findus.« Guy Debord
Hannah Arendt parlait à ce titre de « crise de la culture » dans l’ouvrage du même nom. Elle constatait ainsi la transformation progressive de toutes les créations culturelles en objets de consommation, à savoir des créations qui se consomment immédiatement et ne durent pas [iii] – là où une œuvre d’art établit une durée transcendant l’artiste, possède une certaine permanence, créant par là un monde. Les œuvres d’art sont créées pour le monde, car elles dépassent la simple sphère vitale et utilitaire des objets de consommation, ou du divertissement, lui-même éphémère. « La culture concerne les objets et est un phénomène du monde ; le loisir concerne les gens et est un phénomène de la vie. » Cette transformation des objets culturels en objets de consommation nuit à la pérennité du monde car ce dernier, qui engendre la civilisation, ne peut survivre à une obsolescence programmée de tout ce qui le constitue. Si tout disparaît avant la fin d’une vie d’un homme, ce dernier n’est plus capable de s’inscrire dans une réalité qui le dépasse – et tout devient artifice, ersatz, objet. L’utilitarisme est en cela nuisible à tout ce qui permet à l’homme d’être plus qu’une simple bête animale.
Ces réflexions ne sont pas anodines dans un contexte politique. On oublie souvent que le goût invite aussi à la politique – est d’une certaine manière politique. Guy Debord avait cette formule choc à ce propos : « Pour l’électeur qui conduit lui-même sa voiture et regarde la télévision, aucune sorte de goût n’a plus aucune sorte d’importance : c’est pourquoi on peut lui faire manger Findus ou voter Fabius, avaler Fabius ou élire Findus. » L’esthétique a un rapport réel avec la politique parce qu’à l’instar de celle-ci, elle n’a pas de rapport avec la vérité. Elle ne contraint pas comme un théorème ou une équation contraint la pensée, elle agit par la persuasion. Pourquoi faut-il discuter des goûts et des couleurs ? Outre le simple attrait que tout le monde a de partager ses goûts avec d’autres – et on voit bien comment cela crée aussi, d’une certaine manière, un monde en commun, une confraternité entre ces personnes – il s’agit aussi de (ré)concilier les phénomènes évidents et objectifs de la beauté avec sa part subjective et personnelle. Remettre ainsi en jeu le goût par le débat, c’est donc permettre une évolution, un changement, des retours sur soi et surtout la formation de valeurs permettant d’en affiner l’acuité. C’est ce qu’Hannah Arendt formulait également dans La crise de la culture : « En esthétique, non moins que dans les jugements politiques, une décision est prise, et, bien que cette décision soit toujours déterminée par une certaine subjectivité, du simple fait que chaque personne occupe une place à elle d’où elle regarde et juge le monde, elle tient aussi au fait que le monde lui-même est un datum objectif, quelque chose de commun pour tous ses habitants. L’activité du goût décide comment voir et étendre ce monde, indépendamment de l’utilité et des intérêts du monde, indépendamment de l’utilité et des intérêts vitaux qu’il a pour nous, décide de ce que les hommes verront et y entendront.«
Déconstruire pour mieux détruire
Si les goûts et les couleurs ne se discutent pas, où est l’intérêt finalement de discuter – et surtout comment arriver à distinguer le Beau, le Bon et le Vrai ? En effet, l’idée que les goûts et les couleurs ne se discutent pas est une idée qui nie finalement l’idée du commun, et de l’objectivité d’un monde extérieur à soi. De là à finalement considérer que tout se vaut, il n’y a qu’un pas, que d’aucuns dans le passé ont d’ailleurs franchi : les maîtres déconstructeurs n’ont pas toujours brillé par leurs choix politiques [iv]. La déconstruction de l’idée de vérité, de beau, de nature humaine, de raison n’ont certainement pas aidé. Les penseurs “postmodernes” – qu’outre-Atlantique on regroupe sous l’appellation “French theory” (Derrida, Foucault, Deleuze, Guattari principalement) – ont enfanté des monstres, et la déconstruction a été tellement loin qu’elle s’est soudainement transformée en destruction de tout [v]. Valorisant une forme d’instabilité permanente, les déconstructeurs se sont mis à voir de “l’essentialisme” dans tout ce qui pouvait donner l’apparence d’une certaine fixité, d’une certaine stabilité ou d’une totalité close – et non fluide ou diffuse. En langage clair, de l’identité nationale à l’identité de classe, en passant par le sexe, la langue, ou les espèces animales, le risque de verser dans l’essentialisme devint récurrent, voire perpétuel. À partir du moment où on cherche à établir des cloisons – entre le sain d’esprit et le fou, l’enfant et l’adulte, l’être humain et le règne animal – le soupçon de verser dans l’essentialisme pointe désormais très vite le bout de son nez. Est ainsi valorisé ce qui est trans-, ce qui est liquide, ce qui est pluriel et multiple. Définir semble être devenu un acte conservateur, voire réactionnaire. Derrida ne définit jamais clairement, en cohérence avec sa pensée, son concept de déconstruction. L’idée même de forger un concept, une catégorie, se révèle compliquée dans un tel cadre (qu’est-ce qu’un être humain après tout ?). En outre, à tout déconstruire afin d’abattre les dominations omniprésentes – car, comme l’affirmait Foucault, le pouvoir est partout et s’insère dans toutes les parcelles de l’existence humaine – les déconstructeurs en sont venus à favoriser le morcellement infini des luttes. L’handicapé devra lutter contre la domination des valides, les Corses contre celle des Français, les homosexuels contre celle des hétérosexuels, les vegans contre celle des carnivores, etc. Derrida inventa d’ailleurs le concept pompeux de “carno-phallogocentrisme”, à savoir la domination des hommes sur les animaux en raison du primat de la parole et de la raison dans le cadre d’une société dite “phallocratique” (dominée par les hommes).
Hélas, au terme de cette démolition en règle de tout ce qui est susceptible de provoquer une forme de domination, le déconstructionnisme a aussi enlevé toutes les armes critiques dont disposaient auparavant les classes opprimées, exploitées – on disait dans le temps aliénées. En mettant la focale sur les marginalités, les “bizarres” (queer en anglais), la majorité de la population a progressivement perdu de l’intérêt aux yeux de ces nouveaux intellectuels et militants de la gauche radicale. La classe ouvrière ne sent plus très bon dans les cénacles radicaux, puisqu’elle n’est pas très “queer”, “gender fluid” ou “cyborg”, et représente un mode de vie antinomique aux valeurs de ces chers gauchistes chics. Les classes populaires, ce sont aussi des Blancs, des hommes et des carnivores : tout est dit. Et étant majoritaires, ils ne peuvent qu’être dans une position de domination, la minorité faisant l’objet d’un fantasme de protection plus ou moins virulent. Le think tank Terra Nova, proche du Parti socialiste français, avait de ce fait pris ce pli en le menant jusqu’à sa conclusion logique : abandonner la classe ouvrière, trop “conservatrice”, au profit des minorités sociales (femmes, minorités ethniques et religieuses, minorités sexuelles, étudiants, etc.).
Selon Renaud Garcia, ce déconstructionnisme a condamné les exploités à des divisions insolubles en segmentant les luttes. Comment créer des objectifs communs, des luttes communes, si finalement la classe ouvrière est une invention, si elle est elle-même composée de dominants, si le pouvoir est partout – et donc nulle part –, si l’exploitation se compte en “privilèges” à “checker” et si la norme est forcément détestable ? L’universel devient quelque chose réservé à une poignée de dominants “mâles, blancs, hétéros”, et il n’y a plus rien qui unit qui que ce soit, qui transcende les divisions, hormis éventuellement une communauté de souffrances sur laquelle il est impossible de bâtir un mouvement. « Si rien d’autre ne compte dans la représentation que je me fais de mes limitations hormis les multiples coupes verticales qui me traversent, et si je me refuse à les rassembler sous une bannière commune, alors quid du combat social ? Supposons par exemple une femme, bretonne, âgée et handicapée. Selon le cadre de pensée de l’intersectionnalité, elle se situe à la croisée d’au moins trois dominations : celle qui nie sa singularité régionale ; celle qui nie sa capacité à bien vivre malgré sa vieillesse (on appellera cela, dans les milieux militants, de l’âgisme) ; celle qui lui refuse une vie bonne en fonction de son handicap (une nouvelle domination : le validisme). Au plus près d’elle-même, cette femme-là est dominée selon des lignes différentes. Or, au-delà de ceci, il s’agit d’une femme. Mais si jamais elle s’avisait de lutter sous la bannière des “femmes”, les “féministes” queer (on saisit pourquoi j’utilise des guillemets) pourraient rétorquer qu’elle se reterritorialiserait (pour paraphraser Deleuze et Guattari) sur une essence, adoptant donc le discours du pouvoir dominant. Il s’agit là d’un héritage de la pensée de Judith Butler diluée dans des milieux comme le “féminisme” queer. »
« Nous sommes devant une collection de demi-vérités perverties en stratagèmes d’évasion. » Cornélius Castoriadis à propos du postmodernisme.
On oublie très souvent que la posture hyper-relativiste très à la mode aujourd’hui – qui consiste à dire que tout se vaut, qu’il est interdit de juger des pratiques culturelles d’un groupe particulier ou d’affirmer que certaines choses sont meilleures que d’autres – s’enracine en grande partie dans ces pensées. Le déconstructionnisme postmoderne a en effet été très loin dans la mise au pas de concepts tels que celui de vérité, de raison, d’universel ou de nature humaine. En réaction aux poncifs de la modernité et des Lumières – le progrès techno-scientifique améliorera la condition humaine, l’universalisme comme moyen d’imposer la culture occidentale, la raison abstraite, instrumentale et devant vaincre toutes les passions, toutes les irrationalités, etc. – il a été jusqu’à promouvoir une forme de nihilisme dangereux, jetant le bébé occidental avec l’eau du bain de sa domination et justifiant de nombreuses injustices au nom de la diversité culturelle ou de l’anti-impérialisme. Tout ceci ne tient pas seulement du raisonnement abstrait de philosophe, les résultats sont là tous les jours. Comment expliquer sinon cette cour allemande qui a autorisé un homme à battre sa femme sous prétexte d’un prescrit de droit islamique, ces accommodements “raisonnables” au Canada qui vont jusqu’à givrer des vitres pour cacher les sportives du regard de juifs orthodoxes, ces intellectuels qui considèrent que l’homosexualité est un impérialisme occidental ou les déclarations récentes de la maire de Cologne ? « Nous sommes devant une collection de demi-vérités perverties en stratagèmes d’évasion. La valeur du “postmodernisme” comme théorie est qu’il reflète servilement et donc fidèlement les tendances dominantes. Sa misère est qu’il n’en fournit qu’une simple rationalisation derrière un apologétique, qui se veut sophistiquée et n’est que l’expression du conformisme et de la banalité. Se concoctant agréablement avec les bavardages à la mode sur le “pluralisme” et le “respect de la différence”, il aboutit à la glorification de l’éclectisme, au recouvrement de la stérilité, à la généralisation du principe “n’importe quoi va”, que Feyerabend a si opportunément proclamé dans un autre domaine. Aucun doute que la conformité, la stérilité et la banalité, le n’importe quoi, sont les traits caractéristiques de la période. Le “postmodernisme”, l’idéologie qui la décore avec un “complément solennel de justification”, présente le cas le plus récent d’intellectuels qui abandonnent leur fonction critique et adhèrent avec enthousiasme à ce qui est là, simplement parce que c’est là. Le “postmodernisme”, comme tendance historique effective et comme théorie, est assurément la négation du modernisme. » (Cornélius Castoriadis)
Le capitalisme à l’assaut de l’amour
Les domaines de l’Homme à vivre une “crise” sont nombreux. Nous pensons que cette multiplication des foyers de dysfonctionnement peut en grande partie s’expliquer par ces phénomènes dont notre modernité tardive a porté les logiques jusqu’à leur paroxysme : le progrès techno-scientifique dérégulé, le recul de la communauté, la perte de lien social, la dissolution des identités, la privatisation des individus, le désenchantement du monde et la transformation de tout en marchandises au profit d’un individu rationnel guidé par son intérêt bien compris. L’amour en est un bel exemple. Dans L’amour et l’Occident, Denis de Rougemont indique que l’Occident a toujours été parcouru par une division en deux types d’amour : l’amour-mariage, d’origine chrétienne et occidentale, et l’amour-passion, d’origine orientale, amené chez nous par les troubadours puis recomposé par l’amour courtois (dont le mythe de Tristan et Iseult est un exemple célèbre). Hélas, ces deux formes d’amour ont été complètement dévoyées par le système actuel, gangrenées par les publicités, l’extension du domaine de la lutte aux partenaires affectifs et sexuels et les nouveaux moyens de rencontres via les nouvelles technologies. L’amour-mariage subit les assauts de la publicité qui, récupérant les critiques libertaires, font de celui-ci une sorte de retour mollasson et désenchanté à la raison. Aidé en cela par la pressurisation croissante du travail, il ne devient plus que ce lieu d’ennui où les individus composant le couple n’arrivent plus à s’accomplir – l’amusement étant réservé à l’extérieur, et les corvées comme les tâches responsables à la vie de couple. L’amour-passion, quant à lui, se calque de plus en plus sur le modèle de la publicité – tout en étant instrumentalisé par celui-ci comme argument de vente –, et se voit réinvesti d’une nouvelle mission : réenchanter un monde hostile et rationalisé. « Prenons le cas de l’amour-passion. Imagine-t-on un peuple d’amoureux en transe, n’ayant en tête que leur amour impossible, n’écoutant rien, n’admettant aucune contrainte, ne faisant rien d’autres que d’aimer, jusqu’à en mourir ? Car c’est cela, la véritable Passion : un défi lancé à la mort ! À la place on ne voit qu’une mise en avant d’un état amoureux approximatif et fade. Quant à l’amour-mariage, si réellement il était choisi, on aurait des gens d’une grande maturité affective, c’est-à-dire capable d’assumer leur folie et de vivre pleinement les crises qui les traversent, comme celles qui parcourent la collectivité, conscients des ressources extraordinaires de chacun, affrontant les défis extraordinaires que représente l’éducation d’un enfant… Autant dire que les structures actuelles ne tiendraient pas longtemps… À la place on a un appel à se ranger après les folies de jeunesse, et à s’investir dans le quotidien, sans faire de vague. »
« Seul le réinvestissement de la sphère publique combiné à la recréation de communautés et à la réactivation du conflit peut réellement opposer une réelle résistance. »
La sociologue Eva Illouz, à l’aide de réflexions philosophiques mais aussi d’études et d’entretiens, l’a montré dans Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité : la phobie de l’engagement est désormais un trouble social majeur – en particulier aux États-Unis. Face à la multiplication des partenaires et des relations possibles, face aussi à Internet, “technologie du choix rationnel”, et à l’individualisme contemporain valorisant plus que tout “l’autonomie individuelle”, les individus ont de plus en plus de mal à s’installer dans un couple stable. Désemparés, n’ayant plus les repères traditionnels qu’étaient ceux de la coutume et du genre, ils sont conviés au banquet de frustrations qui leur est proposé par ce nouvel Univers du chiffre. Selon l’auteur, les sciences (psychanalyse, neurosciences, évolutionnisme) ont participé de cette rationalisation radicale de l’amour, faisant de la souffrance amoureuse une pathologie issue d’une forme d’immaturité ou de mauvaise connaissance de soi, et transformant l’amour en simple outil de la perpétuation des espèces, en vulgaire processus neurochimique. Et un certain féminisme, niant la complexité des rapports genrés, aurait démystifié l’amour au profit d’une sorte d’égalitarisme abstrait et radical.
Il est impossible d’aborder de manière exhaustive les dégâts causés par le capitalisme sur tout ce qui compose notre existence. La sexualité elle-même se trouve menacée par de tels processus : la pornographie et le puritanisme – les deux faces d’une même pièce – venant détruire toute forme d’érotisme, toute jouissance sexuelle. Au Japon, la difficulté d’aborder l’Autre et le remplacement de l’humain par la machine font d’ailleurs de cette nation le pays où on fait le moins l’amour dans le monde. Peut-être ces constats sont-ils trop romantiques aux yeux des amateurs de masturbations chiffrées et de graphiques empiriques tracés dans le ciel des idées, mais nous pensons pour notre part qu’il n’y a de saveurs dans la vie humaine qu’en ce que ces phénomènes irrationnels, passionnels et charnels sont encore capables d’être réalisés au sein de la société. Combattre le capitalisme, réactiver les luttes sociales, recréer du lien, c’est certes sans doute enfourcher une monture tragique afin d’aller combattre des moulins, mais c’est aussi combattre pour conserver cela, et renouer avec une longue tradition subversive qui, des philosophes des Lumières aux libertins du XVIIe siècle en passant par les mouvements ouvriers du XIXe, ont fait ce qu’il y a de plus beau dans ce que l’on a coutume d’appeler la civilisation occidentale. Contre l’emprise technologique, qui nous connecte à tous tout en nous isolant de tous, au recul de la participation politique, en passant par la dictature de la paperasserie créée par la bureaucratie, les psychopathologies (burn-out, dépressions, troubles déficitaires de l’attention, etc.) soignées à l’aide d’une flopée de drogues, la montée des incivilités, etc. Seul le réinvestissement de la sphère publique combiné à la recréation de communautés et à la réactivation du conflit peut réellement opposer une réelle résistance. Et cela n’a de sens qu’en une réappropriation de ce fameux amour actif du beau et de la sagesse que vantait Périclès, qui fonde nos sens, nos goûts et donc notre esprit critique.
Nos Desserts :
- Joffrin fait son mea culpa à propos de sa promotion de l’émission Vive la crise
- Crises économique, politique, sociale, anthropologique, de Cornélius Castoriadis
- Sur les racines de la disparition de la pensée critique, par le collectif Lieux communs
- Préface de Daniel Bensaïd sur les crises du capitalisme chez Marx
- Nous avons déjà parlé d’art contemporain : “Art contemporain : qu’y a-t-il derrière le chantage au fascisme ?” et “Nicole Esterolle : « La boursouflure de l’art dit contemporain est d’origine psycho-patho-sociologique »”
[i] Jean-François Girard et al., Rapport de la mission d’évaluation et d’expertise de la veille sanitaire en France archive], sante.gouv.fr, août 2006.
[ii] « Socialisme ou barbarie », Socialisme ou barbarie, n°1, mars 1949.
[iii] Des exemples dans un certain art contemporain abondent en ce sens, des performances instantanées aux œuvres d’art comestibles en passant par l’utilisation de matériaux éphémères.
[iv] Foucault a soutenu par exemple la révolution islamiste en Iran, et Deleuze faisait partie des signataires (avec Jack Lang, Guy Hocquenghem et même Simone de Beauvoir) d’une pétition en 1977 défendant la pédophilie comme libération des mœurs.
[v] Lire à ce sujet Renaud Garcia, Le désert de la critique. Déconstruction et politique, L’Échappée.
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