Le Comptoir : Peut-on sortir de l’agriculture productiviste en restant dans l’Union européenne ?
Aurélie Trouvé : On peut en tout cas s’en écarter bien plus qu’aujourd’hui, par des politiques nationales et locales volontaristes. Par exemple, en redistribuant fortement les aides de la Politique agricole commune (Pac), soit 40 milliards d’euros par an, vers des systèmes de production bénéfiques à l’environnement et à l’emploi. Ou encore, en soutenant fortement, aux niveaux national et local, l’approvisionnement de la restauration collective en produits locaux et bios.
Mais il faudrait également agir à l’échelle européenne, et des pays comme la France sont suffisamment puissants pour engager un bras de fer sur des questions essentielles.
L’agriculture a subi depuis les années 1990 le démantèlement de la Politique agricole commune (Pac) et de ses outils de régulation. Les prix minimum – qu’on garantissait aux producteurs grâce au stockage public de leurs produits – ont été fortement affaiblis et les cours intérieurs ont été alignés sur les cours internationaux, extrêmement volatils. Puis les quotas laitiers, qui encadraient les volumes de production dans chaque État-membre, ont été progressivement supprimés, ouvrant la compétition entre les régions européennes vers une nouvelle course à l’augmentation de la production. Il s’agit donc de revenir à une régulation efficace des marchés, permettant de stabiliser les prix et les revenus des agriculteurs.
« Il ne s’agit plus d’une compétition entre entreprises pour sélectionner les plus efficaces, mais d’une compétition entre États-membres pour privilégier le moins disant social. »
L’absence d’harmonisation des normes sociales et fiscales transforme radicalement la nature de la compétition : il ne s’agit plus d’une compétition entre entreprises pour sélectionner les plus efficaces, mais d’une compétition entre États-membres pour privilégier le moins disant social. Cela permet à d’autres pays de bénéficier de coûts de transformation des produits bien plus faibles qu’en France.
Que dire également du droit de la concurrence européenne, qui ne dit mot sur la concentration excessive des mastodontes de la transformation et de la distribution, leur permettant de faire pression sur les prix payés aux producteurs, dans un rapport de force extrêmement déséquilibré ? Que dire de la politique commerciale extérieure, qui poursuit inlassablement l’ouverture des marchés européens et multiplie les accords de libre-échange bilatéraux ?
Quels sont les liens entre agriculture et réchauffement climatique ?
L’agriculture est tout d’abord victime du changement climatique : les productions agricoles sont de plus en plus affectées par l’expansion des zones arides dans les régions subtropicales, un déplacement vers les pôles des zones productives, des accidents climatiques, la raréfaction de la ressource en eau et le relèvement du niveau des mers qui risque d’engloutir des territoires côtiers très fertiles. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) est formel : dans de nombreuses parties du globe, ces productions chuteront, ce qui risque de provoquer des crises alimentaires, sources potentielles de conflits et de migrations. Mais l’agriculture n’est pas seulement victime du réchauffement climatique. Le modèle industriel agricole en est aussi un des responsables, par l’émission de gaz à effet de serre, en particulier le méthane (lié à l’élevage) et le protoxyde d’azote (lié aux engrais azotés). Rappelons cependant que ce modèle agricole industriel, aux multiples dégâts environnementaux, ne concerne qu’une minorité de paysans.
« Il faut abandonner une fausse idée : celle selon laquelle nous, Européens, allons et devons nourrir le monde. Il faut surtout permettre aux paysans du Sud de produire pour leur propres marchés. »
Est-ce viable de convertir toutes les formes d’agriculture à un modèle alternatif et non-industriel ? Pourrait-on nourrir le monde sans pesticides, sans engrais chimiques, et en sortant du marché capitaliste ?
Il faut abandonner une fausse idée : celle selon laquelle nous, Européens, allons et devons nourrir le monde. Il faut surtout permettre aux paysans du Sud de produire pour leurs propres marchés, en leur donnant les moyens de mieux stocker, mieux transporter, mieux commercialiser leurs produits, mais également en leur permettant d’accéder aux moyens de production (les terres, l’eau…), qui pour certains sont accaparés par nos grand investisseurs et multinationales. Leur permettre également de développer leur production non pas en s’endettant, en étant plus dépendant de nos multinationales (et de leurs OGM, leurs machines, etc.) mais en s’adaptant à leurs propres écosystèmes, en pariant sur l’agroécologie.
Vous dites dans votre livre Le Business est dans le pré que la Pac a pu être efficace un jour. N’était-elle pas déjà à la base un moyen de favoriser le productivisme agricole contre les agricultures plus traditionnelles ? Pensez-vous qu’il soit possible de récupérer la Pac ou est-elle à tout jamais favorable aux grandes industries agro-alimentaires ?
Oui il est possible de récupérer la Pac… et c’est même nécessaire – en tout cas tant qu’on reste dans l’Union européenne actuelle. Dans un espace de libre-échange européen, on a besoin d’outils de régulation. Les marchés agricoles souffrent en effet de multiples imperfections. Livrés à eux-mêmes, ils sont totalement illisibles et instables.
Les semences semblent être au centre de ces enjeux et de ces luttes. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi les semences sont devenues l’objet de tant de controverses et de conflits dans les milieux agricoles et écologistes ?
Pour trouver une nouvelle source de profits, les multinationales se sont mises à contrôler un maillon essentiel de la chaîne alimentaire : les semences et avec elles, le contrôle du travail de sélection et d’amélioration des plantes. Pour cela, il fallait que les multinationales privatisent pour leur propre compte et utilisent le travail de sélection des espèces et des variétés que les agriculteurs ont réalisé pendant des milliers d’années. Il leur fallait obliger les paysans à ne plus conserver et échanger entre eux leurs semences et à se tourner vers les firmes transnationales de l’agrochimie et du génie génétique : ça a été possible grâce à la législation française et européenne, qui rendent très difficile l’utilisation de ses propres semences, leur échange et leur vente à d’autres producteurs. Il leur fallait pouvoir s’accaparer toute “innovation”, y compris quand celle-ci s’appuie sur des savoirs paysans : ça a été rendu possible depuis les années 1980 par le brevetage du vivant, qui rend les multinationales propriétaires de ces innovations et de toute semence appartenant à la variété en question. Il leur fallait obliger les paysans à racheter chaque année les semences privatisées : ça a été possible grâce aux semences hybrides. Enfin, il leur a fallu accélérer ces processus grâce à une nouvelle technologie : les OGM, vendus à 90% par Monsanto.
« Plutôt que le protectionnisme, je préfère tout simplement le terme “protection”. »
On a souvent l’impression que l’écologie politique est l’apanage des privilégiés, notamment parce que la production locale et bio est aujourd’hui assez chère. Comment faites-vous le lien entre la question socio-économique et la question écologique ? Comment être éco-socialiste ?
En fait certaines études montrent que ceux qui mangent bio dépensent moins pour leur alimentation, grâce à d’autres façons de consommer (moins de produits carnés, moins de produits transformés…). Les circuits courts sont par ailleurs un moyen de court-circuiter la grande transformation, la grande distribution et donc de réduire les profits des actionnaires à l’avantage des producteurs et consommateurs. L’agriculture économe et autonome permet aussi d’économiser des moyens de production (machines, alimentation animale importée…), tout en créant des emplois et en préservant mieux l’environnement. Bref, on peut produire avec une meilleure valeur ajoutée, avec de bons revenus agricoles et des prix aux consommateurs raisonnables, avec plus d’emplois créés et plus de respect de l’environnement. On peut donc tout à fait réconcilier social et écologie.
Le TTIP (traité de libre-échange entre l’Union européenne et les USA) risque d’être ratifié dans les années qui viennent, or celui-ci risque d’avaliser encore une fois la dictature de la main invisible sur l’agriculture ici et outre-Atlantique. Ne faut-il pas aujourd’hui revaloriser le protectionnisme (contre le libre-échange) afin de protéger nos producteurs et nos consommateurs ?
Plutôt que le protectionnisme, je préfère tout simplement le terme “protection” : protection des producteurs, des consommateurs, des PME, vis-à-vis d’une concurrence destructive, menant au moins-disant social, environnemental, fiscal. Nous avons besoin à la fois de protection aux frontières européennes (droits de douane agricoles, encore importants et qu’il faut préserver, normes environnementales et phytosanitaires ambitieuses) et de politiques internes qui harmonisent (vers le mieux-disant social, environnemental, fiscal) les conditions sur le sol européen (puisque nous sommes un espace de libre-échange) et qui régulent les prix, la production et le partage de la valeur ajoutée entre les différents maillons de la filières (producteurs, transformateurs, distributeurs…).
Nos Desserts :
- Aurélie Trouvé s’était présentée en 2011 pour la présidence du FMI
- Le Comptoir est écosocialiste et le prouve dans ces articles et entretiens : ici, ici, ici et ici (entre autres)
- Une conférence avec Aurélie Trouvé et Vandana Shiva
Catégories :Politique